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Les modes et leurs initiateurs - Partie 2

L'humanité nouvelle : revue internationale : science, lettres et arts

En 1898, par Lavroff P.

Chez les peuples qui font le passage de la vie préhistorique à la vie historique sous l'influence des civilisations étrangères, ces traits de variabilité peuvent quelquefois prendre le caractère de moteurs historiques. Ainsi, d'après quelques historiens modernes, la succession rapide de motifs et d'états psychiques au moyen âge a été peut-être la raison principale des discordes et de l'instabilité du régime féodal; et cette succession, nous devons l'attribuer à l'influence puissante exercée sur les phénomènes de la civilisation coutumière d'un pays donné à une époque donnée par la survivance plus ou moins forte des traditions antiques dans une nation voisine, l'installation plus ou moins stable dans cette nation des coutumes de l'Eglise ou la stabilité du régime préhistorique de la vie.

Un phénomène curieux peut être constaté dans l'apparition et l'extension des modes: dans le milieu des sauvages civilisés, notamment dans les sphères se rattachant entièrement aux survivances de l'état sauvage, apparaissent en quelque sorte des initiateurs de modes. Ce phénomène, croyons-nous, peut être expliqué de la façon suivante: une société historique renferme dans son sein des intellectuels ayant élaboré en eux non seulement une tendance au développement, mais un individualisme conscient, une tendance à l'initiative; la présence même de ces initiateurs de la civilisation exerce une influence invincible sur la majorité des sauvages civilisés, incapables de se créer un idéal de vie pouvant contribuer à leur développement et encore moins capables de s'en inspirer dans leur activité. Beaucoup d'entre eux cependant sont capables d'imitation, et l'influence dont nous parlons se manifeste en ce que la majorité formée de sauvages civilisés élabore continuellement dans son sein des personnes tendant consciemment à devenir des types à la mode, des initiateurs des courants et engouements à la mode. Les uns créent une coiffure qui, pendant toute une saison, règne dans les bals des capitales européennes; d'autres inventent quelque terme du jargon boulevardier ou quelque refrain d'une chanson légère, auquel une année après personne ne s'intéressera; d'autres enfin exercent une influence plus néfaste: leur « décadence » et leurs traits « fin de siècle » se reflètent dans l'art et la philosophie comme une lèpre envahissant une société malade. Les gens myopes vont même jusqu'à comparer ces créateurs des types à la mode dans le domaine de la coutume et de la pensée à ces grands hommes qui se donnent pour tâche d'éclaircir un idéal contribuant au développement, la manière de comprendre une beauté pleine de sens ou un acte d'héroïsme moral.

Mais tous ces rois et toutes ces reines des modes, ces législateurs du jargon boulevardier, ceux qui donnent la contagion du non-sens aux œuvres de la pensée artistique ou généralisatrice portent sur eux un cachet indélébile: les formes de la vie et de la pensée dues à leur initiative n'ont, toutes sans exception, rien de commun avec les problèmes du développement et du progrès, ni dans le sens d'une extension et d'un éclaircissement des processus conscients de l'individu, ni dans celui de l'extension et de l'accroissement de la solidarité entre les hommes. L'initiative exercée dans le domaine des modes manifeste toujours une tendance à entraver le développement normal de l'individu et de la société, à paralyser l'initiative des individus vivant une vie historique et réduire le processus du progrès civilisateur à une succession, vide de tout sens, de formes ne dépassant pas le niveau des sauvages civilisés. Les serviteurs du progrès doivent lutter contre la dégénération produite par cette forme de survivance de la période préhistorique avec autant d'obstination qu'ils doivent mettre à diminuer le nombre de déshérités de la civilisation et de sauvages civilisés, en éveillant les générations grandissantes au besoin du développement.

La coutume et la mode forment les sources de deux types psychiques, survivances de l'état sauvage dans les périodes historiques. Mais leur rôle dans le processus du développement en général est trop considérable pour ne pas laisser des traces dans les intellectuels des périodes postérieures, comme le font le motif de l'extension de la solidarité au dépens du développement individuel et du développement individuel au dépens de la solidarité, qui apparaissent dans l'alternance d'époques de création d'une nouvelle civilisation coutumière stable et d'époques de transition. Dans certaines sociétés, dans certaines nations, nous constatons que parmi les intellectuels prédominent les groupes qui, une fois en possession d'un certain plan d'action et de certains moyens de tactique en vue de ce développement dont le besoin les pousse, sont enclins à tenir à ce plan et à cette tactique avec une insistance particulière, même s'ils deviennent surannés, les transformant ainsi en une sorte de coutume non soumise à la critique (tel est le type allemand des intellectuels de notre temps, même parmi les socialistes). D'autres sociétés, d'autres nations nous montrent au contraire qu'à chaque phase atteinte dans la lutte pour le développement, prédomine la tendance non pas à élaborer aussi complètement qu'on peut tous les moyens de lutte possibles, et utiles à cette phase, mais à passer le plus rapidement et le plus énergiquement possible à une phase nouvelle, avec ses problèmes nouveaux, même si ces problèmes sont encore dépourvus de base solide; l'ensemble des moyens de lutte pour le développement rappelle ici les modes des sauvages civilisés (tel est le type français des intellectuels qu'on observe également au sein du mouvement socialiste). Ces deux types d'intellectuels vivant d'une vie historique peuvent présenter — et présentent en effet — des éléments très utiles au progrès, tant qu'ils n'oppriment pas le travail de la pensée critique et ne deviennent pas des phénomènes pathologiques.


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