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Le délire des grandeurs - Partie 1

Revue scientifique

En 1886, par Regnard P.

Mesdames, messieurs,

Si l'on admet que les sociétés comme les individus peuvent être frappés de maladie, on reconnaîtra sans peine que le mal de notre époque, c'est l'amour exagéré du succès et de la puissance, l'envie d'arriver quand même, le désir immodéré des grandeurs.
Ce qui n'est chez quelques-uns qu'un travers de l'esprit peut atteindre chez d'autres les proportions d'une folie, et c'est ainsi que se trouve constituée une des formes de délire des plus communes et aussi des plus redoutables, puisqu'elle est le symptôme ordinaire d'une incurable démence et d'une dégénérescence prochaine de tout l'individu.
Je dis que cette folie est relativement nouvelle; en effet, les auteurs anciens en parlent peu et pendant que la manie ou la mélancolie sont, de leur part, le sujet de longs développements, c'est à peine s'ils nous signalent le délire ambitieux qui pourtant est un des plus frappants par son incohérence et son invraisemblance prodigieuse.

Nous pouvons attribuer à ce silence relatif deux raisons.
D'abord dans l'antiquité, et chez tous les peuples, beaucoup de ces hommes que nous enfermerions aujourd'hui sur la demande d'un commissaire de police, beaucoup de ces délirants, de ces vaticinateurs qui, s'affirmant inspirés des dieux, annonçaient les événements futurs et menaçaient les rois, ces êtres qui se prétendaient supérieurs à l'humanité et l'intermédiaire entre elle et les puissances d'en haut, ces êtres, dis-je, inspiraient au peuple une sorte de terreur sainte, de respect superstitieux qui les défendaient de l'accusation de démence. Il ne faudrait pas aller bien loin encore aujourd'hui pour trouver au milieu des populations ignorantes de l'Afrique des hommes entourés de la plus respectueuse vénération, des hommes remuant quelquefois les masses, suscitant des révoltes, tenant en échec les armées des plus grandes nations, et qui ne sont que des maniaques ambitieux ou même des paralytiques au début.
Si les fous ambitieux étaient peu connus, c'est donc précisément parce qu'on ne les croyait pas fous et qu'on leur attribuait au contraire une valeur intellectuelle supérieure.
La seconde raison, c'est que le délire des grandeurs est bien l'oeuvre et la caractéristique de notre siècle.
Physiologiquement et philosophiquement, la folie est une; mais les formes en sont déterminées par les circonstances extérieures ou par l'éducation même de l'esprit qui succombe.
Si nous jetons un coup d’œil en arrière, nous voyons que, chez les anciens, la folie prophétique dominait; au moyen âge et à la renaissance, la peur du diable, la possession du malin esprit hantait les cerveaux. Au XVIIIe siècle, nous avons eu les jansénistes et la folie des miracles, puis Mesmer et l'amour du merveilleux. Il n'y a pas quarante ans, nos grand-mères faisaient tourner des tables et des corbeilles, interrogeant sur leurs affaires particulières les Pères de l'Église ou les auteurs du grand siècle qui ne répondaient pas toujours en termes fort congrus.
Aujourd'hui, entrez dans un asile d'aliénés, vous n'y entendrez guère parler de Satan et de sa troupe, on ne sait plus ce que c'est que le Sabbat. On ignore le diacre Pâris et les discussions sur la grâce, et l'oeuvre même d'Allan Kardec n'a laissé que de rares vestiges.
En revanche, on y tremble devant trois choses mystérieuses et terribles: l'électricité, la police et les jésuites. C'est la forme actuelle; que sera celle de demain? Je l'ignore et je ne puis le savoir, puisque je ne sais ce que seront les conditions d'existence de nos descendants.

J'ai tenu, messieurs, à m'étendre un peu sur ces faits, parce qu'ils dominent l'histoire du délire des grandeurs et qu'ils vous donnent la cause de sa fréquence aujourd'hui. C'est maintenant une expression commune en littérature, que celle de fiévreuse appliquée à notre existence; arriver, dominer, marcher vite, voilà le but de bien des hommes qui ne sont peut-être pas des mieux avisés pour la réalisation de leur bonheur.
Les conditions étaient bien différentes naguère encore; l'esprit de caste cantonnait chacun dans un milieu fixé d'avance et d'où il avait peine à sortir. L'instruction manquant aux masses ne leur laissait guère l'espoir d'arriver à quelque dignité; les charges de l'État, enfin, étaient héréditairement dévolues à certaines familles qui ne s'en laissaient pas dessaisir. Aussi l'ambition était-elle chose peu connue en raison même de l'impossibilité évidente où on se trouvait de la satisfaire.
Aujourd'hui, le régime social même sous lequel nous vivons autorise les prétentions de tous. Aucun obstacle matériel ne se dresse entre le plus humble et le pouvoir. La fortune inouïe d'hommes de génie qui, partis de ce qu'on appelle les derniers échelons de l'échelle sociale, sont montés à la suprême puissance, et, d'autre part, l'élévation subite et souvent incompréhensible d'hommes sans situation et sans valeur; la possibilité d'arriver d'un seul coup aux honneurs et aux dignités les plus hautes sans franchir les degrés de la hiérarchie: n'y a-t-il pas là plus qu'il n'en faut, sinon pour tourner des têtes, du moins pour donner au délire une forme et une direction spéciale?
Il convient d'ajouter à cette étiologie spéciale le besoin de jouir qui domine aujourd'hui.

