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Notes sur l'intelligence des singes - Partie 1

Revue scientifique

En 1884, par Fischer J.

Je n'ai jamais acheté de singes dressés, et j'ai toujours traité mes pensionnaires avec la plus grande douceur, choisissant, pour les punir, les moyens plutôt moraux que physiques. Les rapports doivent être amicaux; les premières causes de peur et de colère supprimées, il ne restera plus que les sentiments de respect. Le singe reconnaîtra son infériorité vis-à-vis de l'homme; il le respectera, mais sans peur.

La peur conduit à l'abrutissement. Perty cite des exemples bien choisis parmi les diverses races de chevaux. Quelle différence, par exemple, entre les chevaux de camionnage et les chevaux arabes? Autant les premiers sont indolents, apathiques, abrutis; autant les seconds sont éveillés, intelligents et soumis: c'est que les chevaux arabes sont traités par leurs maures plutôt en amis qu'en esclaves; ils font comme partie de la tente, jouent avec les enfants et reçoivent des caresses au lieu de coups de trique. Quelle différence entre leur sort et celui des ânes! On se soucie très peu du développement intellectuel de l'âne et d'autres animaux domestiques, et c'est là la cause de leur infériorité psychique. L'homme demande à l'âne d'avoir bon dos, au bœuf bonne viande, au cochon beaucoup de lard; et cela lui suffit. Mais qu'on prenne vis-à-vis de ces animaux un programme moins brutal, on verra que les ânes et même les porcs sont moins bêtes qu'ils n'en ont l'air.

Un fait, pour en revenir à nos singes, qui devrait nous étonner, c'est que ces animaux naturellement si vifs, si nerveux, brusquement arrachés à leurs forêts pour être enfermés et maltraités, conservent encore dans ce genre de captivité tant de bonne humeur et d'intelligence. Quels progrès n'auraient-ils pas faits au point de vue cérébral, si l'homme s'était depuis des siècles chargé de leur éducation? Il est probable et presque certain que les générations de chien mettraient dix fois plus de temps à atteindre un même degré de perfectionnement que les singes.

Les singes que j'ai possédés appartenaient à des espèces du nouveau et de l'ancien monde. Ces derniers sont beaucoup plus intelligents; je prendrai comme types le rhésus, le bonnet chinois, le babouin, le mandrill, le dril et quelques autres espèces.

Au mois d'avril 1872, je reçus un jeune mâle de Rhesus (Macacus erythrœus seu Rhesus), complètement apprivoisé, du poids de 3 livres trois quarts, mais, comme tous les nouveaux arrivants, enrhumé, très amaigri et déprimé. Sa chevelure était sans éclat, courte, manquant par places; la queue était absolument nue. Il avait, quoique mâle, reçu le nom de Molly et y répondait admirablement; je lui laissai donc ce nom de baptême.

Je lui donnai comme logement une caisse de 2 mètres et demi de haut, 1 mètre et demi de profondeur et 1,75 mètre de largeur, en bois de chêne raboté, imprégné d'huile, avec des barres transversales; une des faces était munie d'un treillis, percée d'un trou au centre, pour pouvoir sortir la tête; le plancher était formé par un tiroir mobile pouvant être sorti et nettoyé deux fois par jour en été, une fois en hiver. Ce plancher était recouvert d'une couche de 20 à 30 centimètres de paille de seigle; une porte de 30 centimètres donnait accès dans la cage.

Cet espace était suffisant pour la grosseur de l'animal et lui permettait de donner libre cours à toutes les manifestations de son tempérament sanguin et nerveux. Quelques jours après son arrivée, je lui permis une légère promenade dans la chambre. Sans rien jeter autour de lui, il alla se poster à une fenêtre, d'où il pouvait à son aise regarder les passants.

Sa conduite fut si raisonnable que je me décidai à étendre ses promenades, ne l'enfermant que pendant mon absence.

Cette liberté d'action, le commerce constant de gens qui, loin de le taquiner, le caressaient (dans les limites qu'il voulait bien permettre), le repos dans son entourage, l'éloignement de tout sujet de crainte et d'excitation, toutes ces circonstances exercèrent une influence décisive et favorable sur le développement intellectuel et physique de mon rhésus.

Son attachement vis-à-vis de moi était extrême. Il était toute la journée autour de moi et me suivait pas à pas comme le plus fidèle des chiens. Venais-je à me cacher de lui ou à lui fermer une porte sur le nez, il poussait aussitôt des cris lamentables, cherchant d'abord à ouvrir la porte avec les mains et réussissant finalement en s'appuyant de tout son poids sur le loquet.

