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Influences du facteur économique sur la musique - Partie 4

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1902, par Krauz C.

Nous avons donc ici un cas de l'adaptation consciente de la forme musicale au contenu, ici contenu religieux, qui à son tour est la forme d'un mouvement social et économique; cas qui n'est peut-être pas aussi rare qu'on serait tenté de le croire, mais qu'on rencontrera rarement avec cette clarté et évidence.

Ambros, l'historien de la musique bien connu, met toute cette transformation sur le compte personnel de Luther, disant qu'elle n'aurait pas eu lieu, si Luther n'avait pas tant aimé la musique, s'il avait été un zélote. Les historiens ne commettent que trop fréquemment cette faute de placer le centre de gravité d'un grand mouvement dans un grand homme providentiel; cette fois-ci, comme toujours, ils sont démentis par la constatation d'un besoin général, qu'Ambros fait d'ailleurs lui-même: ce besoin fut tellement fort qu'une foule de recueils de chants nouveaux parut soudain. Sans doute Luther aimait et favorisait la musique: c'est qu'il sentait son grand pouvoir sur les masses. Ce pouvoir d'unir les hommes dans une suggestion commune et de délivrer les instincts les plus profonds a sa source dans le rythme des chants, qui s'adapte au rythme des mouvements le plus favorable au genre du travail dont il s'agit; le travail économique imprime ainsi dès l'origine son sceau aux mélodies populaires, et on sait qu'elles sont les éléments toujours présents de toute évolution ultérieure de la musique. Avant la guerre ce sont aussi la danse, le chant, la musique qui créent l'état d'âme nécessaire. L'Eglise s'est tout naturellement emparée partout de cette force de suggestion de la musique.

Le transport de la mélodie principale dans le soprano eut pour l'évolution de la musique des suites d'importance énorme, encore que non prévues ni voulues par Osiandre. Cette voix, qui par sa nature même se sépare bien des autres, devenait de plus en plus indépendante, et les autres voix, au lieu de chanter des mélodies indépendantes, concordant seulement dans chaque note avec la mélodie principale, ce qui constituait précisément l'ancien système du contrepoint, tombèrent au rôle subordonné d'un simple accompagnement, que simplifiaient encore toujours plus des compositeurs comme Chasler, Eckaudt, dans le même but « utilitaire ». Ensuite put apparaître déjà le chant solo sur le fond d'un orchestre instrumental, put se développer le style accordé, l'opéra. Le luxe et la vanité des cours favorisent l'art vain des virtuoses solistes, qui fait dégénérer et abaisse l'opéra; sa renaissance et son relèvement est dû au mouvement d'ascension sociale et politique de la bourgeoisie sérieuse et sévère dans son opposition contre l'Ancien Régime, mouvement dont on connaît la base économique.

Faut-il parler encore de la disparition au XVIIIème siècle, grâce aux luttes sociales toujours plus violentes causées par l'évolution du capitalisme, du caractère calme et doux imprimé à la musique sacrée par Palestrina? De la seconde école vénitienne, qui introduit dans la musique religieuse le septaccord diminué — une dissonance! — et invente la fugue, ce reflet musical des combats passionnés, du flux et du reflux, du croisement ininterrompu des éléments? Faut-il rappeler les liens spirituels entre Beethoven et la Révolution française, entre Chopin, Schubert, etc. et les désillusions qu'elle causa, entre Richard Wagner et la Révolution de 1848?

Nous n'avons voulu que donner quelques exemples, que faire quelques simples observations qui démontrent, nous semble-t-il, que la musique, entrant dans la grande unité de la vie sociale, est nécessairement soumise, comme tout art en général, à l'action irrésistible de son facteur fondamental, l'économique. Nous ne voulons pas terminer cette note sans dire qu'évidemment la musique est, de tous les éléments de la « superstructure » sociale, relativement le plus indépendant vis-à-vis de la base économique; car, n'ayant point besoin de matériaux palpables comme les arts plastiques, elle est la plus indépendante vis-à-vis de la technique productive et la moins apte à être considérée au point de vue utilitaire; et d'autre part, ne se servant pas du langage, n'émettant par conséquent point de directes assertions sociales, on n'éprouve presque pas de besoin et d'ailleurs on ne trouve pas facilement des moyens de la réglementer d'une manière quelconque au nom des intérêts et des buts du système social dominant. Aussi l'évolution de la musique est nécessairement la plus autonome de toutes les évolutions des divers phénomènes sociaux, et elle atteint la plus grande diversité des formes dont les combinaisons ne se laissent point ramener à des causes sociales fondamentales.


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