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Etude médico-psychologique sur une forme des maladies de la mémoire - Partie 3

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1889, par Korsakoff S.

Ensuite, lorsque le malade se rétablit, on peut remarquer qu'en général la maladie n'attaque pas également le souvenir de différents objets, et la marche du rétablissement offre de l'intérêt sous ce rapport. Ordinairement au commencement, l'affection s'étend à toute la mémoire, et puis le rétablissement fait voir que certaines parties se rétablissent plus vite que d'autres. Dans certains cas, l'on observe que la faculté de se rappeler le temps, c'est-à-dire de localiser les reproductions dans le temps passé, est la plus affectée et ne se rétablit pas de longtemps. Quelquefois le malade se souvient assez bien des faits; il dit qu'il a vu telle chose ou telle autre, qu'il a eu la visite de celui-ci ou de celui-là; il reconnaît les personnes dont il a fait la connaissance quand il les rencontre, mais il est complètement incapable de déterminer ce qui a eu lieu avant ou après, si tel événement est arrivé quinze jours ou deux années auparavant; tous les événements qu'il a vus ne se représentent pas dans une certaine perspective de temps; parfois celle-ci existe, mais elle s'étend à une très courte durée, c'est-à-dire que, toutes les perceptions anciennes paraissent plus rapprochées du présent qu'elles ne le sont en réalité.

La mémoire des procès intellectuels qui se passent dans l'esprit du malade est profondément affectée, aussi reparaît-elle très tard. Lorsque le malade est déjà en état de se rappeler de nouveaux visages, de nouveaux lieux, il ne peut encore se souvenir de ce qu'il a dit et de ce qu'il n'a pas dit; c'est pourquoi des malades de cette espèce continuent encore pendant longtemps à redire les mêmes choses.

En général quand on observe pas à pas le rétablissement des cas graves d'amnésie, on peut tirer beaucoup de choses intéressantes pour déterminer les différences qualitatives de la forme que nous examinons. Nous avons eu l'occasion d'observer la marche de ce rétablissement dans un cas. Ce malade avait entièrement perdu la mémoire des choses récentes, comme je l'ai dit. Ensuite, une année après le début de la maladie, il commence à retenir certaines choses: il me reconnaît, il peut reconnaître certaines choses, certains objets, se rappelle ce qui lui est arrivé depuis peu, mais il ne peut déterminer l’époque où c'est arrivé et continue à se répéter. Il ne peut presque pas lire, car il oublie ce qu'il vient de parcourir; cependant, en revoyant une chose qu'il a lue, il peut dire qu'il l'a lue, mais ce qu'elle contient, il ne le sait pas. En même temps il se ressouvient de certaines choses qu'il a éprouvées dans la période la plus pénible de son amnésie: un fait qui s'est produit alors, reparaît dans sa conscience et il le décrit tel qu'il s'est passé en réalité. Cependant, ces souvenirs reviennent sans qu'il y ait effort de sa volonté et n'ont pas de liaison entre eux. Ce qui fait reparaître dans la conscience ces faits passés, c'est ordinairement la ressemblance d'une impression présente avec l'impression oubliée. Le malade n’est pas en état de rappeler à son gré toute une série de faits consécutifs arrivés dans le temps de sa maladie; il n'a que quelques épisodes de la vie de ce temps, mais il ne pourrait dire comment ils doivent se suivre. Cependant, une fois que le malade s'est souvenu d'un incident de cette période obscure pour lui, il pourra toujours le rappeler activement, il appartient à sa vie consciente. De cette manière, peu à peu, cette période obscure se remplit de souvenirs des incidents. Ces souvenirs ne sont pas encore très clairs ni très fermes: c'est qu'il se rappelle non seulement les faits, mais encore les paroles dites en sa présence, et peut-être même ses rêves, et tout cela fait maintenant partie de sa conscience; tout cela ne présente qu'un chaos parce que si le malade se rappelle un fait il ne peut décider s'il s'est passé en réalité ou s'il l'a rêvé: la trace qu'a laissée un incident réellement arrivé se distingue peu par son intensité de celle d'un songe ou d'une idée du malade. C'est pour cela qu'il prend souvent pour une réalité ce qui n'a existé que dans son imagination.

