Le génie et la folie

Revue scientifique

En 1889, par Richet C.

M. Anatole France a réfuté, dans un article aussi ingénieux que courtois (Le Temps du 5 janvier 1889), les idées que j'avais émises, d'accord avec M. Lombroso, d'accord avec Moreau (de Tours), Lélut, Galton et même Aristote (il faut toujours remonter au vieux maître), sur le voisinage du génie et de la folie.
Je voudrais donc me défendre quelque peu, et, tout en remerciant M. France de sa bienveillante et intéressante critique, lui faire observer que nous sommes plus près qu'il ne le suppose d'être du même avis.

D'abord, pour le vrai sens du mot génie, il s'élève une petite controverse philologique assez intéressante. M. France me reproche d'avoir pris le mot génie dans le sens superbe d'aujourd'hui. Certes, oui! j'ai parlé la langue qu'on parle de nos jours, à tort et à raison; et à tort sans doute, car la langue du XVIIe siècle était plus pure et plus saine que celle d'à présent. Mais enfin j'ai parlé comme parlent mes contemporains.
Je sais bien qu'au XVIIe siècle, génie avait une acception tout autre. Dans le Dictionnaire de l'Académie française de 1694, on trouve pour définition du mot génie: « L'inclination ou disposition naturelle, ou le talent particulier d'un chacun... Beau génie, grand génie... Il a un merveilleux génie pour telle chose... faire quelque chose contre son génie... avoir du génie pour les affaires... Il a le génie à la poésie. On dit travailler de génie pour dire faire quelque chose de sa propre invention et d'une manière aisée et naturelle. »
Mais peu à peu le mot génie a changé de sens, ou plutôt il a pris, même sans épithète, le même sens que puissant génie. Déjà, au XVIIIe siècle, la transformation était sensible. Voltaire dit, dans le Dictionnaire philosophique, à l'article Génie: « Le terme de génie semble devoir désigner non pas indistinctement les grands talents, mais ceux dans lesquels il entre de l'invention... Un artiste, quelque parfait qu'il soit dans son genre, s'il n'a point d'invention, s'il n'est point original, n'est point réputé génie; il ne passera pour avoir été inspiré que par les artistes ses prédécesseurs, quand même il les surpasserait. »
Au XIXe siècle, le mot génie a pris une acception plus précise encore, et tout à fait positive. Un homme de génie, ou un génie, c'est un homme qui crée, qui invente, qui possède des facultés supérieures à celles des autres hommes, et qui s'élève, par la profondeur des pensées ou l'originalité de l'exécution, au-dessus de ce que dix mille, cent mille, un million de ses contemporains auraient pu faire. Shakespeare a du génie; Sedaine a du talent. Pierre Corneille a du génie; Thomas Corneille a du talent. Jean Racine a du génie; Louis Racine a du talent. Un homme moyen, bien doué d'ailleurs, patient et laborieux, sera capable, à force d'application, d’œuvres égales à celles de Sedaine, de Thomas Corneille, de Louis Racine. Jamais il ne lui sera possible de faire Hamlet, ou le Cid, ou Phèdre.

J'avais donc bien le droit de me servir du mot génie suivant l'acception usitée aujourd'hui, acception que tout le monde entend, et qui est absolument passée dans la langue.
Mais, puisque nous comparons le génie et le talent, il me reste à me défendre d'un reproche que m'adresse un peu injustement M. France. J'aurais dit que le génie est tout, et que le talent n'est rien... M. France me fait dire que « je n'estime que le spontané, l'inconscient, le fou... la réflexion, la beauté intellectuelle ne comptent plus en art, il faut du génie, de l'inconscience, du délire... » Mais le ciel me préserve de pareilles absurdités. J'ai dit seulement ceci — et je ne crois pas que ce soit contestable : dans une oeuvre de génie, il y a une certaine part de spontanéité inconsciente qui n'est ni voulue ni méditée.
Une œuvre géniale, c'est une œuvre où éclatent l'originalité, le nouveau, l'imprévu. Ni le travail ni l'effort ne peuvent la produire. Pour reprendre l'exemple de Pascal enfant, mettez un million d'écoliers de onze ans en face d'une feuille de papier et d'un crayon, et dites-leur d'inventer la géométrie, et vous verrez s'il s'en trouvera un seul qui découvrira les propriétés d'une tangente.

