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Le problème moral de la psychologie collective - Partie 1

L'humanité nouvelle : revue internationale : science, lettres et arts

En 1900, par Sighele S.

C'est peut-être une caractéristique de celui qui aime quelqu'un ou quelque chose, d'en révéler avant tout à soi-même les défauts plutôt que les vertus, les faiblesses plutôt que les héroïsmes; — et je me trouve précisément dans cette condition: j'aime tant — au point de vue intellectuel — l'étude de la psychologie collective, que je me suis plu à l'analyser — avant tout — dans ses formes et dans ses manifestations moins hautes et moins nobles.

Aujourd'hui je vais corriger mon erreur et compléter mon étude partielle; aujourd'hui je veux chercher à résumer ma pensée qui — ayant été obligée de se subdiviser dans bien des sujets divers et variés — a pu être mal interprétée parce qu'elle a dû se manifester incomplète.

Jusqu'ici j'ai regardé la foule dans l'horizon restreint du sociologue criminaliste.
A présent je regarderai la foule avec l’œil impartial du sociologue; et ce seront ses louanges et ses gloires — non pas ses défauts, ses erreurs et ses horreurs — que je développerai devant vous.

Louanges et gloires pour les œuvres collectives que la foule a créées et auxquelles on chercherait en vain à donner le cachet d'un génie unique. Les tableaux les statues, les poèmes, certaines découvertes scientifiques peuvent et doivent s'individualiser dans un nom: Raphaël ou Van Dyck — le Dante ou Shakespeare — Phidias ou Michel-Ange — Kepler ou Newton; mais certaines créations complexes et néanmoins merveilleuses — comme par exemple la langue et l'écriture — ne peuvent avoir eu un auteur unique. Elles sont une oeuvre collective: oeuvre collective toujours fluctuante comme l'eau d'un fleuve, mais comme celle-ci éternelle, et formée par des milliers de ruisseaux inconnus qui néanmoins produisent — tous ensemble — un effet colossal.

La langue — cette idéale rivière qui fertilise le champ aride de la société — est une formation de la collectivité; elle est née comme une forme mimique, s'est développée comme une forme imitative et est devenue toujours plus complexe. Le développement de la pensée, c'est-à-dire de la civilisation et du progrès, est strictement lié avec le développement de la langue. Un peuple qui a une langue très riche, très souple, très variée, marche toujours à la tête de la civilisation. La langue perse n'avait que 379 radicaux, la langue égyptienne en avait 658; dans la Bible, on peut compter 5 642 mots; Shakespeare en a employé 15 000, et dans le dictionnaire tout récent de Fluegel on en trouve 94 000.

Cette merveilleuse augmentation des moyens d'expression et de communication est parallèle à l'évolution progressive de l'humanité; elle en est même la cause, dans un certain sens, et c'est la foule qui l'a créée par un travail obscur, collectif et anonyme, qui n'a pas la gloire qui est due au génie individuel, mais qui n'est pas moins digne de reconnaissance.

Ce que je viens de dire pour la langue, on peut le répéter pour l'écriture. La langue, c'est le lien entre les hommes dans le présent; l'écriture c'est le lien dans l'avenir. C'est le moyen sûr, infaillible, de transmettre aux générations futures — sans peur d'exagération ou de diminution — la pensée des contemporains.

Et le passage graduel de la pictographie à l'écriture phonétique et alphabétique, qui nous a permis — si je puis dire ainsi — de sculpter et de peindre, avec les nuances les plus subtiles, nos pensées et nos sentiments et de les transmettre à la postérité avec une exactitude photographique, est le résultat d'un travail collectif que personne n'aurait pu accomplir à elle seule, parce qu'il surpassait le génie et la vie d'un seul homme.

Et que dirions-nous, Mesdames et Messieurs, des légendes artistiques, de ces cycles héroïques que tous les peuples possèdent lorsqu'ils font leur première apparition sur la scène de l'histoire? Les poèmes homériques de la Grèce, les légendes ou les rhapsodies de tous les pays, ne sont que des formations intellectives créées, transmises et maintenues par la foule. La critique littéraire a désormais exclu d'une manière presque absolue l'hypothèse que ces formations artistiques ne soit pas des œuvres collectives.

Mais il y a plus. Non seulement la langue, l'écriture, les légendes ou les poèmes qui éclosent inconsciemment de l'âme enfantine du peuple comme les sonnets et les madrigaux ingénus éclosent de l'âme du jeune homme, sont un produit de la collectivité. L'intelligence de la foule — dispersée en des millions d'individus — a d'autres manifestations et d'autres ressources.