A l'esprit d'économie, souvent un peu strict, de la génération qui s'en va, a succédé un amour du luxe, un goût du faste qui se rencontre du haut en bas.
Nos pères aimaient l'argent pour le garder, aujourd'hui nous aimons l'argent pour nous en servir tout de suite.
Dans nos classes ouvrières, l'épargne n'existe plus. Ajoutez à tous ces facteurs l'alcoolisme qui ruine notre race et qui prépare le terrain à toutes les attaques de la démence.
Il semble donc que je me range à l'opinion si brillamment soutenue par Brierre de Boismont, et que j'accuse surtout la civilisation d'avoir donné naissance au délire qui nous occupe. Ne me croyez pourtant pas à ce point ennemi du progrès; je reconnais que, dans l'espèce, le rôle de la civilisation a été double.
Certes, avec les nouvelles ressources qu'elle a fournies, elle a fait naître de nouveaux besoins; elle a développé, non plus la lutte pour la vie comme chez les peuples primitifs, mais la lutte pour la jouissance.
La fièvre des affaires, l'élévation et l'écroulement subits des fortunes ont produit une sorte de surchauffement intellectuel, de vie à haute pression, d'existence à vapeur où les faibles ont dû succomber plus facilement que par le passé.
Mais à côté de cela, comme l'a si bien remarqué Foville, la civilisation a fait disparaître ces disettes épouvantables qui laissaient l'esprit des populations sans défense contre les suggestions les plus fâcheuses; elle a aussi détruit les superstitions, les croyances au surnaturel sans cesse imminent, et par cela, elle a rétabli quelque équilibre et préservé beaucoup d'hommes du délire.
Parchappe me semble avoir parfaitement résumé la discussion dans cette formule: « Les progrès de la civilisation ont une influence complexe sur le nombre des aliénés qu'ils tendent à accroître par certains de leurs éléments et à diminuer par d'autres. »
Où s'arrêtera la lutte entre ces deux influences, de quel côté penchera définitivement balance? C'est ce que l'avenir seul fera savoir à ceux qui nous succéderont.

Il ne faudrait pas, messieurs, s'en tenir à ces considérations un peu vagues et générales, pour apprécier les causes du délire des grandeurs. Outre les conditions générales qui planent sur notre race entière, chacun de nous a en lui-même des causes spéciales et personnelles qui le prédisposent à la maladie ou qui l'en dispensent.
En tête nous devons placer l'hérédité. Un aliéniste de grand talent, Marcé, disait que 90 pour 100 des aliénés étaient fils d'aliénés: aujourd'hui on est moins sévère; mais il n'en reste pas moins acquis que rien n'est plus redoutable que cet héritage, et pour le délire des grandeurs, il est plus habituel encore que pour les autres formes de folie.
Les hommes sont bien plus souvent atteints que les femmes et il n'y a pas lieu de s'en étonner: leur existence, leurs inquiétudes, leurs ambitions sont plus souvent mises en mouvement. C'est sur eux que dans notre état social repose le sort de la famille.
Chose curieuse, les célibataires sont beaucoup plus frappés que les gens mariés: ceci semble contradictoire avec ce que je viens de dire, puisqu'ils sont dispensés des soucis du foyer. Mais on voudra bien remarquer que l'absence d'intérieur les prédispose davantage aux irrégularités de vie, aux dangers de l'alcoolisme, aux abus de toute nature.
Les veufs et surtout les veuves sont les plus exposés; cela se conçoit sans peine; n'ont-ils pas de la vie toute l'âpreté sans les douceurs, les charges, les chagrins cuisants sans les consolations.
Si nous consultons les statistiques, nous voyons que les professions libérales sont plus exposées que les autres, et parmi elles se placent, en première ligne, celles qui comportent le plus d'aléa, le plus de lutte.
En tête les artistes, puis les avocats; les uns tendant sans cesse vers l'oeuvre géniale, les autres attirés vers les succès rapides que comportent la politique.
Immédiatement après viennent les ecclésiastiques, qui, parait-il, ne sont pas toujours dénués d'ambition; ensuite les professeurs et les hommes de lettres.
C'est, très heureusement pour eux, tout en bas de cette fatale échelle que nous rencontrons les placides employés de nos administrations publiques. La sévère discipline, la rigueur inéluctable de la hiérarchie ne permet pas à l'imagination d'un bureaucrate de dévergonder et de s'abandonner au délire des grandeurs.
Il est presque sans exemple que nos braves laboureurs aient succombé à la folie du jour. La tranquillité de leur vie, la simplicité de leurs appétits, le calme de leurs désirs les en ont su défendre jusqu'à présent.

