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Etat mental des aphasiques - Partie 4

Revue de psychiatrie : médecine mentale, neurologie, psychologie

En 1902, par Vigouroux A.

Quand les images auditivo-motrices et visuelles des mots sont altérées bien que les idées existent et puissent se combiner sans les mots qui les représentent, les idées sont moins nettes et deviennent moins maniables. De plus, ne comprenant plus ce qu'ils entendent et ce qu'ils lisent ou du moins ne le comprenant qu'imparfaitement les aphasiques ne peuvent acquérir facilement d'idées nouvelles.
On comprend donc que les aphasiques, du fait seul de l'altération de leur langage intérieur, aient une diminution de leurs facultés intellectuelles; et cette diminution sera proportionnelle, dans chaque cas, à l'intensité des lésions, à leur retentissement sur les zones voisines et enfin à l'état des artères du cerveau, les lésions étant le plus souvent des ramollissements en rapport avec l'athérome artériel.
M. Déjerine fait remarquer que les altérations du langage naturel, les troubles de la mimique, en particulier, ne se rencontrent que dans les cas d'aphasie de nature très complexe, par le fait même qu'elles s'accompagnent d'un déficit en général très marqué de l'intelligence. La mimique, intacte ou peu touchée dans les aphasies corticale est très expressive dans les aphasies pures.