Lorsque l'époque obscure de la première année de maladie fut en partie remplie de souvenirs de cette espèce, on put remarquer que le malade tâchait de les coordonner. Mais cette coordination n'était guère semblable à la réalité. Cela devint surtout visible la troisième année de la maladie lorsque le malade commença à exposer tout ce qu'il pensait. Ainsi il disait avoir été empoisonné, et empoisonné avec du plomb, et il se rappelle me l'avoir entendu dire au commencement de son affection. Il se rappelle même comment on l'a empoisonné en versant du vinaigre sur une planche de plomb. Cela lui a été dit pendant sa maladie par la personne même qui l'a empoisonné; elle est venue le voir et le lui a dit (le malade n'avait pas vu cette personne pendant sa maladie). Cette personne était ensuite soi-disant morte de méchanceté de n'avoir pu l'empoisonner tout à fait, etc. Le malade dit qu'il croit cela, que cela lui semble être arrivé de cette manière, mais il est d'accord que peut-être il confond ce qui est réellement arrivé avec ce qu'il a entendu dire et ce qu'il pense au moment présent. Ensuite deux pièces de monnaie de la collection du malade furent perdues pendant sa maladie. Lorsqu'il commença à se rétablir, il fut fort affligé d'apprendre que ces pièces n'étaient plus. Deux jours après, il affirmait que ces pièces avaient été prises par son beau-frère et il racontait avec beaucoup de détails que son beau-frère était venu lui montrer ses deux pièces en lui disant qu'il ne les verrait plus. En répétant ce récit, le malade se persuade de sa véracité et ne veut entendre aucune raison, quand on l'assure que ce n'était pas arrivé. De cette façon, le malade avait peuplé de faits fantastiques la sombre région du passé, autrement dit, il avait le délire. En même temps la mémoire lui revenait, de manière que la troisième année il se souvenait parfaitement de ce qu'il avait fait dans la journée, bien qu'il n'aimât pas encore à lire parce qu'il oubliait ce qu'il avait lu.

Dans un autre cas de rétablissement d'une grave amnésie de ce genre que j'ai eu l'occasion d'observer, il n'y a pas eu de délire. Dans ce cas, je n'ai eu l'occasion de voir le malade que dans la cinquième année de son affection. C'était un avocat qui faisait abus d'alcool. En 1881, il prit une fièvre après laquelle il se développa un trouble profond de l'activité psychique et une paralysie des membres inférieurs. Le malade fut placé dans un hôpital, et, d'après ses paroles, la paralysie disparut au bout de quelques mois; mais, depuis, il souffre d'un trouble profond de la mémoire qui, du reste, disparaît peu à peu. Les premiers temps de sa sortie de l’hôpital, il ne se souvenait absolument de rien de ce qui se faisait autour de lui; il oubliait tout. Cependant ses facultés intellectuelles étaient en si bon état qu'il pouvait bien remplir les fonctions de correcteur d'un journal; il pouvait très bien indiquer toutes les fautes d'une ligne et, pour ne pas perdre la ligne, il faisait des remarques au crayon; s'il n'avait pas eu ces points de repère il aurait peut-être toujours lu la même ligne. Il ne reconnaissait ni le lieu où il demeurait, ni ses nouvelles connaissances. Lorsque le journal où il travaillait cessa de paraître, il resta sans ouvrage et alors vinrent pour lui des temps durs, dont il n'avait gardé qu'un souvenir confus. Cependant la mémoire revenait peu à peu et quatre ans après le début de sa maladie, il recommença à travailler comme avocat. C'est alors que j'eus l'occasion de le voir pour la première fois. C'était un homme de quarante ans, d'une bonne constitution. Il n'avait plus de traces de paralysie, ses jambes étaient robustes; seulement, la surface inférieure de l'orteil était insensible au courant faradique. Quant à la mémoire, elle était fortement troublée. Le malade se rappelait avec grand’peine ce qui était arrivé dernièrement. La conversation qu'il avait eue la veille, il l'oubliait le lendemain. La veille il avait travaillé, compulsé le dossier d'une affaire et le lendemain il ne se souvenait plus de cette affaire, de quoi il y était question, etc. S'il avait quelque chose à faire le lendemain, il devait l'inscrire, le mettre en un lieu évident, sinon il oubliait ce qu'il devait faire. Il est évident que ce manque de mémoire continuel était assez pénible pour le malade. Cependant il constatait lui-même que ce n'était pas de l'oubli absolu, mais seulement une impuissance à se rappeler les choses à son gré, et il employait toutes les ruses possibles pour se placer dans des conditions favorables à la mémoire. Ainsi, en allant plaider une affaire (du reste la plupart de ses clients n'étaient pas des gens exigeants), lorsqu'il occupait sa place il ne pouvait absolument pas se rappeler de quoi il s'agissait, bien qu'il eût lu l'affaire la veille. Mais pour ne pas se trouver dans une position embarrassante il écrivait pour lui un abrégé de l'affaire et, en le lisant, il s'en remettait les détails et en plaidant il évitait les faits et employait les lieux communs qui convenaient au sujet. Il disait que, de cette manière, il pouvait bien conduire les affaires, d'autant plus qu'ayant un point de départ, il pouvait raisonner convenablement et donner des raisons plausibles.

