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L'origine des erreurs générales - Partie 2

Revue scientifique

En 1889, par Exner S.

Mais une intelligence élevée se distingue d'un esprit inférieur par sa richesse en associations. Ce que nous n'avons pas trouvé chez le chien, la faculté de transporter les éléments d'un complexus d'impressions dans un autre, la possibilité de cette combinaison, et la richesse des associations, voilà ce qui détermine en première ligne le degré de l'intelligence. La plus grande partie de nos erreurs ordinaires n'a pas d'autre origine que cette succession, quasi instinctive, de séries d'associations juste et efficaces en général, mais où manquent des associations importantes pour le cas particulier. En d'autres termes, les erreurs typiques proviennent de l'association de l'habituel avec omission du spécial.

Qu'on me permette d'éclaircir cette idée en citant quelques-unes des erreurs les plus répandues. Dans mon pays existe ce qu'on nomme la loterie d'État. A certains jours du mois, on affiche les cinq numéros qui sont sortis sur les quatre-vingt-dix existants. On peut alors voir devant chaque liste une foule de gens agités: ils ne sont pas venus seulement pour voir si leur espoir a encore une fois été déçu, mais ils inscrivent en outre soigneusement tous les numéros sortis. Si l'on demande l'explication de cette précaution, la réponse sera à peu près la suivante: dans la suite du temps tous les numéros sortent un nombre égal de fois; par conséquent, ceux qui ne sont pas sortis depuis longtemps ont le plus de chance d'être bientôt tirés.

Nous faisons très souvent des raisonnements analogues et non pas seulement en ce qui concerne les jeux de hasard. On entend fréquemment dire, en été: qu'il pleuve bien maintenant, il fera de nouveau beau après. De même, lorsqu'on croit à un destin compensateur qui amène l'infortune après un bonheur trop grand, croyance qui s'est exprimée dans la légende de l'anneau de Polycrate. Il s'agit donc bien là d'une erreur générale: des milliers d'hommes la commettent tous les jours. Le point de départ du processus mental est que tous les numéros out la même chance de gagner; à cela vient s'associer notre idée anthropomorphique d'une justice distributive, qui, dans la légende de Polycrate, prend la forme de la jalousie divine; en outre, nos propres souvenirs, qui nous montrent partout une tendance au changement; enfin l'expérience passée, qui nous apprend que, dans le défilé d'un régiment, on a d'autant plus de chance de rencontrer l'ami que l'on cherche qu'il est déjà passé plus de compagnies où on ne l'a pas vu; de même, l'expérience nous enseigne que, dans une forêt que l'on veut arracher, un arbre donné sera d'autant plus sûrement abattu aujourd'hui qu'il y a déjà plus d'arbres par terre, ou bien encore que la boule blanche sortira d'autant plus probablement de l'urne qu'il y a déjà plus de boules noires tirées. Tout ceci est vrai en général. Ce qui, par son omission dans le cas particulier, conduit à l'erreur, c'est que, dans une loterie, avant chaque tirage, tous les numéros sont remis dans l'urne; par suite, le passé reste sans influence sur les probabilités du cas présent. Cette circonstance a été oubliée, n'est pas entrée dans le jeu de l'association. Autre exemple: j'ai souvent souri en entendant des gens très sensés et même éclairés, dépourvus de tout préjugé, affirmer que telle personne a de la chance au jeu, telle autre non. On tomberait dans une discussion interminable si l'on cherchait à démontrer aux joueurs de cartes la fausseté de cette opinion.

Un homme peut avoir eu un jour ou même plusieurs jours de suite de la chance au jeu, c'est-à-dire que, parmi tous les cas possibles, il y a eu à ce moment donné un nombre élevé de cas favorables; mais il ne s'agit toujours là que du passé. La proposition: cet homme a de la chance au jeu, repose toujours sur une erreur. Nous sommes accoutumés, et à bon droit, à associer le sort et la situation d'un homme avec ses qualités. Un homme a du caractère, de l'amabilité, un heureux tempérament. Cette association entre le sort d'un homme et ses qualités est juste en général, et, par suite, nous sommes portés à attribuer de même sa chance au jeu à une qualité particulière. Il n'est pas besoin de connaître les lois de la probabilité pour voir ce que ce cas a de spécial, l'impossibilité d'un rapport de dépendance entre la distribution des cartes et le joueur, et pour associer cette idée à notre jugement.

