Partie : 1 - 2 - 3

Contribution à l'étude de l'amnésie antérograde émotive - Partie 2

Revue de psychiatrie : médecine mentale, neurologie, psychologie

En 1900, par Vaschide N.

Cette amnésie se rapproche, comme nous l'avons dit plus haut, de l'amnésie antérograde de nature pathologique; mais le point essentiel c'est sa manifestation à la suite d'une émotion qui n'a absolument rien de pathologique. Une autre différence est que, tandis que dans le cas pathologique l'amnésie antérograde persiste d'une manière générale plus longuement et provoque des troubles intellectuels en relation plus ou moins intime avec l'affection pathologique, dans les émotions puissantes tristes l'amnésie n'est que passagère et quelques heures après, ou tout au plus quelques semaines, la mémoire revient avec toutes les associations d'idées disparues. L'amnésie antérograde émotive rarement préoccupe l'attention du sujet et passe généralement presque inaperçue, surtout pour ce qui concerne les petits détails; les lignes générales s'imposent à l'état mental du sujet, concurremment avec une souffrance notable de ne pas se rappeler certains faits de son activité sociale et intellectuelle, passée et immédiate, et notamment de ne pas pouvoir suivre le cours des pensées, qu'il croyait avoir au moment du choc émotif. Il y a comme un état de surprise pour la plupart de ces sujets, quand ils commencent à se rendre compte de leur amnésie; brusquement ils remarquent dans leur pensée un état mental d'il y a quelques jours avec des préoccupations bien différentes de ce qu'ils croyaient faire précédemment et qui ne s'enchaîne pas avec l'état émotif présent. Si l'on essaye de guider ces sujets dans la reconstitution de leur passé oublié, on n'arrive qu'avec beaucoup de peine à le rappeler schématiquement, tout en ayant dans sa reconstitution un doute systématique, et presque impossible à vaincre complètement. On pourrait comparer cet état d'esprit avec un état de fascination qui aurait mis en jeu d'autres centres nerveux, d'autres régions cérébrales tout à fait différentes de celles qui étaient en fonction au moment de la commotion cérébrale émotive.

Le rappel de cette période, relativement courte, de la vie oubliée se fait petit à petit par des reconstitutions partielles de certaines actions, pensées et actions du passé, tout en gardant un état spécial, un souvenir bien caractéristique d'une sorte de fascination émotive, qui est intimement lié à un souvenir pénible d'un vide intellectuel tenace.


II

Les observations suivantes ont été prises par nous-même dans des milieux que nous connaissions parfaitement et dont les gens nous étaient particulièrement intimes. Nous les donnons telles que nous les avons pu rédiger brièvement d'après les notes prises au jour le jour. Il faut ajouter qu'aucun des sujets n'était au courant de mes recherches et ne se savait observé; en plus ils appartenaient à un monde bien loin de la psychologie et nullement au courant des expériences. Peut-être dans leur vie ils n'ont jamais prononcé le mot de « psychologie » et ils ne savent pas, sans doute, qu'on peut analyser leurs actes et gestes, ou qu'on peut les observer, tout en écoutant leur peine. Il est vrai que de pareilles constatations échappent souvent à des analyses de mérite, mais pleines de préjugés dogmatiques.

