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Influences du facteur économique sur la musique - Partie 1

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1902, par Krauz C.

Victor Hugo répondait un jour « à un acte d'accusation ». Un critique lui avait reproché d'être le dévastateur du vieil ABCD. « Autrefois » les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes; « un mot était un duc et pair ou n'était qu'un grimaud. Mais moi, dit le grand poète, j'ai fait éclater un Quatre-vingt-treize grammatical » :

Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur! plus de mot roturier!
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées...

Il prit et démolit la Bastille des rimes. Il détruisit cette étiquette qu'on nomme prosodie. Et en avouant tous ces forfaits, voici comment il en explique la raison et le but :

Le mouvement complète ainsi son action.
Grâce à toi, progrès saint, la Révolution
Vibre aujourd'hui dans l'air, dans la voix, dans le livre,
Dans le mot palpitant le lecteur la sent vivre.
Elle crie, elle chante, elle enseigne, elle rit.
Sa langue est déliée ainsi que son esprit!

Remarquons entre parenthèses qu'une pareille adaptation révolutionnaire des formes de la pensée — le langage en est une — au contenu social ne va pas, dans ce cas comme dans beaucoup d'autres, sans la résurrection des formes anciennes:

J'ai brisé — dit encore Victor Hugo — tous les carcans de fer
Qui liaient le mot peuple, et tiré de l'enfer
Tous les vieux mots damnés, légions sépulcrales...

Ce phénomène de l'enrichissement de la langue littéraire par l'élément populaire qui en avait été banni par la phase aristocratique de la littérature, phénomène caractérisé si heureusement ici par quelques expressions pittoresques, se reproduit toujours au moment d'une poussée populaire dans les luttes politiques et produit ainsi une oscillation partielle dans l'évolution du langage, bien que M. Tarde l'ait niée dans sa brève critique de ma loi de la rétrospection révolutionnaire.
Mais de la magnifique « Réponse à un acte d'accusation » de Victor Hugo nous voulons retenir surtout cette maxime qui résume toute sa pensée:

L'unité des efforts de l'homme est l'attribut :
Tout est la même flèche et frappe au même but.

Elle résume aussi le déterminisme économique, cette conception marxiste de l'histoire, dont M. Labriola a pu dire avec raison qu'elle « est la cime de l'unification de l'histoire ». Nous pourrions faire de l'aphorisme du grand poète la devise de notre monisme — si étroit et si terre à terre, comme tout le monde sait. Nous nous efforçons, en effet, de démontrer par les moyens scientifiques ce qu'il a deviné, lui, par la force de son intuition de poète: qu'il y a une unité au fond de l'énorme variété des manifestations de la vie sociale; que non seulement la morale, le droit et l'organisation politique, mais aussi la science et la philosophie, l'art et la religion — « complètent l'action » d'un mouvement fondamental, intensifient la satisfaction des besoins primordiaux, s'adaptent enfin tous dans leur développement, si riche et si varié qu'il soit, à une base qui ne peut être qu'économique.

Ces idées cessent d'ailleurs peu à peu d'être la propriété d'un petit cercle d'adeptes. Ce n'est plus seulement un « doctrinaire marxiste », comme Plekhanoff, qui place les conditions économiques à la base de l'évolution littéraire: M. Georges Renard, un spécialiste, s'y résout également. Il y a quelques années Belfort Bax aussi bien que Karéieff déliaient les marxistes d'appliquer leur conception économiste de l'histoire à l'histoire de la philosophie; Kautsky l'a essayé; mais voici qu'un spécialiste de mérite, professant à l'Université de Zurich, M. Abr. Eleutheropoulos, a écrit l'histoire complète de la philosophie européenne — des origines jusqu'à Hartmann — sur la base économique. Lisez le livre si intéressant de M. Franz Feuehrerd, qui n'est qu'un commencement d'une histoire complète des arts plastiques sur la base économique, lisez même les brèves observations d'un professeur de l'économie politique à l'Université de Heidelberg, M. Carl Kindermann, — sans même parler d'« Arbeitund Rythmus » du prof. Bücher, — et vous m'accorderez que l'interprétation économique de l'histoire a, pour ainsi dire, monté d'un étage: ce qu'une série d'écrivains, appartenant soit directement à l'école marxiste, soit à cette large école des économistes-historiens et historiens-économistes qui, dans un certain sens, comprend le marxisme aussi dans ses limites, avaient fait pour les mœurs et les institutions, pour la famille, la propriété et l'Etat, une autre série d'écrivains le fait pour les fonctions sociales plus élevées et plus compliquées: celles de l'explication et de la reproduction de la société et du monde. Toutes ces monographies confirment, en l'exprimant diversement, notre conception de l'art, comme « faisant, dans un sens, partie de la production matérielle et dépendant strictement de l'état de ses instruments, et comme formant, dans un autre sens, plus général, une sorte de morale des instincts, c'est-à-dire un ensemble d'actions (et de pensées) favorisant l'exercice de la morale sociale par les individus par le fait même, caractéristique de l'art, que toute trace de la primitive raison utilitaire de ces actions y a disparu ».


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