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Contribution à l'étude de l'amnésie antérograde émotive - Partie 3

Revue de psychiatrie : médecine mentale, neurologie, psychologie

En 1900, par Vaschide N.

Observation II. — Il s'agit du même cas. Les enfants de Mme N. arrivent et parmi les premiers visiteurs sont les amis. Dix sujets, dont 3 hommes et femmes âgés en moyenne de 30 à 45 ans présentent des cas d'amnésie antérograde émotive très caractéristique. A la vue du cadavre, à la vue des personnes qui pleuraient, les membres de la famille et les amis « perdaient brusquement leur tête », comme ils s'exprimaient dans leur langage. En vérité, il s'agissait d'une amnésie antérograde qui portait généralement sur la vie psychique antérieure en moyenne de 4 heures. Quelques-uns, dont l'amnésie a été plus longue, subissent un second choc émotionnel devant la réalité brutale du fait annoncé et ce supplément émotionnel agrandissait de plus en plus l'étendue de l'oubli.
Dans la reconstruction du passé les faits émotionnels sentimentaux arrivaient en dernier lieu et le plus difficilement, tandis que les raisonnements et l'idéation apparaissaient au premier abord. Cette particularité, dont l'explication serait bien difficile à être donnée, nous l'avons retrouvée tout aussi nette lors des observations faites à propos de la mort de M. N. sur le monde de son entourage immédiat.

Observation III. — Monsieur et Madame B., âgés de 50 et 52 ans, ont eu la douleur de perdre leur enfant, une jeune fille âgée de dix-huit ans. Amnésie complète pour un lapsus de 1 mois avant la catastrophe et pour le reste une paramnésie caractéristique. M. B. ne savait même pas où était le billet de naissance de la morte; et on en avait besoin pour l'enterrement. Madame B. ne sait absolument rien de ce qui s'est passé 3 jours auparavant; et les trois semaines précédant le douloureux événement elle a des fausses réminiscences. Deux semaines après tous les souvenirs sont revenus chez les deux et avec une limpidité remarquable.

Ces trois observations, auxquelles on pourrait ajouter encore un grand nombre d'autres, surtout pour des phénomènes de courte durée, prouvent péremptoirement l'existence de cette « amnésie antérograde émotive ». Nous pourrions dire, pour exprimer nettement notre pensée, que la grande et l'extrême majorité des observations, que nous avons eu la chance de saisir, concernant les émotions tristes actives, provoquent instantanément à la suite de ce choc intéral dynamo-physiologique une amnésie antérograde plus ou moins prolongée et dont la disparition se fait lentement, petit à petit. On a besoin de plusieurs semaines pour être revenu tout a fait à l'état normal. On ne se rappelle plus les décisions prises quelques instants auparavant et aucun mobile qui dirigeait sa mentalité d'il y a quelques heures. Parfois cette obnubilation temporaire est courte et ne porte que sur des phénomènes qui ont précédé immédiatement l'activité émotive. Dans les milieux ou les sujets vivent, cette amnésie est un équivalent de la douleur profonde et elle est considérée comme un des signes du sentiment vrai éprouvé.

Depuis que nous avons fait des observations, à l'asile de Villejuif, dans le service de M. Toulouse, j'ai eu l'occasion d'observer cette amnésie-antérograde émotive passagère dans presque toutes les affections mentales. L'émotion observée n'était pas toujours une émotion de tristesse, l'alimentation de leur système d'idées fixes et d'obsessions tristes, mais plutôt un état de fureur, de peur provoquée soit accidentellement, soit artificiellement. L'obnubilation émotive est considérablement plus courte et constitue un phénomène à part et bien distinct de leurs amnésies pathologiques. Ainsi, une persécutée, excitée et contrariée vivement par une autre malade, avait oublié complètement le but de sa visite au cabinet de la sous-surveillante et ne se rappelle absolument rien de ce qui se passait une dizaine de minutes auparavant. Intelligence assez lucide en dehors de ses persécutions morbides, elle avait une mémoire admirable et se rendait parfaitement compte de tout ce qui se passait autour d'elle. L'amnésie avait arrêté son attention et la malade faisait un réel effort intellectuel, pour se rappeler ses actes et ses gestes précédents. Dans la paralysie générale au début, dans les manies, les mélancolies, obsessions, hystéro-épilepsie, etc., cette obnubilation est caractéristique, tout en étant relativement plus courte qu'à l'état normal. L'hystérie est la seule maladie qui rêvet un caractère presque pathologique dans l'évolution et le mécanisme de cette amnésie-antérograde émotive; elle est accompagnée et précédée généralement par une paramnésie qui se prolonge sur un laps de temps assez long.

Bref, « l'amnésie antérograde émotive normale » est un phénomène bien défini et accompagne toujours les émotions actives tristes. Le choc initial émotif provoque un arrêt brusque, immédiat, instantané et qui est précédé par une obnubilation plus ou moins courte de l'activité intellectuelle du passé immédiat. Il s'agit là, d'une espèce de fascination, ou bien d'une vertige qui provoquerait cet oubli partiel complet, généralement pour tout ce qui concerne le ton émotif et affectif individuel. L'amnésie, après un laps de temps qui varie considérablement, passe lentement; et la mentalité oubliée revient dans la mémoire avec une foule de détails sur lesquels à peine l'attention avait été arrêtée. Cette obnubilation, quoique elle se rapproche de l'amnésie pathologique, paraît avoir une structure différente, particulièrement dans son évolution, sa genèse et sa reconstitution.

Nous n'avons jamais observé des phénomènes identiques à propos des émotions actives gaies; la symptomatologie de ce ton émotif paraît toute autre, ce qui plaide pour la différenciation purement mentale de la qualité du ton affectif. Il y a une association émotive qualitative qui se fait avec l'âge, tout en développant un coefficient héréditaire important.

Nos courtes observations pourraient provoquer des discussions psycho-physiologiques nombreuses; et le mécanisme de l'amnésie antérograde émotive normale se prêterait à des considérations anatomo-physiologiques intéressantes. Mais nous laissons de côté ces considérations critiques, notre but étant d'esquisser brièvement ce symptôme de l'émotion active triste et de prouver une fois de plus que l'émotion dans sa structure intime est bien intellectuelle, cérébrale et nullement exclusivement vaso-motrice ou d'origine périphérique, comme on le soutient généralement. Les concomitants physiologiques peuvent se développer, il est vrai, parallèlement avec les modifications psychologiques, mais leur arrêt, leur exagération ou leur diminution fonctionnelles ne peuvent être que subordonnés, au moins en partie, aux mobiles psychiques qui dirigent notre mentalité et qui apprécient ou associent, consciemment ou inconsciemment, des phénomènes affectifs d'après le bagage émotif personnel de l'individu selon l'espèce et la race.


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