Observation I. — Cela se passe dans une famille roumaine de B. Le chef de la famille M. N., était malade. Il vient de mourir. Madame N., sa femme, âgée de 57 ans, était présente, avec une belle-sœur, âgée de 78 ans et un petit garçon de 10 ans. Toute la famille était intimement attachée à M. N., dont une maladie prématurée l'avait enlevé aux siens, à l'âge de 72 ans. Etat de prostration complète. On vit entre le rêve et la réalité et on a beaucoup de peine à comprendre la possibilité de la mort d'une personne si aimée. On pleure, tout en gardant dans la pensée ce doute vague, fugitif, naïf de la possibilité de revivre, que nous suggère toujours la mort de quelqu'un. L'émotion est grande; toute une vie passée, un ménage de plus de 40 ans, défile dans un aspect panoramique avec une mélancolie douloureuse du passé. Pourtant quelques heures après — 2 heures — on s'aperçoit qu'on a oublié ce qu'on faisait non seulement la veille, mais cet oubli s'étendait sur une distance d'à peu près 15 jours; 15 pour Madame M. et 10 pour Madame N. La famille avait un grand nombre d'intérêts en jeu; la situation était des plus délicates et des affaires particulièrement urgentes devaient être tranchées dans le courant de la semaine. Le mort, M. N., avait pris part à ce débat, avait donné quelques conseils, avait pris quelques décisions; on avait donné des rendez-vous et ajourné certaines créances, etc. Pourtant ni Madame N. ni la belle-sœur, qui avait passé toute sa vie à côté de son frère M. N., ne se rappelaient absolument rien de tout cela. Certaines conversations et causeries avec M. N. sont les seules qui reviennent à la mémoire, mais on s'aperçoit qu'elles datent de 16 jours; quelques personnes présentes l'attestent et trouvent bizarre l'attitude de Madame N. et de sa belle-sœur. On taxe même de folie leur attitude; et tout en les plaignant, on les excuse en leur attribuant comme cause la douleur. Ce qui frappait encore l'attention du monde présent était que l'enfant avait gardé souvenir de certaines époques antérieures au moment de la mort; son amnésie ne portait que sur des faits qui dataient de deux jours. Il se rappelait une foule de choses auxquelles Madame N. et sa belle-sœur semblaient tout à fait étrangères. L'enfant affirmait catégoriquement et des personnes qui sont venus voir M. N., pendant sa maladie par leurs attestations justifiaient les valeurs des affirmations du jeune garçon.
Nous sommes tous plus ou moins amnésiques et notre amnésie antérograde est généralement plus grande qu'on ne l'accorde habituellement; mais il s'agit dans notre cas de la perte de ces phénomènes capitaux qui s'imposent soit par leur importance, soit par les conditions dans lesquelles ils ont eu lieu, à notre mémoire journalière sous une forme pour ainsi dire catégorique, comme par exemple la question d'une créance urgente, une syncope qui a nécessité l'appel d'un médecin, une dépêche envoyée à quelqu'un de la famille, une lettre écrite à un enfant qui était à l'étranger, etc. Chacun de ces trois membres de la famille trouvait bizarre l'oubli de l'autre pour les jours dont il gardait encore quelques souvenirs; et malgré leurs efforts incontinus de saisir quelques petits points de repère, ils n'arrivaient même pas à se rendre compte de la topographie de certains endroits où sont mis des papiers et des objets.
Pendant que cet oubli se définissait de plus en plus, le dossier, s'il m'est permis d'employer ce mot, du disparu paraissait dans tout son ensemble, avec cette tendance à l'exagération de l'individualité disparue, comme si on avait pu prolonger son existence; en continuant sa vie, son passé.
Des dates prévues, des faits dont j'ai pu contrôler jour par jour l'évolution, faisaient de cet oubli une amnésie antérograde bien définie.
Il a fallu une lutte continuelle d'efforts, parfois surmontés par la douleur, pour arriver petit à petit à associer avec l'état présent quelques souvenirs de ce vide qui parfois n'existait pas, sous la forme d'un bizarre contraste entre le passé et le présent. Cet effort nécessité chez Madame N. par des circonstances urgentes a pu apporter un peu de lumière dans cette lacune, seulement après 14 heures. Madame M., qui n'était pas si affectée, petit être à cause de son âge, de son oubli, et qui se rendait parfaitement compte du sens et du domaine de son amnésie, n'a commencé à saisir des points de repère dans ce passé, qui n'existait presque pas pour elle, que 10 jours après. Le jeune garçon était maître d'un nombre suffisant de points de repère 7 heures avant; il est vrai que son amnésie ne portait pas sur une si grande étendue.
Ajoutons encore que la durée si longue de ces amnésies tient aussi aux émotions violentes répétées et qui avaient eu lieu pendant les trois jours avant l'enterrement et qui se poursuivaient quelques jours après.


Partie : 1 - 2 - 3

Utilisation des cookies

carnets2psycho souhaite utiliser des cookies.

Vous pourrez à tout moment modifier votre choix en cliquant sur Gestion des cookies en bas de chaque page.