Les héros et la masse

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1911, par Kochanowski J.K.

Dans les temps primitifs la société telle que nous la connaissons aujourd'hui n'existait pas. L'humanité vivait en troupeau. Et de nos jours encore l'image du troupeau primitif nous est figurée par ce qu'on appelle la foule. La foule s'oppose à l'individu comme l'impulsivité s'oppose à l'intelligence. La foule n'est qu'un troupeau.
Comment l'humanité est-elle sortie peu à peu de cet état d'impulsivité et de grégarisme initial? Elle en est sortie grâce à l'action d'individus supérieurs qui, se détachant du troupeau et s'opposant à lui, ont peu à peu préparé la société de l'avenir et produit la civilisation.

Dans les sociétés actuelles il existe de ces types supérieurs, il existe d'autre part des types inférieurs qui rappellent l'animal de troupeau primitif. De là tant de conflits. Dans la troupe primitive, pure foule nourrie des mêmes fictions, les dissonances n'existent pas: tous les êtres humains sont coulés dans le même moule. Et de même, dans l'avenir un jour viendra où définitivement la culture triomphera: le type inférieur, l'homme de troupeau, aura disparu; et la paix régnera, car une symphonie immense résultera du chant de tous les hommes supérieurs chantant pour eux-mêmes et selon leur nature. Mais actuellement nous sommes à l'époque des dissonances, des conflits entre le héros et la foule, entre la fiction et la réalité. De ces conflits où parfois la foule, la fiction, violente et brutale, semble triompher, mais où toujours l'idée nouvelle semée par l'homme supérieur finit par germer et s'épanouir, résulte ce qu'on appelle le progrès, la civilisation.

Ajoutons que le type supérieur, l'homme de l'avenir, l'individu digne de ce nom, tout aussi bien que le type inférieur, l'homme du passé, l'homme de la foule, sont l'exception. Entre ces deux types extrêmes il y a l'innombrable multitude des types moyens. Le type moyen est caractérisé par sa passivité. Il n'est pas capable d'agir pour lui-même et selon sa nature comme le type supérieur; il n'est pas absolument l'esclave des fictions de la masse, de l'opinion, comme le type inférieur. Mais il obéit à des mots d'ordre venus soit de droite, soit de gauche: il est passif. Son utilité est de servir de trait d'union entre les deux groupes extrêmes, incapables de se comprendre. Il ressemble à l'insecte qui va de fleur en fleur, transporte le pollen aux étamines et les féconde.

L'homme supérieur se distingue de la foule par l'égoïsme ou, si l'on admet l'expression, par l'égotisme. Il est capable de dire: « pour moi, pour mon esprit, pour mes désirs », et de vivre et d'agir selon le vœu de la nature, alors que l'homme inférieur agit selon les vœux de la foule. La foule est dominée par toutes sortes de fictions: le héros représente la réalité de l'être. Il ne faut pas le confondre avec l'idéologue social qui chante l'hymne de la masse et qui, empruntant à la masse toute ce qu'il sait et tout ce qu'il est, ne peut donc pas la faire progresser. L'homme supérieur emprunte à la nature, à la réalité son idée des choses; il chante pour lui-même, non pour la masse; il n'est pas un meneur de foules; il ne songe pas, comme l'idéologue social, comme le soi-disant altruiste, à l'avenir de la société. Et pourtant, cet avenir, c'est lui qui le prépare, car il est le vrai nonce de la nature, le vrai délégué de la réalité. Or l'imprévisible avenir s'élabore dans les profondeurs de la nature. Il y a bien un avenir fictif que la foule imagine en le fabriquant avec les données du présent modifiées au gré de ses désirs; et l'idéologue social se figure travailler à cet avenir-là. Mais l'avenir réel est tout autre; il se fait en nous sans nous: c'est l'inconnu, c'est le secret de la réalité. Cet avenir inconnu, la foule en a horreur, comme la nature a horreur du vide. Mais l'homme supérieur le pressent et le prépare inconsciemment. Il est ainsi, sans le vouloir, le meneur de la foule, au contraire de l'idéologue social qui veut l'être et ne l'est pas.

Et pourtant il y a une antipathie instinctive et un conflit continuel entre la foule et le héros, entre la masse et l'individu. Ce conflit fut longtemps tragique et sanglant. La foule déteste l'individu supérieur et qui se distingue, elle le martyrise et cherche à le supprimer; elle sent en lui un destructeur. Et en effet il est, qu'elle le veuille ou non, le destructeur de ses fictions passées; mais il est en même temps le créateur de ses fictions futures. La vérité d'aujourd'hui est l'erreur de demain; et la vérité de demain sera le produit des hommes supérieurs d'aujourd'hui. Si la foule déteste le héros, celui-ci le lui rend. Alors que l'être inférieur vit dans la foule comme le poisson dans l'eau, le héros d'instinct la redoute et l'évite. Il se garde bien de lui raconter ses pensées; il n'éprouve pas, comme l'idéologue social, le besoin des confessions. Il chante pour lui-même, pour soi seul, l'hymne éternel, toujours jeune et toujours vital, de la nature. Et pourtant l'homme supérieur ne peut pas s'abstraire de la foule: il a affaire à elle, ne fût-ce que pour se défendre, pour défendre son droit à agir et à penser par lui-même et à ne pas suivre les chemins battus. Tentative périlleuse aux premiers âges de l'humanité! L'individu supérieur avait besoin d'avoir les poings solides ou de savoir se cacher. Dans la société civilisée l'hypocrisie est son arme. Il se présente à la foule recouvert d'un voile qu'il a tissé d'un mélange de fictions et de réalités et qu'il dépouille peu à peu, à mesure qu'il se sent progressivement plus fort et plus persuasif. Il n'y a plus entre la foule moderne et le héros l'antagonisme violent d'autrefois; le héros lui-même sent que l'alliance est nécessaire. Mais cette alliance n'est possible qu'au prix d'une hypocrisie; et cette hypocrisie, c'est la foi mensongère de l'homme supérieur aux fictions de la masse. Grâce à cet artifice, l'individu supérieur s'empare de la foule et la gagne à ses propres vues. Et son égoïsme est ainsi, pour l'avenir, plus fécond en conséquences altruistes que l'altruisme actuel et borné de n'importe quel idéologue collectiviste.


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