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L'aphasie depuis Broca - Partie 3

Revue scientifique

En 1887, par Duval M.

Quatrième type. — Celui-ci, nous le connaissons déjà: c'est le type des aphémiques de Broca, que nous avons décrit tout au début, et dont nous devons reprendre rapidement l'analyse, pour montrer combien ce type forme série complète avec les précédents.
Les aphémiques purs du type décrit par Broca, en 1861, comprennent le langage parlé; ils écrivent, lisent; ils ont une mimique expressive, mais ils ne savent plus émettre les sons réguliers de la parole. Quelques mots, le plus souvent monosyllabiques, ou bien un juron familier, sont seuls restés à leur disposition; ils s'en servent à tout propos, comme un enfant qui n'a encore que quelques mots à sa disposition. Un malade de Trousseau répondait à toute question: « Cousisi. » Un autre « Monomomentif »; un autre « Ah! malheur. » Le poète Baudelaire, devenu aphasique, ne pouvait dire que: « Cré nom! »

Qu'ont donc perdu ces malades? Ils ont perdu ce qu'ils avaient acquis dès la première éducation de leur enfance; la mémoire des mouvements compliqués du larynx et de la langue dans l'expression verbale. Ils n'ont perdu ni la mémoire visuelle verbale, ni la mémoire auditive verbale, ni la mémoire motrice graphique. Ils ont perdu la mémoire motrice verbale. C'est ce que Broca avait si admirablement spécifié quand il a dit: « Le langage articulé que ces malades parlaient naguère leur est toujours familier, mais ils ne peuvent exécuter la série des mouvements méthodiques et coordonnés qui correspondent à la syllabe cherchée. Ce qui a péri en eux, ce n'est donc pas la faculté du langage, ce n'est pas la mémoire des mots, ce n'est pas non plus l'action des nerfs et des muscles de la phonation et de l'articulation, c'est autre chose: c'est la faculté de coordonner les mouvements propres au langage articulé, puisque sans elle il n'y a pas d'articulation possible. »
Il y a donc une faculté qui consiste dans la mémoire des mouvements du langage parlé, des mouvements verbaux, et cette faculté peut être lésée, supprimée, par une affection cérébrale alors que toutes les autres sont conservées. Cette faculté a un organe cérébral bien distinct, une localisation précise, dans une circonvolution particulière. C'est ce qu'a découvert Broca en 1861. Cet organe cérébral est le pied on moitié postérieure de la troisième circonvolution frontale. Cette circonvolution est donc le siège de la mémoire motrice verbale (MMV, fig. 1); sa lésion produit l'aphasie motrice, ce qu'on appelle encore l'aphasie du type Broca. Mais comme Broca avait employé le mot d'aphémie, il serait mieux, et c'est ce qu'on tend à faire généralement aujourd'hui de conserver ce mot; il fait bien le pendant du mot agraphie.

Nous avons ainsi parcouru le cycle de l'ensemble des troubles d'expressions désignés sous le nom général aphasie, et dont les types, actuellement bien définis, sont la surdité verbale, la cécité verbale, l'agraphie et l'aphémie.
Comme le disait si bien Broca, il n'y a pas une mémoire unique, il y a différentes mémoires, et nous venons d'apprendre à en connattre quatre bien distinctes: deux siègent en arrière du sillon de Rolando, ce sont des mémoires de sensations (visuelles et auditives); en effet, tout porte à croire aujourd'hui que la partie postérieure du cerveau est sensitive, forme le centre où s'emmagasinent les sensations; deux siègent en avant du sillon de Rolando, ce sont les mémoires motrices (graphique et verbale). Enfin, tout démontre aujourd'hui que la partie antérieure des hémisphères se compose de centres moteurs, organes des mouvements volontaires.


III

En tenant compte de ces conquêtes anatomiques, dues à l'observation clinique avec autopsie, il faut se demander s'il n'y a que l'étude de divers malades qui puisse fournir des renseignements sur ces questions. Voilà des facultés cérébrales, des organes cérébraux bien distincts. Tous les hommes se ressemblent-ils quant à la valeur de ces facultés ou organes, ou bien y a-t-il entre eux des différences telles que certaines personnes soient caractérisées par une mémoire remarquable et prédominante des sons verbaux ou bien des images visuelles verbales, c'est-à-dire, au point de vue anatomique, par un grand développement de l'organe soit de la mémoire auditive, soit de la mémoire visuelle verbale, soit même de la mémoire motrice graphique ou de la mémoire motrice verbale?
La plus simple observation répond affirmativement à cette question, et chacun de nous, en s'analysant, pourra arriver parfois à constater qu'il possède plus spécialement telle ou telle mémoire. Commençons par la mémoire visuelle. Nous ne nous occuperons pas de la mémoire visuelle, en général, et nous laisserons de côté, quelque intéressants qu'ils soient, les cas bien connus des peintres chez lesquels les représentations visuelles se produisent souvent avec une intensité telle qu'elles confinent à l'hallucination: c'est ainsi qu'Horace Vernet et Gustave Doré pouvaient reproduire, on pourrait presque dire copier, un portrait de mémoire. Nous pourrions déjà invoquer le cas des petits calculateurs prodiges, qui, comme l'a constaté Taine, écrivent mentalement à la craie, sur un tableau imaginaire, les chiffres indiqués, puis toutes leurs opérations partielles, puis le résultat final, en sorte qu'au fur et à mesure, ils revoient intérieurement les diverses lignes de figures blanches qu'ils viennent de tracer.

