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Les criminels, d'après les travaux récents - Partie 1

Revue scientifique

En 1889, par Marillier L.

Les criminalistes italiens ont cru devoir admettre l'existence d'un type criminel; leur opinion est partagée par bon nombre de criminalistes français. D'après cette école, les criminels se distinguent nettement, par leurs caractères physiques et psychiques, des hommes qui appartiennent au même milieu et qui vivent dans le même temps. La plupart des criminels seraient des criminels-nés, condamnés fatalement, par leur organisation physique et mentale, au vol et au meurtre, au viol ou à l'incendie. Que sont ces criminels-nés? Sont-ce des fous? Sont-ils les représentants, au milieu de la civilisation actuelle, d'un état social plus ancien, de mœurs plus grossières et plus cruelles? Les deux thèses ont été soutenues; elles ont même été soutenues toutes deux par Lombroso, le chef de l'école; après avoir fait du criminel un sauvage, il a été amené à le considérer comme un aliéné, comme un fou moral, sans renoncer entièrement, toutefois, à l'opinion à laquelle il s'était d'abord attaché. C'est en réaction contre ces théories qu'ont été écrites les brillantes et profondes études que M. Tarde a réunies en volume il y a trois ans. Sans rejeter absolument l'existence d'un type criminel, il cherchait à démontrer que ce type était un type professionnel et que les traits communs aux malfaiteurs s'expliquaient, en grande partie, par la communauté de leurs habitudes. M. Joly a repris cette thèse à son compte; il a dépouillé avec soin les statistiques et les enquêtes officielles, il a questionné médecins, administrateurs et magistrats; il a causé avec les inspecteurs de police et les directeurs de prison; il a consulté les meilleurs travaux d'anthropologie criminelle, et, à l'aide de tous les faits qu'il a recueillis, analysés et classés, il a fait des criminels un portrait qui ne ressemble que fort peu à celui qu'en a tracé Lombroso. Ce sont pourtant les mêmes faits, mais il ont été vus par d'autres yeux.

Avant de chercher quelle interprétation il convient de donner du type criminel, Il faut se demander s'il y a bien, en réalité, un type criminel. Or c'est là précisément ce qui paraît contestable. Il semble que l'on ait accordé trop d'importance, dans l'école italienne, aux caractères physiques des criminels; Ils n'ont ni autant de constance, ni autant de valeur que l'on est porté à se l'imaginer. Les anomalies crâniennes et cérébrales que l'on a constatées chez eux sont tout aussi fréquentes chez les honnêtes gens. Les cerveaux des criminels sont fréquemment asymétriques; la vraie raison, c'est que les cerveaux parfaitement réguliers sont fort rares. Il semble bien, d'après les études de M. Bordier, que, d'ordinaire, la courbe frontale est réduite dans les crânes d'assassins, tandis que la courbe pariétale antéro-postérieure est augmentée; mais cette structure crânienne n'implique pas autre chose, à volume cérébral égal, qu'une certaine infériorité intellectuelle et une certaine exagération de l'activité motrice; on peut aisément la retrouver chez des individus qui n'ont pas commis de crimes et n'ont aucune tendance à en commettre. Les criminalistes ne peuvent s'entendre sur les traits distinctifs qu'ils attribuent aux criminels; le criminel est plus souvent brun que blond, d'après certains auteurs, mais ces auteurs sont Italiens; l'importance que l'on a voulu attribuer à la plus grande fréquence de la fossette moyenne chez les criminels est singulièrement diminuée par le fait que cette fossette se rencontre chez les Juifs et les Arabes, populations de criminalité inférieure par rapport aux Européens, quatre fois plus souvent que chez les non-criminels. Il n'est pas douteux, d'autre part, que le genre de vie auquel doivent se soumettre les criminels n'exerce une action plus ou moins profonde sur leur organisation, d'autant que beaucoup de voleurs et même d'assassins commencent très jeunes leur vie d'aventures. Les criminels ont, à coup sûr, une physionomie spéciale, mais c'est une physionomie acquise; tous, du reste, n'ont pas cette physionomie, tant s'en faut, et il serait difficile de constituer un type unique où rentreraient à la fois les pickpockets et les rôdeurs de barrière, les banqueroutiers, les faux monnayeurs et les assassins de profession. Tous ceux, au reste, qui se sont occupés des jeunes détenus, M. Roukavichnikoff, par exemple, ont été frappés de la rapidité avec laquelle leur expression habituelle se modifiait, lorsqu'on les plaçait dans un milieu différent de celui où ils avaient vécu jusque-là. Le criminel en prison ne ressemble guère au criminel libre; il a une physionomie très caractéristique, qu'il perd lorsqu'il quitte la prison, et c'est sur les détenus, il ne faut pas l'oublier, que portent la plupart des observations des criminalistes. Il semble donc tout au moins prématuré de parler d'un type criminel congénital: les caractères anatomiques des criminels, ceux mêmes qui paraissent les plus frappants (les oreilles volumineuses et en anse, la barbe rare, le prognathisme, le développement exagéré des mâchoires), ne leur sont pas particuliers.

