Les mouvements réfléchis de l'enfant

Revue scientifique

En 1886, par Preyer W.

Pour les mouvements réfléchis, il faut que le sentiment et l'entendement aient atteint une phase assez avancée de leur développement. L'être qui n'exécute plus ses mouvements simplement dans le but de donner directement satisfaction à un état passager — sensation, sentiment, et, en général, état psychique ou physique quelconque, — l'être qui, avant d'exécuter un mouvement, se représente comment devra s'exécuter ce mouvement et l'exécute tel qu'il se l'est représenté, doit avoir déjà remarqué beaucoup de mouvements chez les autres et en avoir lui-même réalisé et senti un grand nombre, pour qu'une image correcte puisse se former, dans son esprit, du mouvement purement volontaire, réfléchi ou intentionnel, qui doit être exécuté.
Je ne puis citer aucun mouvement, exécuté par l'enfant de trois mois au moins, qui satisfasse aux conditions permettant de déclarer sans doute aucun que le mouvement n'est ni instinctif, ou héréditaire, ni réflexe, ni impulsif.

Les mouvements qu'exécutent les mains, — non les pieds, — dès le premier mois, en se promenant sur les divers objets, et qui pourraient faire croire que l'enfant cherche à toucher ou prendre les objets, sont aussi peu volontaires que les mouvements consistant à tirailler et à gratter le visage sur lequel se trouve la main: ce sont des mouvements instinctifs, qui se rapportent à la préhension. Même le trépignement des pieds, au dixième mois, l'acte de pousser une chaise, l'extension forcée, et l'attitude rigide que prennent les enfants pour empêcher qu'on ne les couche de force (dixième mois), pas plus que les mouvements — d'apparition plus tardive — consistant à jeter les objets au loin, ne peuvent être rangés parmi les mouvements intentionnels exécutés après réflexion, et pour des raisons particulières. C'est dans certains jeux que l'on ne saurait attribuer ni à l'imitation ou l'instinct, ni aux réflexes ou émotions, que l'on peut remarquer le premier germe de la volonté et de la réflexion, après que l'idée de causalité s'est éveillée. Ainsi, au dixième mois, mon fils avait coutume de frapper souvent un journal ou quelque autre objet tenu d'une main, avec une clef tenue de l'autre, après quoi il changeait les objets de main; on eût dit qu'il voulait s'assurer si le bruit ne pouvait être produit qu'avec un bras, ou s'il pouvait continuer à se produire quand ce bras demeurait en repos. L'expérimentation incessante des enfants — et du nourrisson chez lequel elle commence par les efforts d'accommodation de la vue — qui s'efforcent souvent d'exécuter des actes tout à fait insignifiants (froissement du papier, du troisième au sixième mois), est chose non seulement nécessaire, mais indispensable pour le mouvement intellectuel. Il est essentiel, pour le développement de la volonté, de considérer combien la plupart des mouvements primitifs, incoordonnés et non représentés, étaient contraires au but proposé, et combien, par contre, les mouvements coordonnés à but déterminé sont nécessaires, puisqu'ils contribuent peu à peu à éveiller la connaissance. C'est quand il y a, à la fois, représentation préalable d'un mouvement et attente de ses conséquences, que l'enfant peut agir d'une façon réfléchie, ce qui malheureusement et trop souvent ne peut se produire qu'a une époque tardive, par suite d'entraves apportées par l'éducation. Bien souvent, il est difficile, au cours de la deuxième année encore, ou même impossible, de savoir si l'enfant agit de lui-même ou non, par exemple, quand, à seize mois, il ouvre et ferme une armoire, ou ramasse et apporte des objets qu'il à jetés à terre. Par contre, quand, à cette époque, il tient contre l'oreille, d'où elle vient, une boucle qui a été détachée et enlevée, je vois là un signe de réflexion — entendement et volonté; — inversement, dans les jeux où la production du bruit paraît être la préoccupation principale, quand l'enfant ouvre et ferme violemment le couvercle d'une boite, quand il déchire avec hâte un journal, il y a là une satisfaction dans le bruit et le mouvement, un plaisir à faire agir la force bien plus qu'il n'y a réflexion et volonté. Il m'a paru cependant digne de remarque, qu'un jour (quatorzième mois) mon fils a ouvert et refermé non moins de soixante-dix-neuf fois de suite le couvercle d'un pot, sans s'arrêter un instant. La grande tension de l'attention indiquait une participation de l'intelligence. « Comment se produit le bruit? » aurait pensé l'enfant, s'il avait déjà su parler, car, plus tard, il demandait souvent, en entendant un bruit insolite : « Qu'est-ce qui fait cela? » Mais l'enfant ignorant du langage ne peut penser que comme un animal intelligent. Ce dernier toutefois n'eût pas de lui-même aussi souvent soulevé le couvercle.