Mais nous nous en tiendrons aux phénomènes relatifs au langage écrit ou parlé, et n'invoquerons que des faits relatifs à la mémoire visuelle verbale. A cet égard, le professeur Charcot a publié un cas typique d'autant plus remarquable que le sujet en question, après avoir possédé une merveilleuse mémoire visuelle verbale, l'a perdue et a été frappé de cécité verbale. Ce sujet avait toujours appris très facilement par cœur, comme disent les collégiens. Deux ou trois lectures lui suffisaient pour fixer dans sa mémoire la page avec ses lignes et ses lettres, et, quand il récitait, il raconte qu'il lisait alors mentalement le passage voulu, qui, au premier appel, se présentait à lui avec une grande netteté. Recherchait-il un fait, un chiffre relaté dans sa correspondance volumineuse et faite en plusieurs langues? il les retrouvait aussitôt, de mémoire, dans les lettres elles-mêmes qui lui apparaissaient dans leur teneur exacte avec les moindres détails, irrégularités et ratures de leur rédaction. En dehors de cette mémoire visuelle verbale, la mémoire visuelle générale était également très développée chez lui; aimant à voyager, il pouvait dessiner de mémoire les sites et panoramas qui l'avaient frappé; il ne pouvait se rappeler un passage d'une pièce de théâtre qu'il avait vu jouer sans évoquer les détails de la salle même. Par contre, la mémoire auditive était presque nulle chez lui, et il n'avait jamais eu aucun goût pour la musique. Frappé de cécité verbale, il perdit absolument cette merveilleuse mémoire visuelle verbale, et c'est, en effet, son observation qui nous a servi pour le second type de l'aphasie.

Mais nous devons ajouter ici quelques nouveaux détails de ce cas, relativement à la mémoire visuelle en général. Lui, qui dessinait autrefois de mémoire, est réduit aujourd'hui, à cet égard, à ce que serait un enfant; prié de tracer une arcade, il hésite et répond: « Je me souviens qu'un plein cintre est une demi-circonférence, qu'une ogive est formée par deux arcs; mais je ne vois plus du tout ce que sont ces choses dans la réalité. » Un informe griffonnage représente l'arbre qu'on l'a prié de tracer: « Je ne sais pas, dit-il, je ne sais pas comment cela se fait. » Le souvenir visuel de sa femme, de ses enfants, lui est impossible. « Ma femme, dit-il, a les cheveux noirs, j'en ai la plus parfaite certitude; mais il y a pour moi impossibilité complète de retrouver cette couleur en ma mémoire, aussi complète que de m'imaginer sa personne et ses traits. » Il n'est pas jusqu'à sa propre figure qu'il n'oublie, et récemment, dans une galerie publique, il s'est vu barrer le passage par un inconnu auquel il offrit ses excuses et qui n'était que sa propre image réfléchie dans une glace.
Avant son accident, quand il jouissait de sa mémoire visuelle si développée, ce sujet était ce qu'on peut appeler un visuel. Aujourd'hui il est obligé de se faire une nouvelle éducation à l'aide de la mémoire auditive. Quand il veut retenir une formule, une série de phrases, il doit la lire plusieurs fois à haute voix, affecter ainsi son oreille, pour pouvoir évoquer ensuite des images auditives, sensation qu'il ne connaissait pas autrefois. Dernier détail, il n'a plus, comme autrefois, des rêves par représentation visuelle des choses: seule la représentation des sons, des paroles lui reste.
Beaucoup de personnes appartiennent à ce type visuel, et, parmi nous, il en est sans doute plusieurs qui, en s'examinant, reconnaîtront que quand ils se rappellent textuellement un passage d'un auteur favori, c'est qu'ils le lisent mentalement dans le texte de l'édition même qu'ils ont parcourue souvent des yeux. Tel professeur, en faisant sa leçon, relit mentalement les notes qu'il a jetées sur le papier. C'est ainsi que j'opère pour ma part. Je ne relis pas précisément ces notes, mais je revois les alinéas, les divisions que j'ai tracées; les points successifs de mes leçons sont séparés, sur mes courtes notes, par des traits à l'encre, plus ou moins épais selon l'importance de la division; les détails successifs d'un même point sont reliés par une accolade; certains détails accessoires sont mis entre parenthèses. Tout cela forme des figures plus ou moins géométriques, des carrés, des losanges; je revois la succession de ces figures, et c'est ainsi que je retrouve, par vision mentale, la succession des diverses parties de la leçon. Je connais un de mes collègues dont les notes de cours ne sont que des dessins: pour noter que tel phénomène suit une marche ascendante, il a dessiné un petit escalier, etc.

