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De la prétendue veille somnambulique - Partie 3

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1887, par Delbœuf J.


IV

C'est à partir du premier avril qu'ayant fini de rédiger mes études sur la mémoire et sur l'influence de l'imitation, j'entrepris, comme je l'ai dit, des expériences systématiques en vue de constater l'état hypnotique des sujets lors de l'accomplissement des suggestions qu'on leur a données. Ces expériences furent rapidement menées.

Ce premier jour, je priai mon ami le docteur L. de R... de vouloir bien m'assister dans mes observations. Nous convînmes de ce qui suit. J... et M... serviraient de sujets; au préalable, on les engagerait à bien observer ce qui allait se passer en elles, et à s'en souvenir de manière à pouvoir en faire le récit circonstancié. Voici la fable que nous imaginâmes pour J... Au moment où le docteur porterait à ses lèvres le verre de vin qu'il avait devant lui, elle devait voir tout d'un coup ses cheveux pousser et grandir démesurément au point de le gêner. Pour le soulager, elle irait chercher un peigne dans la chambre voisine, et le peignerait jusqu'à ce que ses cheveux eussent repris leur longueur normale. Immédiatement après, elle devait s'éveiller.

J... et M... sont appelées. La recommandation faite, je les endors toutes deux, dicte à J. la suggestion et la réveille. Pour passer le temps et occuper son esprit, nous faisons différentes expériences avec sa sœur. Celle-ci tricote les yeux fermés. M. de R... lui ordonne de se réveiller et de se rendormir successivement après un nombre de points, qu'il lui fixe. Ces choses intéressent le docteur si bien, qu'il en oublie de boire. Tout ce temps, J... coud, jetant sur sa sœur, par intervalles, un coup d’œil curieux. Mais voilà que le docteur, sans penser plus loin, prend son verre et y boit. A ce moment J... avait les yeux fixés sur son ouvrage; mais elle a comme le sentiment qu'il vient de boire, et elle le voit qui remet sur la table son verre à moitié vide. A l'instant elle dirige des regards étonnés sur la chevelure du docteur. Elle est visiblement dans l'hypnose. Le docteur continue à ne se douter de rien; il lui adresse la parole « Son père est-il Allemand? — Non, monsieur, mais il a été souvent en Allemagne. — A-t-elle des frères? etc. » J... répond à toutes ces questions d'une voix forte et claire, sans quitter des yeux la tête de son interlocuteur. Son air est celui d'une personne qui a quelque chose de pressé à faire, qu'un importun retient, mais qui ne veut pas se montrer impolie.

Enfin M. de R... est au bout de ses questions. J... se lève et, sans mot dire, prend le chemin de la chambre, et revient bientôt avec un peigne. M. de R... n'y comprend rien. Je dois lui faire observer qu'il a bu son verre. Il ne s'en était pas aperçu, non plus que de l'air dont J... le considérait. Il n'avait rien remarqué d'insolite dans sa physionomie.

Voilà donc J... qui se met à peigner longuement et délicatement la forte chevelure du docteur; ses mouvements indiquent clairement qu'elle voit les cheveux beaucoup plus longs qu'ils ne le sont en réalité. Quand elle les juge suffisamment raccourcis, au lieu de s'éveiller comme c'était dit, elle se remet dans son fauteuil, ferme les yeux en tenant le peigne en l'air, et reste dans cet état une à trois minutes (je ne puis mieux préciser, n'ayant pas songé à contrôler le temps). Elle les ouvre enfin spontanément, les arrête un instant sur le peigne, les dirige ensuite sur moi, tout chargés d'interrogations et de méfiance; puis elle sourit et se souvient. Elle raconte toute la scène, et analyse exactement toutes ses sensations. Au moment où M. de R... a touché à son verre de vin, elle a vu ses cheveux grandir elle se rappelle intégralement toutes les questions qu'il lui a faites, ainsi que l'impatience où elles la mettaient; elle sait qu'elle est allée prendre un peigne, et quel usage elle en a fait, et ce qui s'en est suivi; elle se rappelle enfin s'être réveillée, mais non s'être rassise dans le fauteuil et rendormie. Cette lacune l'intrigue et lui paraît quelque peu suspecte.

C'est au tour de M. de recevoir une suggestion. Dix minutes après son réveil, elle verra s'altérer les traits de ma fille, qui est présente. Ce sera que son pied droit la fait souffrir: un clou est au fond du talon de sa pantoufle; elle lui prendra cette pantoufle, rabattra le clou avec la tête de la paire de pincettes qui est à côté du foyer, la lui remettra au pied, puis se réveillera.

Je réveille M... qui tient toujours son tricot en main. M... regarde tout de suite l'heure à la pendule. Nous travaillons avec sa sœur. A chaque instant M... jette un regard à la fois sur ma fille et sur la pendule. Enfin, au bout de six minutes (a-t-elle compris six et non dix?) elle accomplit dans l'ordre toute la suggestion et se réveille au moment fixé.

Les souvenirs de M... sont intacts; elle se rappelle très bien que le réveil, qui chez elle, si l'on s'en souvient, est signalé par une secousse des épaules est venu à l'instant où elle a remis la pantoufle au pied de ma fille; mais elle n'a aucun souvenir de s'être endormie. Quant à nous, nous n'avons pu saisir aucune sorte de changement sur sa physionomie.