L'on ne saurait douter que l'enfant ne puisse vouloir et penser longtemps avant de pouvoir parler; mais l'activité spontanée ne se joint qu'imperceptiblement, et après l'exercice prolongé et imparfait de la faculté de coordination, à l'activité involontaire et inintentionnelle. Les sentiments de plaisir et de déplaisir, les tentatives pour s'emparer de tout ce qui provoque le plaisir — la nourriture avant tout — et pour écarter tout ce qui provoque le déplaisir, ces sentiments, disons-nous, dont l'importance est capitale pour tout développement psychique, doivent être considérés comme des points de départ nouveaux pour la série continuelle du développement.
A cet égard, l'histoire, déjà tracée, du développement de l'acte de la préhension constitue une contribution à l'histoire du développement de la volonté. Les efforts que fait l'enfant pour prendre lui-même ses aliments, efforts qui se manifestent après les premières tentatives de préhension, fournissent en particulier un passage intéressant des mouvements imparfaitement coordonnés des bras, de la bouche, de la langue et du pharynx, aux mouvements parfaitement harmoniques. Ci-joint quelques observations faites sur mon propre fils, qui montrent que la volonté existe avant que la coordination soit complètement établie.
Cinquième mois. — Un morceau de viande présenté sur la fourchette est pris à la main et lentement porté vers la bouche; le plus souvent, l'enfant fait erreur: une fois pourtant, il arrive à l'introduire dans celle-ci.
Neuvième mois.— Tout ce qui peut seulement être introduit dans la bouche est posé sur la langue; avec une rapidité étonnante. L'enfant fait bien moins d'erreurs dans cette opération qu'il n'en faisait autrefois.
Onzième mois. — L'enfant prend chaque jour, de lui-même, un biscuit sur la table, le porte à la bouche — autrefois il le portait à la joue, au menton — en mord un morceau, le réduit en fragments et l'avale. Il ne peut cependant pas encore boire au verre.
Douzième mois. — Il est très rare que le biscuit n'aille pas directement dans la bouche. Au début de ce mois, l'enfant peut boire au verre; mais il repousse dans le verre une partie de l'eau introduite dans la bouche.
Dix-huitième mois. — La cuillère, remplie jusqu'au bord, est portée à la bouche avec assez d'habileté.
Dix-neuvième mois.— Si l'on pose la cuillère à gauche de l'assiette, l'enfant prend la cuillère de la main gauche, après avoir réfléchi un moment, et il n'y a pas de différence visible dans sa façon de manger, que ce soit de la main gauche ou de la droite.
Vingtième mois. — Le geste avec lequel l'enfant porte la cuillère à la bouche est toujours plus sûr, plus rapide et plus adroit. Pourtant, il ne peut pas seul, sans secours et sans direction, se nourrir lui-même avec la cuillère; il ne sait pas introduire ses aliments dans celle-ci. Il ne prête pas toujours l'attention nécessaire, il s'arrête souvent et tâche de prendre les objets brillants, quels qu'ils soient, qui se trouvent par aventure dans son voisinage.
Pendant les mois qui suivent, où l'enfant est intentionnellement abandonné à lui-même, il se perfectionne beaucoup à cet égard. Les notes que je viens de rapporter suffisent toutefois pour montrer que l'intention est présente bien avant que la coordination soit parfaite. La volonté, la connaissance des conséquences, la représentation du mouvement tout entier sont claires, avant que le mouvement lui-même puisse être exécuté correctement. C'est l'inverse dans l'acte de jeter, si cher à tous les garçons; ils jettent toutes sortes d'objets par la fenêtre, sans connaitre les conséquences de leur action.

Il est aisé, dans beaucoup d'autres sortes de mouvements de l'enfant, de démontrer la différence, souvent négligée et méconnue, entre ceux qui sont voulus et ceux qui sont instinctifs, en particulier si l'on suit jour par jour, semaine à semaine, les jeux et les occupations. Mais j'ai déjà rapporté tant de faits isolés, et il est si aisé de recueillir des observations pourvu qu'on y consacre le temps nécessaire et que l'on compare entre eux beaucoup d'enfants normaux, qu'il me paraît inutile de citer ici une quantité d'exemples. Je ne discuterai — dans la troisième partie de ce livre — que la question des mouvements de la langue, qui constituent un signe important du développement de la volonté: ils représentent la base de l'art de parler; je les décrirai et les discuterai plus loin.