Ainsi il y a des visuels, c'est-à-dire des sujets chez lesquels la pensée a lieu surtout par vision mentale, chez lesquels est très développée la mémoire visuelle. Il est probable que chez eux doit exister une disposition anatomique correspondante, c'est-à-dire une prédominance en volume, en saillies, en développement de ses replis, dans la seconde circonvolution pariétale, qui est l'organe de la mémoire visuelle verbale. Mais nous n'avons encore que des autopsies de malades; elles nous montrent qu'un sujet affecté de cécité verbale a été frappé dans son lobule pariétal inférieur. Nous n'avons pas encore d'autopsie de sujet normal, montrant qu'à un grand développement de la mémoire visuelle correspond un grand développement anatomique de l'organe correspondant.

A côté des visuels, il faut placer les auditifs. Ce mot s'explique assez de lui-même par les études qui précèdent. Les hommes de lettres, les hommes de science nous fournissent, à cet égard, de précieuses déclarations, résultant de l'analyse qu'ils ont faite de leur manière de penser, de travailler, de composer mentalement. Legouvé déclare que son heureuse entente de collaboration avec Scribe résulte de la différence de leur procédé de travail: « Quand j'écris une scène, disait-il à Scribe, j'entends; vous, vous voyez. A chaque phrase que j'écris, la voix du personnage qui parle frappe mon oreille. Les intonations diverses des acteurs résonnent sous ma plume à mesure que les paroles apparaissent sur mon papier. Vous qui êtes le théâtre même, vos acteurs marchent, s'agitent sous vos yeux. Je suis auditeur, vous spectateur. » Remplaçons par auditif et visuel, et cette analyse semble faite exprès pour l'étude qui nous occupe. — De même Diderot écrivait en entendant intérieurement sa voix et celle d'un adversaire qu'il argumentait: de là le choix de la forme dialogue qu'il affectionnait; aussi même ceux de ses morceaux qui n'ont pas cette forme ont-ils cependant encore, dans la disposition et la vivacité des arguments, quelque chose qui rappelle la polémique dialoguée. Enfin, M. V. Egger a publié, il y a peu d'années, une étude de psychologie, où, étudiant sur lui-même ce qu'il appelle la parole intérieure, il nous présente, par sa propre observation, un type parfait d'auditif. Les hallucinations de l'ouïe, ces cas où des sujets entendent des voix qui leur commandent, qui les raillent, les menacent, ne sont autre chose que le résultat d'un fonctionnement morbide de l'organe des images auditives verbales.
Ici encore, comme pour les visuels, nous n'avons pas d'autopsies de sujets sains chez lesquels il y ait eu lieu de constater la disposition anatomique qu'il est si légitime de supposer à priori, à savoir le développement prédominant de la première temporale gauche, corrélatif au caractère d'auditif présenté par un sujet pendant sa vie.

A côté des visuels et des auditifs il semble aussi exister ce qu'on peut appeler des graphiques, ou mieux des moteurs graphiques (par opposition aux moteurs verbaux, que nous verrons en dernier lieu). Telle personne qui trouve difficilement ses expressions en parlant, dont l'élocution est lourde, embarrassée, pénible, écrit avec une facilité singulière: les mots arrivent comme d'eux-mêmes sous sa plume, et ses idées coulent alors nettes, précises, faciles. George Sand était sans doute un sujet moteur graphique: le fait d'écrire faisait, dit-on , naître sa pensée; devant son papier, elle se racontait à elle-même le roman en composition, et sa main allait toujours, le fait d'écrire paraissant pour elle l'acte essentiel dans le fait de penser et imaginer. Du reste, dans un autre ordre d'observations, certains sourds-muets fournissent à cet égard des aveux précieux. « Je sens, disait l'un d'eux, quand je pense, que mes doigts agissent, bien qu'ils soient immobiles. Je vois intérieurement l'image du mouvement de mes doigts. » (Ballet, p. 56.) — Ici, encore, pas d'autopsies.


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