Il se trouvait encore dans une position embarrassante, lorsqu'il rencontrait quelqu'un qui lui rappelait des débats très vifs qui avaient eu lieu la veille et qu'il avait conduits lui-même; il ne pouvait se rappeler ce que c'était et de quoi il avait été question. Mais sachant la faiblesse de sa mémoire, il tâchait de s'arranger de manière que celui qui lui parlait lui expliquât lui-même de quoi il s'agissait. Il répondait par un lieu commun et posait lui-même une question et peu à peu il se rappelait les débats de la veille, sans reliefs, sans images, mais assez clairement pour pouvoir continuer la conversation sur ce thème et ne pas contredire ce qu'il avait avancé la veille. Cependant la question de savoir si c'était là ce qu'il avait dit la veille l'inquiétait toujours, il craignait d'avoir avancé le contraire... Mais le malade dit que toutes ses connaissances l'assuraient qu'il ne se trompait pas, qu'il était conséquent avec lui-même, qu'il parlait en partant toujours des mêmes principes et qu'il n'y avait pas de contradiction dans ses paroles. Cette absence de contradiction et sa sagacité étonnaient le malade lui-même; il dit qu'il se trouve à tout moment dans une position où il se dit: « Ah ! diable, me voilà pris, je ne sais vraiment pas de quoi il est question », et puis, peu à peu, l'affaire s'éclaircit et alors il dit ce qui convient. Cela lui donne de l'assurance et c'est pour cette raison que, dans les derniers temps, quoiqu'il oublie beaucoup de choses, il est devenu plus communicatif et ne craint plus de rencontrer quelqu'un. Du reste il croit avoir remarqué que maintenant il se rappelle plus de choses que par le passé: il se rappelle la plupart des incidents, mais ce souvenir est général, indécis; il ne peut toujours pas, malgré tous ses efforts, se rappeler les détails; mais s'il se rencontre une circonstance favorable, une partie de ces détails se reconstitue dans sa mémoire, mais avec si peu de relief, si indécis, que jamais il n'est en état d'affirmer qu'ils ont eu lieu.

Cette défaillance de mémoire concerne principalement les événements, c'est-à-dire les changements dans le temps, quant aux perceptions de l'espace et aux sensations visuelles, elles se rappellent généralement mieux. Le malade s'en va tout seul dans la rue et reconnaît aussitôt la maison où il a été une fois; il peut, de mémoire, dessiner la maison qu'il habite, la maison de campagne où il a passé l'été; il reconnaît toutes ses nouvelles connaissances. Mais il ne peut se souvenir d'une conversation qu'il a eue avec ces connaissances, il ne peut même se rappeler s'il s'est entretenu avec eux.