Certes, je ne suis pas dans les secrets de la pensée du jeune Blaise Pascal, mais j'aurais peine à comprendre que son invention est résultée d'un laborieux effort. Elle s'est déroulée spontanément et presque malgré lui. S'il avait cherché des souvenirs, des comparaisons, des points de repère, des analogies, comme le font les esprits médiocres ou moyens, il ne serait arrivé à aucun théorème, à aucune démonstration, car rien, soit dans ses souvenirs antérieurs, soit dans ses comparaisons, soit dans ses jugements, n'eût pu lui fournir d'éléments suffisants pour résoudre le problème qu'il cherchait. Créer quelque chose avec rien, c'est le propre du génie. C'est en cela qu'il est presque divin. Les autres hommes sont, des imitateurs, des compilateurs, des arrangeurs; ils ont la mesure, le talent, la pondération, l'esprit. Ils n'ont pas l'invention primesautière qui leur fait construire un édifice sans posséder les matériaux nécessaires.
Cette invention, qui jaillit spontanément de la tête de l'homme de génie, comme Minerve du front de Jupiter, a quelque chose d'inconscient et de non voulu. C'est là ce qui choque M. France; et mon spirituel contradicteur ajoute: « A ce compte, les mouvements réflexes qui accompagnent les fonctions les plus vulgaires de la vie seraient réputés plus admirables que les attitudes savantes d'une danseuse et que les gestes longuement médités d'une tragédienne. »
Mais certainement oui, et l'exemple n'est pas très bien choisi; car il y a précisément des émotions réflexes qui font naître des gestes, des attitudes, des physionomies bien supérieures, comme puissance et comme vérité, a tout ce que pourra imaginer le plus habile interprète dramatique. Quand le condamné à mort arrive devant l'échafaud, l'épouvantable terreur qui l'envahit lui donne une physionomie caractéristique affreuse et saisissante. On arrive à force d'art à l'imiter, tant bien que mal; mais l'on ne la surpasse pas. La face pâlit,les yeux s'agrandissent, la bouche se contracte, la tête s'affaisse, les jambes tremblent. Tout le talent d'un peintre, d'un sculpteur, d'un acteur, sera au-dessous de la hideuse réalité. Et cette réalité, qu'est-ce, sinon une simple émotion réflexe, sans traces de volonté, de conscience, ou d'effort?

De même chez les somnambules. Une pauvre fille hystérique, de moins de vingt ans, absolument ignorante, d'intelligence et de volonté débiles, sera, pendant son somnambulisme, capable d'exprimer, avec une vigueur et une délicatesse également surprenantes, par ses traits, par son attitude, par ses gestes, toutes les émotions de l'âme. On lui fera sans aucune éducation préalable représenter l'amour, l'extase, l'horreur, la haine, le dégoût, la frayeur, le mépris, la colère. Il suffira de lui inspirer ces émotions pour que l'émotion se traduise aussitôt par l'attitude qui s'y rapporte. Le geste, l'attitude et la physionomie présenteront une vérité telle et une telle perfection que toutes les plus savantes poses d'une tragédienne ou d'une comédienne hors ligne ne seront qu'une pâle ébauche auprès du jeu de la somnambule. Et pourtant la somnambule agit sans conscience, sans effort, sans volonté. « La passion parle là toute pure. » C'est un ressort automatique, un mouvement réflexe psychique; ce n'est pas le résultat de l'étude: c'est l'effet de la nature, et la spontanéité fait mieux que le plus laborieux effort.

Ainsi l'inconscience et la spontanéité sont capables de beauté esthétique. Y a-t-il même incompatibilité entre la spontanéité et la profondeur de la pensée? Je ne le crois pas. Un profond penseur peut, à un moment donné, trouver une solution sublime, sans que cette pensée lui ait été fournie par le travail et la réflexion. R. Mayer a découvert la théorie de la conservation de l'énergie en remarquant que le sang des veines était plus rouge dans les pays chauds que dans les pays froids. Ç'a été une intuition de génie, une pensée profonde, née spontanément et sans effort. Galilée a découvert les lois de la chute des corps en voyant un lustre osciller au-dessus de sa tête, et Newton a conçu l'attraction universelle en voyant tomber une pomme. Même pour les travailleurs à l'esprit médiocre, les bonnes idées, comme on dit parfois entre sol, les bonnes idées, qui sont de petites inventions minuscules, ne résultent pas d'un pénible effort; elles naissent d'un jet spontané. C'est une sorte d'inspiration (petite ou grande, peu importe) qui se fait sans nous, sans notre laborieuse attention, et qui naît sans réflexion. Cherchez et vous trouverez, dit l'Évangile. Eh bien! non, ce n'est pas là la vraie recette: on trouve sans chercher, et ou ne trouve pas quand on cherche. Est-ce que notre mémoire ne se comporte pas de même? Quand nous avons cherché vainement, et parfois pendant des minutes entières, un nom, une date, un numéro, si nous abandonnons notre recherche, tout d'un coup, au bout d'un certain temps, sans effort et spontanément, ce que nous cherchions vient se présenter à nous. L'ancienne image reparaît soudain dans la mémoire, sans que nous sachions par quel procédé psychique étrangement compliqué elle a ainsi reparu sans être évoquée par la volonté et la conscience.