La collectivité précède souvent — on pourrait même dire qu'elle annonce — la découverte de l'individu. Que sont les proverbes, sinon l'expérience savamment accumulée par la foule, par Monsieur Tout le Monde, et inconsciemment et synthétiquement exprimée? Que sont les prévoyances géniales si communes — quoique si peu considérées — dans la foule?

Lorsqu'un génie découvre une nouvelle théorie scientifique, on peut dire qu elle avait déjà été entrevue et pré-annoncée par la foule. Le vieux dicton latin: Nil sub sole novi (il n'y a rien de nouveau sous le soleil) est très vrai, si on l'applique à la génialité individuelle par rapport à la génialité collective.

Avant Darwin, le peuple de l'Italie méridionale exprimait dans une phrase pornographique la lutte pour l'existence et pour la femme; avant les graphologues et la graphologie, on nommait l'écriture le caractère, en reconnaissant, de la sorte, ses liens avec les facultés morales de l'individu; avant Lister, dans les montagnes de la Calabre, on guérissait les blessures avec la térébenthine qui jaillit de l'écorce des pins; avant que les physiologues eussent étudié l'effet criminogène du vin et de l'alcool, un fabliau le révélait vulgairement au peuple; avant que M. Lombroso eût énoncé sa théorie de la symbiose du crime, un autre fabliau en avait eu l'intuition, en racontant l'histoire d'un astrologue — qui, ayant lu dans les astres qu'un enfant serait devenu assassin, avait conseillé au père de faire de cet enfant un chirurgien pour apaiser d'une manière utile à lui et aux autres son instinct de cruauté.

Le génie est — en un mot, et pour nous résumer — le révélateur des vérités qui sommeillent dans la pensée inconsciente de tous: le génie est celui qui trouve la formule et qui donne la démonstration de ce que l'âme collective a seulement ébauché ou entrevu dans son travail obscur et anonyme; le génie est le grand miroir où convergent milliers et millions de rayons, et d'où la lumière se répand avec une intensité merveilleuse.

« Les grands hommes — écrivait Louis Bourdeau — ne font qu'accomplir une fonction sociale. Ils s'agitent, mais c'est la foule qui les conduit. Dans le destin mystérieux qui les élève à la gloire ou qui les fait retomber dans le néant, on ne doit voir que l'ensemble des volontés et des aspirations populaires. Ils croient diriger un peuple: en effet, ils ne font que suivre l'impulsion que le peuple leur donne. La mission des plus célèbres hommes politiques est, au fond, de réaliser les désirs de tous avec le concours de tous. Ce ne fut pas Pierre le Grand qui constitua la Russie: ce fut la Russie en voie de formation qui créa Pierre le Grand ».

Et non seulement on doit reconnaître que la collectivité crée son génie — comme tout sentiment crée son expression, comme toute idée confuse et diffuse se résume dans un symbole ; — mais il faut aussi reconnaître que la collectivité corrige, développe et élève les conquêtes intellectuelles ou sentimentales d'un génie individuel.

J'ai employé une entière leçon, Mesdames et Messieurs, à tâcher de vous démontrer que la somme des idées d'une foule est — dans un moment donné — toujours inférieure aux idées génialement individuelles; j'ai employé une autre leçon à vous persuader que l'intelligence ne peut se propager dans la foule, comme le sentiment, et par conséquence, ne peut s'augmenter ni s'améliorer par le contact immédiat et actuel d'autres intelligences.

Vous me permettrez, je l'espère, que j'emploie aujourd'hui quelques mots pour vous révéler les bienfaits de la collectivité, après vous avoir dévoilé son infériorité mentale à côté de l'individu.

Et vous ne me reprocherez pas une contradiction qui est seulement apparente, parce que — comme j'ai déjà eu plusieurs fois l'honneur de vous le dire — autre chose est de considérer la vie sociale au point de vue statique — c'est-à-dire faire de la psychologie collective ou follesque — et autre chose est de considérer la vie sociale au point de vue dynamique — c'est-à-dire faire de la sociologie.

Dans un moment donné, l'intelligence d'un individu est toujours supérieure à celle de la foule, — mais dans le temps, c'est-à-dire dans l'histoire, l'intelligence individuelle est toujours inférieure à l'intelligence collective — dans ce sens: que c'est la collectivité qui a produit le cerveau individuel — talent ou génie —, et que ce sont les milliers de cerveaux de la foule qui corrigeront et rendront plus sûres, plus équilibrées et définitives les idées toujours exagérées et déséquilibrées, du génie individuel.


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