Ces préjugés ont toujours pour origine de prétendues expériences. On croit avoir observé qu'un certain joueur a d'ordinaire de bonnes cartes, un autre de mauvaises. Mais il faut se rappeler qu'une observation exacte est toujours difficile. Qu'il me suffise de mentionner la croyance si répandue de l'influence de la lune sur le temps. La météorologie démontre que cette influence n'existe pas. Et pourtant bien des gens, même éclairés, prétendent l'avoir observée. En effet, lorsque, au moment d'un changement de temps, on consulte le calendrier, on trouve toujours un changement de lune plus ou moins rapproché, et il est facile d'y voir la confirmation d'une opinion préconçue. Je ne crois pas que beaucoup de ces « observateurs » sachent de combien d'heures le premier de ces phénomènes doit précéder ou suivre l'autre, pour qu'il soit permis d'établir entre eux un rapport de causation. Là aussi la pensée suit sa marche accoutumée: les associations habituelles sont confirmées par des observations fausses et par la tradition. Il ne faut pas s'étonner de la puissance de ces associations nées dans les relations des hommes entre eux; ce sont elles qui donnent à chaque époque son caractère spécial; c'est grâce à elles que la plupart des sorcières brûlées au moyen âge sont allées à la mort convaincues de leur culpabilité et se reconnaissant possédées.

Mais ce n'est pas seulement dans le domaine de la vie ordinaire que nous rencontrons ces erreurs typiques: elles envahissent, en conservant leur caractère, les sphères les plus élevées de notre activité, l'art et la science. C'est ici que l'on peut voir la différence fondamentale de ces deux modes d'action de l'esprit humain. Tandis que dans la science, dont la fin est la vérité, chaque erreur a des conséquences fâcheuses, dans l'art, au contraire, qui ne recherche que le beau, l'erreur a libre jeu et forme même, en beaucoup de cas, la base des impressions artistiques.
Qu'un architecte fasse reposer un balcon sur deux poutrelles de fer, quand bien même la solidité de ces poutrelles sera plus que suffisante pour supporter l'ouvrage, ce balcon ne nous paraîtra pas beau. Nous en admirerons, au contraire, un autre qui sera supporté par deux consoles de pierre d'une forme convenable, dépassant également la muraille. La disproportion entre le support et l'objet porté est une grossière faute artistique, et cette disproportion n'existe pas dans les calculs de l'architecte, qui peuvent être parfaits, mais dans un jugement « instinctif » du spectateur. Cette erreur est générale; aussi voit-on souvent, sur les maisons neuves, de fausses consoles de plâtre plaquées au-dessous des poutres de fer et semblant soutenir les balcons.

Voici l'origine psychologique de ce fait. La solidité de la pierre, sa puissance à porter nous sont connues par des expériences directes, et plus encore par la vue de nombreux édifices où nous la voyons employée. Au contraire, cette expérience nous manque encore pour le fer, bien qu'elle commence à s'éveiller à notre époque, ce qui permettra la création d'une « esthétique du fer » en architecture. C'est par cette expérience que nous connaissons ce qui est juste en général: dans la grande majorité des cas, l'impression de la solidité permet le sentiment de la beauté. Dans ce cas particulier, l'emploi du fer ne peut produire ce sentiment. Quand bien même nous nous serions assurés de la solidité des poutres métalliques par le calcul ou par des essais, le balcon nous paraîtra aussi laid qu'auparavant. Notre sentiment de la beauté repose donc sur une erreur, puisqu'il ne peut s'adapter à un cas particulier. Mais ce n'est pas une erreur dans le sens ordinaire du mot; au contraire, tout artiste doit avoir le sentiment de cette illusion du spectateur.
Dans le domaine entier de l'art, on trouverait des exemples innombrables de faits analogues.
L'un des plus grands architectes allemands, Gottfried Semper, a dit : « Le style est la concordance d'une oeuvre artistique avec l'histoire de son développement, avec toutes les conditions et circonstances de sa production. » Et tout son grand ouvrage, le Style, est consacré, de la première ligne à la dernière, au développement de cette idée. Mais cette proposition seule suffit à montrer la base psychologique de toute production artistique; car une oeuvre ne peut avoir du style que si elle est en concordance avec la masse des associations, la plupart inconscientes, que le spectateur forme au sujet de sa production, et le style est la condition de la beauté.
C'est pour cela qu'une tasse de majolique demande une autre forme qu'un vase de métal; que, parmi ces derniers, il faut distinguer le métal martelé ou moulé; que les vases de bois, de verre, de laque comme au Japon, sont des ouvrages d'une forme spéciale.

