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Les traditions populaires en psychologie sociale et en sociologie - Partie 2

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1904, par Lessevich W.

L'idée de l'eucharistie est reliée à la notion de l’âme extérieure, — notion qui se rencontre déjà dans le conte égyptien des deux frères; l'idée de l'immaculée conception représente une croyance très répandue chez les peuples primitifs, comme l'ont fait voir les découvertes de Spencer et de Gillen en Australie centrale, et elle se rencontre dans une quantité de contes populaires, et ainsi de suite. La découverte des origines des survivances projette donc une vive lueur sur ces survivances et révèle, de la manière la plus parfaite, la signification sociologique des données de la psychologie des peuples. Cette découverte, poursuivie avec autant d'audace que de suite, aboutit à des résultats d'une grande importance, comme le démontrent les ouvrages des folkloristes modernes: de Frazer, Sidney Hartland, Edw. Clodd et autres.

Quelle valeur ont-elles, prises en elles-mêmes, ces données psychologiques? Quelle importance ont ces atomes et ces molécules folkloristiques? Ils dévoilent, ainsi que j'ai eu l'occasion de le faire observer, l'âme du peuple, ses sentiments et sa conception du monde. Mais, élargissez le cadre, étudiez-le dans le courant de l'évolution sociale, et vous verrez leur signification s'agrandir et atteindre une hauteur inattendue. Et voilà, que, si petits et de si peu de valeur que soient l'atome et la molécule folkloristiques, extraites de leur profondeur obscure et placées dans la série des étapes de l'évolution sociale, ces petites choses deviennent grandes, ces quantités parfois presque négligeables acquièrent une valeur immense. Prenons par exemple les contes, dont les héros d'humbles et humiliés qu'ils étaient finissent par surmonter leur humilité et leur humiliation et deviennent rois, bienfaiteurs de leurs sujets et sont toujours entourés d'estime et de gloire, — de ces héros qui en France se nomment Cendrillot, en Angleterre Cinderellus, en Russie Chélondiak, en Ukraine Papélukh, en Mongolie Hesser-Khan, ou de ces héroïnes, comme Cendrillon des Français, Cenerentola des Italiens, Aschenbrödel des Allemands, Zolonchka des Russes. Ce type est bien antique: il apparaît dans le conte égyptien des deux frères sous le nom de Bitiou — cet Osiris populaire comme l'a nommé M. Maspero, et sous le nom de Joseph dans la Bible. Poursuivons l'évolution de ce type, envisageons ses formes postérieures dans les légendes, dans les mythes, et nous rencontrerons successivement Bel-Mardouk, Osiris, Atis, Adonis, Bouddha, Jésus.

Montons plus haut, abordons les généralisations sociologiques, et nous verrons s'agrandir encore la signification de ces données folkloristiques que nous avons étudiées du point de vue de l'anthropologie préhistorique, de l'ethnographie et de l'histoire; nous rencontrerons une conception, comme celle de Frazer, par exemple, où les données folkloristiques servent de base à un aperçu des états de l'esprit humain depuis l'époque de la magie jusqu'à l'époque de la science et des rapprochements aussi intéressants que suggestifs de la conception du monde de la magie et de la science... Mais le beau livre du « Rameau d'Or » est trop connu pour que j'aie besoin de le résumer.