Il est intéressant de s'étendre un peu sur la différence présentée, au point de vue mental, par les deux types d'aphasiques, les sensoriels et les moteurs. Alors que les aphasiques moteurs font le plus souvent illusion sur leur valeur intellectuelle, les aphasiques sensoriels ne comprenant plus le sens des mots qu'ils entendent ou qu'ils lisent, ne pouvant exprimer leur pensée ni par l'écriture ni par la parole, se trouvent, par là même, privés de tout commerce avec leurs semblables, paraissent plus affaiblis qu'ils ne le sont en réalité et peuvent être même parfois considérés comme des déments incohérents.
Cependant malgré le trouble de leur langage intérieur, malgré la perte des images auditives visuelles des mots ils peuvent penser, et ils pensent avec des images d'objet. « Sans le langage, dit M. E. Tournier cité par Ballet, on ne peut concevoir une intelligence active, aisée, singulière et progressive, mais on peut concevoir une intelligence. Il est impossible de bien penser, mais il est possible de penser ».
On les a comparés tour à tour à des sourds-muets intelligents ou à des étrangers ne parlant pas la langue du pays où ils se trouvent, avec cette aggravation même, qu'ils ne se rendent pas compte de l'incohérence de leur langage.
L'aphasie sensorielle avec paraphasie peut donc simuler la démence: un certain nombre d'observations ont été rapportées à ce sujet.
Baillarge, dans son discours à l'Académie de médecine (1865) cite l'observation d'une malade de son service, qui « ne peut nommer les objets usuels et qui ne peut même pas dire son nom. Quand on lui présente un objet elle fait signe qu'elle le connaît et s'efforce de le nommer mais n'y parvient jamais. Elle a conscience de son état et s'en afflige. Cependant cette femme prononce une foule de mots incohérents en les accompagnant de gestes expressifs qui prouvent que derrière cette incohérence il y a des idées bien déterminées qu'elle veut exprimer. La perversion, du langage a été si grande chez cette malade que longtemps on l'a crue sourde et aliénée. La question de la surdité a été facile à juger, mais il n'en a pas été de même de celle d'aliénation. La folie, comme on l'a dit, est une infortune qui s'ignore elle-même: or ce caractère essentiel manque chez notre malade, qui semble apprécier très bien son état; elle ne se livre d'ailleurs à aucun acte déraisonnable. »
M. Magnan à la société de Biologie, en 1879 cite des malades qui, tout en paraissant suivre une série d'idées ont perdu le souvenir des signes conventionnels qui les expriment et traduisent leur langage intérieure par un verbiage incohérent. Il distingue l'incohérence produite par des désordres anatomiques qui viennent brutalement briser le jeu des fonctions du langage, incohérence qui ne réside que dans la formule verbale de l'idée et non dans la pensée elle-même, des incohérences de langage qui sont l'expression du désordre profond de la pensée.
M. Paul Garnier a relaté en 1889, une observation très intéressante d'une malade, Marguerite L., atteinte de cécité et de surdité verbales, avec paraphasie et agraphie. Cette femme qui avait eu des attaques apoplectiformes, vaquait aux soins du ménage et se conduisait raisonnablement. Elle fut arrêtée dans la rue, un jour que, sortie pour faire des provisions, elle se fit remarquer par l'incohérence de son langage; elle n'avait pu donner ni son nom, ni son adresse et n'avait pu répondre que par un bavardage inintelligible aux questions les plus simples. Amenée au Dépôt, elle continua à prouver par le caractère raisonnable de ses actes et de sa manière d'être qu'elle jouissait de son intelligence et fut rendue à sa famille.
Dans un autre cas, M. Garnier fit conduire à l'hôpital une autre malade du même genre, Mme F., qu'il ne considérait pas comme aliénée. « De telles infirmes du langage, dit M. Garnier, se trouvent, au point de vue de la communication des idées et des échanges incessants que comportent les nécessités de la vie courante, dans des conditions particulièrement difficiles qui les isolent en quelque sorte et les relèguent dans une infériorité marquée. Ils ont besoin d'aide et de protection aussi bien que de soins, et, à défaut de famille, c'est l'hôpital qui leur convient.
M. Séglas insiste sur la difficulté du diagnostic de l'aphasie sensorielle. Il cite le cas d'une dame de cinquante ans, soignée par lui plusieurs années auparavant pour un accès de mélancolie anxieuse, qui se présenta un jour à lui dans un état d'anxiété profonde, poussant des soupirs et répétant toujours la même phrase. Cette dame n'était cependant pas aliénée, elle n'était qu'aphasique sensorielle.
Enfin M. Charpentier a étudié les cas de paraphasie simulant la démence, et il croit que, parmi les vieux chroniques des asiles à incohérence apparente, se trouvent des paraphasiques ne comprenant pas ce qu'ils disent, mais sachant bien ce qu'ils veulent dire.
Heilbronner (Congrès des Aliénistes allemands, août 1899), étudie les lésions diffuses du lobe temporal, qui donnent lieu chez certaines malades, non pas à de véritables troubles aphasiques mais à des troubles analogues, dus à la perte de l'attention et à la dissociation des idées.
J'ai rapporté aussi à la Société médico-psychologique l'observation d'un malade atteint d'aphasie sensorielle avec paraphasie qui, par suite de cette altération du langage, paraissait atteint de démence incohérente. Par sa mimique, par le caractère raisonnable de sa conduite et de ses actes, ce malade manifestait qu'il jouissait de son intelligence; il fut rendu à sa famille, put reprendre ses occupations et s'est montré capable de vivre en liberté.
Dans l'observation 59 de la thèse de Miraillé, le malade atteint d'aphasie sensorielle avec prédominance du côté des troubles de lecture est noté comme ayant son intelligence conservée, il peut circuler dans Paris sans s'y égarer et rentrer seul à Bicêtre.
M. Déjerine dit avoir connu plusieurs aphasiques sensoriels dont l'intelligence avait conservé son intégrité.
« L'intelligence, dit M. Déjerine, est toujours touchée, l'affaiblissement intellectuel chez eux est plus marqué que chez l'aphasique-moteur, mais il peut parfois être presque nul. Ce défaut intellectuel se traduit d'ordinaire par une mimique moins expressive que chez l'homme sain. Cependant, d'ordinaire, le sensoriel est capable de faire comprendre par la mimique ses désirs et ses pensées. »
Mais le plus souvent l'aphasie sensorielle s'accompagne des troubles intellectuels, des modifications du caractère et des sentiments affectifs qui sont liés aux lésions circonscrites du cerveau. Dans la plupart des observations, où l'état de l'intelligence et du caractère est étudié, les facultés intellectuelles sont diminuées. (Miraillé, Swortzoff, Touche). Un malade de Wyllie, cité par Miraillé, avait l'intelligence intacte mais avant cependant la sensation de nuage dans le cerveau; un autre ne se reconnaissait plus dans les rues, etc.
En outre, l'aphasie sensorielle peut compliquer certains états démentiels et même la paralysie générale. Sérieux a communiqué un cas de surdité verbale chez un paralytique général; il a publié d'autres cas de surdité et de cécité verbales chez un dément, de cécité verbale avec agraphie chez un affaibli intellectuel, etc. Trénel donne l'observation d'une aphasique amnésique avec cécité verbale et agraphie, qui présentait des troubles psychiques à forme circulaire.
Dans ces cas, il est bien difficile d’apprécier la part de la déchéance mentale qui peut être attribuée à l'aphasie sensorielle.
Notons enfin, que des aliénés peuvent devenir aphasiques sensoriels. C'est ainsi qu'un malade de M. Garnier, délirant chronique, devenu aphasique sensoriel, attribue ses troubles de compréhension et d'expression aux persécuteurs qui agissent sur lui.
D'une manière générale — et cette conclusion ressort de cette étude — il semble donc que si un certain nombre d'aphasiques ont conservé l'intégrité de leurs facultés intellectuelles, malgré les troubles du langage qu'ils présentent, la plupart sont affaiblis dans leur intelligence et versent facilement dans la démence.


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