J'ai indiqué plus haut qu'un grand nombre de nos associations les plus ordinaires proviennent d'impressions qui agissent sur nous depuis notre première jeunesse. La nature de ces impressions a pour condition l'expérience des générations qui nous ont précédés; en d'autres termes, ces traditions jouent un rôle capital dans nos impressions esthétiques. Le Grec employait dans ses temples de marbre des motifs qui dataient d'une époque lointaine où l'édifice était de bois; on peut, aujourd'hui encore, distinguer les endroits où les poutres étaient couchées en long et ceux où elles apparaissaient sur la tranche.
Un écart de ces règles aurait produit sur les Grecs une impression fâcheuse et serait contraire au style, d'après la définition de Semper. Il n'en est pas autrement de nous. Toute la foule des motifs ornementaux provient d'une tradition séculaire. Nous ne dédaignons pas de placer un acrotérion sur le faite de nos édifices; son inutilité dans le cas spécial de la construction moderne n'a pas d'influence sur notre sentiment esthétique. Il en est de même des représentations de la divinité qui peuvent produire sur nous un grand effet, bien que nous soyons convaincus que cette représentation n'est que de l'anthropomorphisme.

Mais revenons au domaine purement scientifique. J'ai dit que l'on y rencontre aussi des erreurs typiques. Qu'on me permette de montrer par un exemple la forme qu'elles prennent ici.
Il y a plus de deux mille ans que le philosophe grec Zénon d'Élée a imaginé un sophisme qui n'a pas seulement préoccupé ses contemporains et les écoles philosophiques grecques plus récentes, mais qui s'est perpétué jusqu'à nos jours et a donné lieu aux explications les plus diverses.
Si on dépouille ce sophisme de tous les détails accessoires, on peut l'énoncer ainsi: Achille aux pieds légers ne peut atteindre à la course une tortue; car, an moment où il commence à courir, une certaine distance l'en sépare, et il doit courir un certain temps avant que cette distance soit diminuée de moitié, de même pour la réduire au quart ou au huitième, et ainsi de suite, à l'infini. Il faut toujours un certain temps pour diminuer de moitié la distance restante, et le nombre de ces parcelles de temps est infini; aussi Achille ne peut pas atteindre la tortue.
Nous savons qu'en fait il l'atteint; en quoi consiste donc le sophisme? Ou bien y a-t-il là, comme on l'a affirmé, une contradiction entre les lois de notre pensée et l'expérience? Évidemment non; il s'agit là d'une erreur typique.

Si, depuis des siècles, savants et profanes ne savent répondre lorsqu'on leur propose ce raisonnement, c'est que leur pensée se meut dans la voie qui, en général, conduit à la vérité. Et, en fait, dans les cas ordinaires, il est vrai qu'en ajoutant indéfiniment à un intervalle de temps des intervalles nouveaux, la somme de tous ces intervalles de temps sera infiniment grande. Ce fait, vrai en général, guide notre jugement dans le cas particulier, où il est faux. En effet, ce qu'il y a de spécial dans le problème proposé, c'est que, si des parcelles de temps, infinies en nombre, diminuent de grandeur d'après certaines lois, leur somme ne sera pas infinie, mais pourra être très faible. Il n'est pas nécessaire d'avoir des connaissances en mathématiques pour le comprendre et trouver la solution du sophisme. En effet, chacun sait qu'on peut diviser une longueur de 1 mètre en 1/2 mètre, plus 1/4 de mètre, plus 1/8 de mètre..., on arrivera ainsi à avoir un nombre infini de facteurs dont la somme ne sera pourtant qu'un mètre.
Si l'on réfléchit que, depuis des siècles, on a écrit et discuté au sujet de ce sophisme et d'autres analogues, on reconnaîtra qu'il s'agit ici d'une erreur générale. Mais c'est, en outre, une erreur typique, car elle a pour origine la prédominance dans la conscience de la loi générale et la non-association du cas particulier. Ce phénomène est donc bien analogue à ce que nous avons vu chez les animaux, aux erreurs des sens et aux autres illusions de notre raison.

Depuis la poule, qui couve son nid vide, jusqu'au problème de Zénon d'Élée, il y a à travers toute la série animale et humaine une série continue d'erreurs qui, toutes, ont une origine commune: le système nerveux fonctionne d'une manière conforme à la grande majorité des cas, sans se préoccuper de tel cas spécial et exceptionnel. Le caractère typique de ces erreurs est en rapport avec le développement phylogénique et jette un certain jour sur le mécanisme de la pensée.


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