Les criminels ont-ils, du moins, des caractères psychiques qui les séparent nettement des autres hommes? C'est encore par la négative que répond M. Joly. Après avoir lu les trois chapitres très étudiés qu'il a consacrés à l'imagination, à l'intelligence, à la sensibilité, à la volonté et aux sentiments moraux des criminels, on se prend à se demander s'il y a lieu de donner une place à part à la psychologie du criminel, à côté de la psychologie du sauvage et de celle de l'enfant. Il ne semble pas que les criminels constituent, comme les aliénés, une famille naturelle; si différent que puisse être un maniaque d'un dégénéré ou d'un mélancolique, il y a entre tous les fous des ressemblances telles que l'on pourrait presque constituer, à côté de la psychologie générale normale, une psychologie morbide générale. Tout au contraire, les dissemblances sont extrêmes, au point de vue psychologique, entre les criminels, et peut-être faudrait-il reconnaître que le mot de « crime » n'a qu'un sens social et moral; si nous trouvons des symptômes d'aliénation mentale chez un contemporain d'Alcibiade, nous pouvons affirmer qu'il était fou; nous ne saurions traiter de criminel un Grec du même temps pour avoir commis des actes que nos lois qualifient crimes. Nous sommes en droit d'inférer l'existence d'un même état mental chez deux aliénés, s'ils sont sous la domination d'obsessions d'un caractère identique, parce que nous avons observé que ces obsessions sont les symptômes d'une maladie qui suit une marche régulière et qui est liée à des troubles psychiques déterminés. Mais qu'y-a-t-il de commun entre l'ouvrier qui se prend de querelle avec un camarade dans un cabaret, le voleur qui assassine pour l'empêcher de crier l'homme qu'il dépouille et le mari qui tue sa femme par jalousie ou par respect du point d'honneur? L'acte extérieur est le même, les motifs qui ont déterminé l'acte sont absolument différents d'un homme à l'autre. Sont-ce les mêmes raisons qui déterminent au vol tous les voleurs? Ne sera-ce pas, pour celui-ci, l'exemple qui aura agi? chez celui-là la paresse et chez cet autre le désir de satisfaire aux exigences d'une maîtresse? Y a-t-il d'autres ressemblances que des ressemblances extérieures et grossières entre le spéculateur malhonnête et le voleur à l'étalage? Les actes d'un aliéné, quel que soit le milieu où vive cet aliéné, ont un caractère très net qui permet de les distinguer des actes d'un homme sain d'esprit; mais nous sommes hors d'état de juger si un acte est criminel ou non, à moins que nous ne connaissions à la fois et le milieu social auquel appartient l'auteur de l'acte et les motifs qui l'ont fait agir. Il faut, d'après nous, renoncer à parler du criminel: c'est un être de raison, une entité abstraite. Il y a un grand nombre d'aliénés parmi les criminels; mais la psychologie des aliénés criminels est la même que celle des autres aliénés; le dégénéré qui a des impulsions au meurtre ou au viol ne diffère en rien de l'onomatomane ou du dipsomane; un épileptique ne mérite en aucune façon d'être séparé des autres épileptiques parce qu'il aura tué sa mère à coups de hache, et un imbécile ne cesse point d'être un imbécile, identique aux autres imbéciles, parce qu'il aura, pour s'amuser, mis le feu à une meule de foin. Quant aux criminels qui ne sont pas des malades, leur intelligence et leur sensibilité ne présentent guère de particularités qui ne puissent aisément s'expliquer par le genre de vie que mènent un bon nombre d'entre eux. La difficulté d'admettre un type criminel congénital est d'autant plus grande que rien, dans les faits recueillis par Lombroso et son école, ne prouve que ce type soit héréditaire; il y a peu de familles de criminels, et ce sont des causes sociales et non physiologiques qui ont produit les quelques « dynasties » d'assassins que l'on a eu l'occasion d'observer. L'intelligence des criminels de profession est d'ordinaire assez peu développée; il ne faut pas que l'ingéniosité souvent merveilleuse dont ils font preuve pour combiner et exécuter les « coups » qu'ils ont projetés, que les ruses qu'ils emploient pour se soustraire aux recherches de la police nous fassent illusion. Les malfaiteurs n'ont, d'ordinaire, qu'un fort petit nombre d'idées; ces idées occupent sans cesse leur esprit, tout l'effort de leur intelligence est tendu vers elle; en dehors de ce cercle restreint de préoccupations, ils sont presque toujours lents et médiocres d'esprit; fort routiniers, ils ont une tendance à se servir indéfiniment des mêmes moyens. Chaque voleur s'accoutume aux procédés qu'il a choisis, il se déshabitue de tous les autres. « L'ensemble des ruses de tous les voleurs réunis est quelque chose de prodigieux, comme l'ensemble des ruses des animaux; mais chacun, en réalité, n'en emploie qu'une. » Au reste, si ces ruses mêmes sont souvent déjouées, c'est que, d'ordinaire, les criminels n'ont pas d'esprit de suite; ils se lassent vite, ils ont confiance dans le hasard, ils croient bêtement à la fatalité; puis ils ont hâte de profiter du crime qu'ils ont commis, ils ont soif de jouissances et en viennent très vite, pour satisfaire leurs appétits, à négliger toute espèce de précaution. L'imagination des criminels est fort médiocre, d'ordinaire. Si les images qui les obsèdent parfois et les traînent au crime ont une telle intensité, c'est en raison surtout de la pauvreté, de la stérilité de leur imagination; isolée, toute image prend une extrême puissance. La littérature et l'art des criminels ne présentent aucun caractère spécial; si le voleur ou l'assassin ignorant compose fréquemment des vers, c'est parce qu'il est « peuple », parce que sa situation le rend songeur, parce qu'il a des loisirs qu'il lui faut forcément occuper. Le tatouage n'est pas une habitude des seuls criminels; le tatouage est un fait de survivance, une habitude qui a persisté longtemps dans les classes inférieures et qui va s'effaçant; les filles publiques, les marins, certains ouvriers se font tatouer comme les criminels. « Si les criminels se distinguent des hommes du peuple, ce n'est pas par l'amour qu'ils ont des inscriptions, des images, des tatouages et de la langue d'imagination: c'est par la nature des choses qu'ils aiment à dessiner, à se rappeler, à exprimer. »