Ceci dit des causes, voyons les effets. Le nombre des délirants est-il nombreux, dans quelle proportion se rencontrent-ils parmi nous? Il est à priori fort difficile de répondre à cette question, parce qu'il n'est pas facile de dire où commence le délire, où finit la raison. Les frontières de la folie ne sont pas nettement délimitées; tel paraît fou aux uns qui n'est pour d'autres qu'excentrique, tel conçoit des projets qui semblent fantastiques et qui pourtant se réalisent. C'est au point que dans la conversation banale, dire de quelqu'un: c'est un fou, n'est pas affirmer absolument que c'est un aliéné. C'est une expression qu'on emploie souvent pour désigner quelqu'un qui ne pense pas absolument comme on le désirerait. C'est ce qu'exprimait Maury quand il disait: « Nul n'est, à proprement parler, sain de corps et d'esprit; il n'est personne qui ne soit sujet aux maladies comme à l'erreur. Mais quand le trouble de l'intelligence devient assez considérable pour que la somme d'erreurs auxquelles il donne lieu soit beaucoup plus grande que cela n'arrive pour le commun des hommes, alors seulement on regarde l'intelligence comme lésée; de même que, lorsque le trouble de l'économie devient assez grave pour altérer notablement une ou plusieurs fonctions physiques, on dit qu'il y a maladie. »
C'est pour le délire des grandeurs plus que pour toute autre forme que cette ambiguïté se présente et qu'il faut le plus tenir compte des conditions contingentes tenant à la personnalité même de l'individu. Est-ce une conception délirante que de vouloir séparer l'Afrique de l'Asie ou couper l'Amérique en deux? Incontestablement pour la plupart, et pourtant c'est un fait à peu près accompli. N'est-ce pas une idée folle que de vouloir se faire payer 15 000 francs pour chanter moins d'une heure sur un théâtre? Cela serait pour tout le monde, et pourtant la chose s'est passée le mois dernier.

Le délire des grandeurs n'est donc souvent un délire que si l'on tient compte de la situation même du délirant.
Dans d'autres cas, il est pour ainsi dire larvé, dissimulé; il faut fouiller dans l'esprit et les actes d'un individu pour trouver le point blessé. N'est-ce pas un peu un délirant ambitieux que l'homme qui, pour attirer quand même l'attention sur lui, braque un revolver (d'ailleurs chargé à blanc) sur un ministre qui passe, que celui qui pénètre dans une grande assemblée législative et qui en interrompt la séance à coups de pistolet, sans raison, sans animosité contre qui que ce soit, ou bien cet autre encore qu'empêchent de dormir les lauriers de ses prédécesseurs et qui, après avoir inutilement tenté d'allumer un feu d'artifice dans une réunion nombreuse, joue encore du revolver pour être vu, arrêté, imprimé tout vif dans les journaux, pour occuper le monde de sa personnalité, pour être quelqu'un dans le mal puisqu'il est si difficile d'être quelqu'un dans le bien?

Maintenant, je dois prendre les précautions oratoires les plus minutieuses! et vous allez certainement me taxer d'exagération.
Vous auriez raison si moi-même je prenais très à la lettre ce que je vais dire et si je tenais beaucoup à l'idée que je vais vous soumettre. Mais notre société mondaine tout entière n'est-elle pas un peu emportée par le souffle vaniteux? N'y a-t-il pas quelque chose d'un peu maladif dans cet amour de briller par des choses qui importent pourtant si peu de mérite? L'un satisfait son ambition en payant très cher ce qui manifestement ne vaut pas son prix; un autre fera de grands sacrifices pour assister à une première du théâtre ou de la cour d'assises, à une répétition générale. Tel croit briller par les chevaux, les voitures qu'il a eu le mérite d'acheter; cet autre ne va dans certains endroits que le jour convenu et à la mode. Voir avant les autres, être vu, passer pour être dans les secrets des dieux, être plus n'importe quoi que n'importe qui, voilà le désir ardent, l'ambition perpétuelle de nos mondains.


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