Au mois de mai, ma maison fut peinte, badigeonnée, et à cette occasion entourée d'un échafaudage. L'extrémité de la poutrelle la plus élevée devint alors la place favorite de Molly. Cette extrémité dépassait le toit de la maison de 1 mètre à 1 mètre et demi environ; c'est là que Molly se chauffait au soleil, tout en observant attentivement les passants. Il ne bougeait pas de son observatoire aussi longtemps que j'étais exposé à ses regards. Mais sitôt que je mettais les pieds hors de la charmille où je travaillais souvent, il se mettait à pousser des cris plaintifs, grimpant ou glissant lestement en bas de la poutrelle, pour me chercher; il ne cessait de geindre jusqu'à ce qu'il m'eût découvert, événement qu'il saluait par des grognements de joie répétés.

Les rhésus ont le caractère susceptible; il m'en donna une preuve dès le premier jour de son arrivée. Perché sur les épaules de ma femme, il s'amusait à lui mettre en désordre ses mèches de cheveux; fatiguée de ce manège, ma femme essaya de l'écarter d'abord doucement, puis rudement; ce dernier procédé valut à ma femme une morsure à la main, morsure payée sur-le-champ par un soufflet bien administrée sur les joues de Molly. Celui-ci s'enfuit dans sa cage en faisant force cabrioles. Je le sortis immédiatement et le caressai pour calmer sa vive irritation. A partir de ce jour, l'inclination qu'il avait pour ma femme se changea en haine violente, et il la lui témoigna jusqu'à la fin de ses jours.

Toute son affection se tourna vers moi seul, et elle était vraiment admirable. Aucun chien (et j'en ai eu beaucoup,) n'a montré à ma personne un attachement aussi exclusif que ce singe, et c'est d'autant plus singulier que l'animal sort de la vie sauvage et n'est pas, comme le chien, perfectionné par des milliers d'années de domestication. Molly ne refusait pas des friandises de la main d'autres personnes que moi; mais, tout en acceptant le cadeau, il égratignait ou mordait la main qui les lui offrait.

Mon rhésus témoignait une grande frayeur vis-à-vis d'un petit Flobert que j'avais un jour déchargé en sa présence pour tuer des moineaux. Il se cacha aussitôt dans la paille de sa cage et ne se hasarda à la quitter que lorsque la carabine fut de nouveau suspendue. Je n'avais qu'à toucher la poignée pour le faire de nouveau disparaître dans la paille; on n'en voyait sortir que les yeux brillants et épiant tous mes mouvements. Le seul contact de mon index ou d'une canne avec le chien de la carabine suffisait pour lui enlever les derniers restes de tranquillité.

Je portais à ma chaîne de montre un petit pistolet de 4 centimètres de long, qui, muni d'une toute petite capsule, donnait une détonation relativement assez forte. Le singe ne le connaissait pas encore; aussi, assis sur mes genoux, il jouait avec la diable et s'amusait à lécher le canon argenté du petit pistolet. Je plaçai un jour en sa présence une capsule sur le piston du petit pistolet. Le singe observait toute cette manipulation avec une grande attention, mais dénuée d'inquiétude. Cependant lorsque le chien, en se levant, fit entendre ses deux coups de mise au cran d'arrêt, Molly abaissa profondément ses sourcils; il resta néanmoins tranquillement assis; mais lorsque l'explosion eut lieu, son effroi n'eut plus de bornes. Poussant un cri strident, plein d'angoisse, il se précipite à bas de mes genoux, court à travers plusieurs pièces, saute par la fenêtre, s'accroche au tuyau d'écoulement des eaux pluviales, le descend jusqu'à la rue et disparaît dans un trou d'égout d'un jardin voisin. Il avait visiblement perdu la tête. Longtemps encore son inquiétude persista, et ce jour-là je dus, pour l'apaiser, déposer ma chaîne de montre.

Il garda de cette journée une telle crainte du petit pistolet, qu'il suffisait de saisir la chaîne pour le faire disparaître dans la paille. Il apprit cependant très vite par l'expérience que la source de la détonation était, non dans la chaîne, mais dans le pistolet, et il savait très bien le distinguer des autres appendices de la chaîne, qu'il ne redoutait nullement. Assis sur la paille de sa cage, il observait attentivement mes mouvements, lorsque je venais à toucher ces appendices; plus mes doigts s'approchaient de l'instrument redouté, plus son anxiété était grande, les yeux braqués sur l'instrument, les oreilles tendues, sans cesse à courir dans la cage, prêt à disparaître dans la cage. Il s'assurait auparavant, pour plus de sécurité, si la porte était bien fermée, et un jour que le verrou n'avait pas été poussé, il sortit de la cage qui ne lui paraissait plus assez sûre, pour aller se cacher sous le lit d'une chambre voisine. En éloignant peu à peu la main du pistolet, j'obtenais des grognements approbateurs; les lèvres tendues en avant, les muscles de l'oreille se mouvant par saccades, il témoignait la plus grande joie.

Une conclusion forcée de tous ces faits, c'est que, par l'expérience, les singes deviennent plus prudents et plus roués.

Poussant plus loin ce genre d'expériences, j'ai observé que le singe reconnaît l'objet de son effroi, même sous forme de dessin. Cette faculté manque en grande partie aux petits enfants et aux sauvages.


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