On comprendra facilement maintenant la comparaison, faite par M. Frazer, dans son ouvrage justement célèbre sur le « Rameau d'Or », entre les folkloristcs actuels et les savants qui étudiaient l'antiquité classique à l'époque de la Renaissance. De même que pour ces hommes la découverte de la littérature ancienne fut une révélation, qui montra à leurs regards étonnés un spectacle si ravissant du monde antique, comme ne l'ose même pas rêver un savant du moyen-âge, sous les voûtes sombres de ses abbayes, aux sons solennels de ses cloches, — de même actuellement devant nous s'ouvrent des horizons beaucoup plus vastes, se déroule un tableau beaucoup plus majestueux. Et cela grâce à l'étude, qui nous initie aux croyances et aux rites, aux espoirs et aux idéals non seulement de deux peuples géniaux, mais de toute l'humanité, et qui nous permet ainsi de suivre la marche de l'humanité, — marche lente et remplie d'obstacles, qui l'a conduite de l'état sauvage à la civilisation. Et, de même que les savants de l'époque de la Renaissance trouvèrent dans les manuscrits poussiéreux et fanés des littératures grecque et latine, des éléments nouveaux pour leurs esprits, un nouveau champ d'action, à notre tour nous découvrons dans la masse des matériaux, qui nous arrive de toutes parts, autant des villes ensevelies de l'antiquité que du sauvage le plus inculte, — un nouveau domaine d'exploration, qui demandera toutes les énergies de plusieurs générations de savants. Cette exploration étant à l'état d'embryon, d'autres seront obligés de refaire ce que nous faisons actuellement, et ils le feront mieux, car ceux qui viendront après nous, posséderont la plénitude des connaissances, la profondeur de la perspicacité, qui nous manquent. Nous ne sommes que des pionniers, qui faisons des percées et défrichons la forêt, là où on sèmera et récoltera après nous.

« Mais l'étude comparative des croyances et des institutions humaines — continue M. Frazer — pourra nous servir non seulement comme moyen de satisfaire la curiosité éclairée d'un savant et de l'enrichir de matériaux nécessaires à ses recherches, mais encore, entre de bonnes mains, elle peut devenir un instrument puissant qui favorisera le progrès, s'il réussit à mettre à nu certains côtés faibles des bases, sur lesquelles repose le régime social actuel, et s'il peut prouver en même temps, que ce que nous croyons être le sol naturel n'est que le sable des superstitions. C'est en effet une besogne pénible et jusqu'à un certain point ingrate, que de démolir les erreurs, derrière lesquelles, comme derrière les murailles d'une tour, les espoirs et les aspirations des hommes se sont réfugiés si longtemps pour s'abriter des tempêtes et des inconstances de la vie. Mais le jour viendra, où les armes de la méthode comparative démoliront ces murs, couverts de mousse, de lierres et de fleurs de mille associations touchantes. A l'heure qu'il est, nos canons ne font qu'occuper la position, ils n'ont pas encore parlé. Le remplacement des murs renversés par des constructions plus parfaites et plus solides, sera l'oeuvre d'autres générations qui vivront dans des temps plus heureux. »

Comme écho de cet appel du grand savant, a paru le beau livre de M. John Robertson « Pagan Christs », publié il y a quelques jours à Londres. Ce livre, aussi érudit que suggestif, complète d'une façon éclatante les travaux antérieurs de l'auteur sur le christianisme et la mythologie et atteint le but qu'il s'était proposé; il explique au point de vue sociologique les origines du christianisme. Il nous fait faire un pas en avant considérable vers la réalisation de ces temps heureux, dont nous parle M. Frazer.

En terminant mon esquisse sommaire d'un cas particulier de la relation qui existe entre la psychologie et la sociologie, je me résumerai en indiquant l'importance méthodologique de l'ascension des données psychologiques à la hauteur des généralisations sociologiques. Cette ascension doit toujours réaliser le principe fondamental de la gnoséologie, lequel consiste à ne jamais perdre de vue l'union de nos généralisations avec la masse des données concrètes et à les envisager toujours d'un regard embrassant leur totalité. Nous soumettant à ce principe, nous conservons la possibilité de monter aux généralisations, si hautes soient-elles, et de redescendre aux faits qui nous ont servi de point de départ. C'est ainsi que notre science obtient un caractère vraiment philosophique et que notre philosophie devient scientifique. Et voilà cet instrument puissant qui doit mener à son terme l'élimination de tout alliage traditionnel du domaine du savoir humain et accomplir la marche ardue de l'esprit vers la conquête du « savoir pur » selon la conception de la « critique de l'expérience pure » qui en doit être la base. Devant cette critique, dont nous sommes redevable à l'empiriocriticisme de Richard Avenarius, notre savoir devra se réduire à n'être que scientifique, libre de toutes les attaches des pseudosciences illusoires et fictives.


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