Actuellement pour découvrir, chez un enfant en particulier au moins, le moment approximatif où commencent à fonctionner la volonté et la réflexion, il suffira de rappeler quelques-uns des mouvements dont il a été question dans les chapitres précédents, de les comparer les uns aux autres, en nous efforçant de voir à quel moment les mouvements innés ne sont plus purement impulsifs, purement mécaniques et réflexes, ou purement instinctifs, et à quel moment des mouvements volontaires se produisent, certainement, purs de tout mélange avec les précédents.
D'une façon générale, il est admis que la volonté n'est possible, qu'il ne peut être voulu un acte quelconque, qu'après que les idées ont commencé d'exister. Jusqu'au moment où celles-ci peuvent se former, l'enfant est aussi dépourvu de volonté qu'un animal privé de cerveau. Après que l'activité idéationnelle du cerveau a commencé d'exister, il faut encore un certain temps pour que l'association de l'idée d'un mouvement et de l'idée d'un objet (convoité) soit possible: l'objet est le but du mouvement. Pendant cette phase de transition qui s'étend depuis le début de l'activité causative, qui transforme en idées les perceptions nées des impressions sensitives, jusqu'à l'association de deux idées, l'une sensitive, l'autre motrice; pendant cette période, dis-je, l'on voit se produire les mouvements les plus difficiles à comprendre de l'enfant, ceux qui sont de caractère mixte.
Le tableau préliminaire qui suit servira à délimiter cette période:
Tableau rtraçant l'évolution des mouvements de l'enfant.
Par conséquent, la puissance volontaire commence à se manifester par des mouvements coordonnés de groupes musculaires considérables, durant les seizième et dix-septième semaines, époque à laquelle l'enfant commence à réussir dans ses imitations et à laquelle il contemple avec attention sa propre image dans le miroir; mais des contractions volontaires des muscles des yeux se produisent plus tôt encore; c'est dans la seizième semaine, à la vérité, que j'ai, pour la première fois, constaté d'une façon indubitable que le regard se dirigeait volontairement et avec réflexion vers les objets nouveaux dans le champ visuel.

C'est donc au quatrième mois qu'il faudra fixer le début de la participation active de la volonté, c'est-à-dire de l'activité de l'écorce cérébrale, dans la coordination des muscles qui seront plus tard utilisés de préférence à tous les autres; du moins tel est le cas pour mon fils, le seul enfant qui ait été jusqu'ici observé d'une façon régulière, en ce qui concerne les manifestations motrices des premiers mois. Toutefois, d'après de nombreuses observations faites sur d'autres enfants, la date indiquée semblerait être suffisamment générale et fixe, pour le mouvement en question, au lieu que pour les actes de s'asseoir, se tenir debout, de marcher, grimper, sauter, parler, on observe les différences chronologiques les plus grandes.
Les premiers mouvements réfléchis se produisent donc, pour la première fois, après la fin du premier trimestre de la vie. S'il fallait encore une preuve à l'appui de l'assertion que jusqu'à cette époque aucun mouvement volontaire ne peut être exécuté, par suite de l'insuffisance encore existante du développement du cerveau de l'enfant, on en pourrait fournir une, en citant les faits observés sur les microcéphales; chez ces êtres, en effet, le cerveau reste imparfait et la volonté ne se développe pas.

Une expérience très instructive, que G. Lindner exécuta sur sa fillette, âgée de vingt-six semaines, montre que des mouvements réfléchis se produisent au début de la deuxième moitié de la première année. Pendant que l'enfant était couchée dans son berceau, occupée à boire au biberon, celui-ci prit une position tellement oblique qu'elle ne put plus rien aspirer à la bouche. Que fit-elle? Elle s'efforça de faire prendre au biberon une autre position au moyen de ses pieds, et elle finit par y réussir si adroitement qu'elle put boire tranquillement et commodément. « Cette action n'était aucunement le résultat de l'imitation — cela va de soi; — elle ne pouvait pas plus dépendre d'un pur hasard; en effet, quand, au prochain repas, on eut intentionnellement disposé le biberon de telle façon que l'enfant ne pouvait rien prendre si elle ne s'aidait des pieds ou des mains, elle recommença le même travail et agit comme précédemment. Le jour suivant, comme l'enfant buvait, dans la même position, je mis un obstacle au repas, en éloignant les pieds du biberon; mais elle les ramena aussitôt, s'en servant avec autant d'adresse et de sûreté, comme d'un régulateur pour l'écoulement du lait, que si les pieds eussent été spécialement créés pour cet usage. Il suit de là, du moins, que l'enfant agit avec réflexion bien avant de savoir parler; d'autre part, ce fait montre aussi combien imparfaite et gauche est la réflexion de l'enfant; car ma fille but son lait de cette façon incommode durant trois mois pleins, jusqu'à ce qu'enfin elle découvrit un jour que la main était beaucoup plus appropriée à la fonction qu'elle faisait remplir au pied. J'avais recommandé très vivement à toutes les personnes de l'entourage de l'enfant de lui laisser l'initiative de ce progrès. »

D'autres exemples de mouvements réfléchis, se produisant avant que la faculté de parler existe, se trouvent au chapitre XVI. Les mouvements imitatifs, ou du moins les tentatives d'imitation, qui s'observent au cinquième mois, rarement, il est vrai, mais très nettement, rentrent dans la catégorie des mouvements réfléchis, comme aussi les premiers sons imitatifs, et les premiers efforts pour répéter les mots prononcés à haute voix, dont il sera question plus loin.


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