Il ne semble pas que la sensibilité physique des malfaiteurs soit aussi profondément altérée qu'on l'a soutenu dans l'école italienne; il faut peut-être faire une large part à la simulation; le rapprochement que fait Lombroso du criminel et du sauvage n'est rien moins que démonstratif, d'autant qu'il semble que l'on a fort exagéré l'insensibilité des sauvages eux-mêmes. On trouve des faits intéressants, à cet égard, dans les Lettres édifiantes et curieuses. Toute la sensibilité des criminels est pervertie et malade, voilà la vérité; la vie inquiète qu'ils mènent, l'oisiveté, la débauche et surtout la débauche contre nature, si fréquente parmi eux, les excès alcooliques, en sont des raisons suffisantes. La prison a presque toujours sur eux une action calmante et déprimante à la fois; leur sensibilité s'apaise et s'endort. Ils arrivent, par degrés, à une indifférence profonde, à une véritable horreur de l'action et de la lutte, qui fait envisager avec terreur à beaucoup d'entre eux le moment de quitter la prison. La volonté des criminels s'affaiblit et s'exalte en même temps; c'est le résultat nécessaire des actes qu'ils commettent et des habitudes qu'ils contractent fatalement, mais leur volonté, malgré tout, est une volonté normale. Les désirs qui entraînent au crime les malfaiteurs n'ont rien de commun avec les impulsions irrésistibles des épileptiques et des dégénérés. Il ne faut pas non plus se hâter de faire des criminels des « abouliques », jouets irresponsables et à demi inconscients des circonstances où le hasard les a jetés. La vérité est que leur volonté n'est d'ordinaire ni anéantie ni fortifiée par la vie qu'ils mènent; elle devient inégale et capricieuse, tour à tour défaillante et emportée. A la longue, cependant, elle s'affaiblit; le criminel, usé par l'existence de hasards à laquelle il est condamné, n'a plus même la force de vouloir le crime; il ne peut plus commettre de crimes, il se rabat sur les délits. Le sentiment moral n'a pas disparu chez la plupart des criminels, et je veux parler ici des criminels de profession; il est très rare de ne trouver chez les criminels aucune conscience de la culpabilité des actes qu'ils ont commis. Lorsque des accusés montrent ce cynisme et ce sang-froid étranges qui frappent parfois dans certains interrogatoires, c'est presque toujours que l'on a affaire à des individus atteints de débilité mentale ou à des dégénérés.


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