Parfois le malade se rappelle des incidents antérieurs à la période de l'état grave de sa maladie: pour la plupart du temps une impression accidentelle évoque toute une série d'associations qui se rapportent à la vie passée, et souvent ce sont des souvenirs des offenses qu'il a souffertes. Le malade ressent ces offenses, mais, comme il l'assure, faiblement, sans énergie. Ensuite ses souvenirs pénibles disparaissent. En général, le malade assure qu'il a bien de la peine à reconstituer la continuité des images dans sa conscience; les images paraissent accidentelles et fragmentaires, mais, néanmoins (et c'est remarquable), le malade ne se contredit pas et, à première vue, il paraît parler d'après un plan arrêté, tandis que lui-même n'est occupé qu'à faire en sorte que ses idées découlent l'une de l'autre, et si on lui demande par quoi a commencé la conversation, il serait absolument dans l'impossibilité de le dire. À cause de toutes ces circonstances la lecture lui est impossible; après avoir lu deux, trois pages, il est obligé de retourner au commencement pour se rappeler de quoi il est question.

Ayant conscience de son état, le malade tâche de l'analyser et cette analyse porte les traces du trouble de sa mémoire. Il revient toujours aux mêmes choses et répète plusieurs fois ce qu'il a dit. Cette tendance à répéter se remarque aussi dans ses paroles.

Il a conscience lui-même qu'il lui manque de la vivacité, de l'énergie. En se rappelant ce qu'il était autrefois il reconnaît une profonde différence. Autrefois c'était un homme ardent, énergique, que les injustices révoltaient puissamment, tandis que maintenant il ne se révolte presque plus; il a une espèce de sang-froid, qui ne vient pas de la conscience de sa force, d'un point de vue élevé, mais qui est la suite de la faiblesse de l'énergie.

Pendant le cours ultérieur de la maladie, la mémoire du malade s'améliorait de plus en plus, il était plus content de son état et il devenait toujours plus apte à un travail intellectuel. Du reste, dans ce cas, l'amélioration était lente. Il arrive que l'amélioration de la mémoire dans des cas analogues est beaucoup plus rapide. Parfois on voit des malades avec une amnésie aiguë, c'est-à-dire avec une défaillance de mémoire et, deux ou trois mois après, le malade se rappelle tout de nouveau. D'un autre côté il arrive aussi que la maladie ne passe pas, mais s'accroît de jour en jour. Dans ces cas, la particularité caractéristique de l'amnésie dont nous parlons n'est pas si nette, car, avec l'oubli des choses récentes, il se développe aussi l'oubli des choses anciennes; le malade confond tout, oublie même son propre nom. Du reste cette dernière issue ne peut intéresser que le médecin et non le psychologue. Le psychologue s'intéresse plutôt, il me semble, à la forme moyenne que nous décrivons, comme la plus caractéristique.

Autant que j'en puis juger, il me semble que, pour un homme qui étudie les lois de la vie psychique normale, les cas que j'ai décrits peuvent présenter de l'intérêt sous les rapports suivants: 1° on est frappé de voir que les perceptions récentes peuvent disparaître de la mémoire presque subitement: le fait s'est à peine accompli que le malade ne peut plus se le rappeler ; 2° cependant on s'aperçoit que si le malade ne peut absolument pas se rappeler ce qui vient de se passer, la trace de ce fait reste néanmoins dans son esprit et, quelque temps après, parfois après un an, elle reparaît dans la conscience. Ce que le malade avait oublié subitement devient capable d'être rappelé à la mémoire. En même temps nous remarquons que toute une série de traces, qui ne peuvent aucunement être rétablies dans la conscience ni activement, ni passivement, continuent à exister dans la vie inconsciente, continuent à diriger la marche des idées du malade, lui suggérant telles ou telles autres déductions et décisions. Cela me paraît être l'une des particularités les plus intéressantes du trouble dont nous parlons. La troisième particularité c'est que, à côté de l'oubli de toutes les choses récentes, et de tout ce qui est arrivé durant la maladie, oubli qui se fait presque momentanément, le souvenir des choses anciennes qui ont eu lieu avant la maladie se conserve parfois parfaitement.


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