Mais ce n'est pas là le point principal sur lequel porte la démonstration de M. Lombroso. Voici son argument capital: c'est que les hommes de génie, ceux qui ont eu le don de l'invention primesautière n'étaient pas bien équilibrés, dans le sens que les médecins et les physiologistes attachent à ce mot.
Un homme bien équilibré, c'est un homme dont l'existence est régulière et calme, qui n'a pas été un enfant précoce, comme Mozart ou Pascal, qui ne commet pas de grosses sottises dans sa vie, comme Masaniello, Byron, Musset, qui ne voit pas partout des ennemis imaginaires, comme J.-J. Rousseau, Swift, qui ne regarde pas comme un mortel chagrin d'avoir déplu au roi, comme J. Racine, qui n'a ni hallucinations, comme Cromwell et Descartes, ni épilepsie, comme César, Mahomet, Pierre le Grand, Newton, ni accès de mélancolie avec tendance au suicide, comme Pascal, Chateaubriand, Leopardi. Il n'a pas dans sa famille des aliénés ou des épileptiques. Il suit le chemin ordinaire, banal, de la vie commune et on ne pense pas à suspecter son bon sens.
Cet homme bien équilibré et de santé morale parfaite est le plus souvent incapable d'invention et d'originalité y a certes des exceptions à cela comme à toute chose, et on citerait peut-être des hommes calmes et méthodiques, dépourvus de toute fantaisie et de toute déraison, qui ont fait des découvertes merveilleuses, créé des genres et des méthodes, exécuté des œuvres de génie. Mais vraiment ces hommes de génie, modérés, pondérés, raisonnables, équilibrés, sont d'une espèce extrêmement rare. Presque toujours les grands inventeurs, les grands créateurs, en poésie ou en peinture, en mathématiques ou en physiologie, en art militaire ou en politique, ont eu d'étranges écarts de conduite et d'esprit. Les livres de Moreau de Tours et de Lombroso sont pleins de pareils exemples, et il suffit d'étudier l'histoire pour se convaincre que les grands hommes sont les moins raisonnables des hommes.

En définitive, l'équilibre intellectuel irréprochable est en général incompatible avec l'originalité et la spontanéité du génie.

M. France, en terminant, dit qu'il préfère le talent qui se connait au génie qui s'ignore, que le génie est une pierre brute et que le talent est un diamant taillé. Je ne discuterai guère ce point avec lui. C'est de l'esthétique en laquelle je ne m'entends guère, ce n'est certainement plus de la psychologie. Le génie peut manquer de goût. Corneille, Victor Hugo, Shakespeare, Rembrandt, Rubens, Wagner, n'ont rien qui ressemble au goût et au bon goût. Voltaire a dit: « Le génie conduit par le bon goût ne fera jamais de faute grossière. Le génie sans goût en commettra d'énormes. » Souvent une oeuvre de talent, bien proportionnée, aimable, fine, délicate, exquise dans toutes ses formes, est bien plus agréable que l'oeuvre informe et indigeste du génie qui étonne, qui déconcerte, qui choque. Mais cela n'empêche pas que, par la force de l'invention, l'oeuvre de génie est supérieure à l'autre.
De même l'homme de génie n'est pas toujours un élément de prospérité ou d'utilité. Il en est qui ont été terriblement funestes. Napoléon a été un des plus puissants génies qui se soient rencontrés, mais il a été le fléau du genre humain, et c'est lui qu'il faut rendre responsable de tous les maux que souffrent l'Europe et la France depuis près d'un siècle. Que le ciel préserve le monde d'un autre Napoléon!

En un mot, et pour finir, génie, dans l'acception usuelle, ne signifie ni agrément, ni goût, ni bienfait. Quand on dit d'un homme qu'il a du génie, c'est dire qu'il possède un mécanisme psychique spécial différent des mécanismes vulgaires. L'homme de génie est une exception, une anomalie; et à ce titre il côtoie de près la folie; mais le fou est au-dessous, et l'homme de génie est au-dessus des autres hommes.


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