Les conclusions à tirer de ces deux expériences concordantes s'imposent, pour ainsi dire. Le sujet a la conscience qu'il se réveille, c'est donc qu'il dort. Qu'il n'ait pas la conscience du moment où il s'endort, rien de plus naturel: ce serait avoir la conscience que la conscience est perdue. C'est une contradiction dans les faits. Il peut bien, comme on va le voir, conclure qu'il a dû dormir, puisqu'il se réveille; mais il ne peut saisir le sommeil lui-même. D'ailleurs quelle personne pourrait fixer le moment précis où elle s'est endormie, et se rendre compte des sensations ou des idées qui l'ont hantée à ce moment? Chacun peut dire si à telle heure il était encore éveillé, mais non à quelle heure il a cessé de l'être. Néanmoins, j'ai cru devoir continuer, dans les expériences qui suivent, à appeler l'attention de J... et de M... tout spécialement sur ce point mais je n'ai obtenu aucun résultat.

Le sujet dort donc; ceci est hors de doute. Mais à quel moment s'endort-il ? Cette question comporte deux réponses, également rationnelles a priori. Ou bien, comme il a été dit plus haut, il entre dans le sommeil soit à l'apparition du signal annoncé, soit à l'instant prédit; ou bien il reste dans le sommeil hypnotique pendant lequel la suggestion lui a été faite.

Pour ce qui est de J... la première réponse semble la seule plausible, vu que sa physionomie me parle clairement. Pour M... le doute est permis, parce que, comme je l'ai signalé, plus impassible, plus timide, avec ses yeux baissés et son regard qui se dérobe, elle trahit moins ce qui se passe en elle. Cependant, chez elle aussi, j'ai pu, à la longue, saisir le changement. Hypnotisée, elle prend un air tant soit peu maussade. Pour tirer la chose bien au clair, je lui ai donné dans la suite plusieurs suggestions qui devaient se réaliser au moment où elle servait à table, et toujours l'un ou l'autre convive remarquait un certain changement, léger, mais caractéristique, dans son allure.

Il semble donc qu'on doive pencher pour la première alternative. D'ailleurs, avant toute réflexion autre, elle paraît la plus simple.

Ce n'est pas qu'il n'y ait plus d'un argument à faire valoir en faveur de la seconde. D'abord le sujet, à qui on a inspiré une suggestion, est, après tout, sous l'empire de cette suggestion tant qu'elle reste à accomplir; il est dans l'attente d'une heure ou d'un signal. Cette attente est hors de sa conscience, je l'accorde, mais elle n'en existe pas moins. En outre, il arrive assez fréquemment qu'entre le moment où on lui a intimé une suggestion, et son accomplissement, le sujet se sent mal à l'aise, comme s'il avait un poids sur le corps. J... et M... le constatent toutes deux, et bien souvent l'une ou l'autre, devinant juste, est venue me demander « si je ne lui avais pas joué un tour ». Par contre, quand je voulais leur donner le change, leur faire accroire que je leur avais dicté un ordre à leur insu, elles ne se laissaient pas facilement prendre à mon mensonge. Je dois dire cependant qu'il n'y a rien là de constant. Plusieurs fois, après qu'une suggestion leur avait été faite, je m'informais si elles ne sentaient rien, et elles me répondaient négativement. De sorte que, en dernière analyse, ces sortes de pressentiments pourraient bien être sans portée aucune.

Je me hâte d'ajouter que cette gêne dont elles se plaignent, fût-elle même constante, et le sommeil sont choses bien différentes. Mais il n'en faut pas moins admettre comme possible que la suggestion se fasse sentir d'une manière sourde et indirecte, tant qu'elle n'a pas reçu son exécution.

Les expériences qui vont suivre serviront à élucider ces divers points. Le hasard m'a singulièrement servi, comme on va le voir.

Je me fis une loi de n'opérer d'abord qu'avec M... réservant J... pour des expériences de vérification ou d'éclaircissement, si la nécessité s'en faisait sentir.


V

Vendredi 2 avril, M.. tricote. Je lui donne l'ordre de s'endormir quand elle aura achevé l'aiguille commencée. C'est ce qu'elle fait. J'ai arrêté la pendule avant son entrée. Je lui tiens ce petit discours: « Je vais vous réveiller vous tricoterez encore pendant cinq minutes, puis vous écrirez à votre père. Voici sur la table du papier et le reste. Vous lui écrirez que vous vous plaisez bien à Liège, et que maintenant la tranquillité y est rétablie. Vous me raconterez ce que vous aurez fait. »

M... réveillée, reprend son ouvrage. On cause de choses et d'autres; et, à la différence de ce qu'elle avait fait la veille, elle ne regarde pas une seule fois la pendule. Au bout de huit minutes, M... ferme les yeux et s'endort. J'attends cinq autres minutes... Rien. Je la réveille: — « Eh bien! M...? – Quoi, monsieur? – Vous avez dormi, pourquoi? – J'ai dormi? Je ne sais pas j'avais sans doute sommeil. » J'attends encore quelques minutes « Vous n'éprouvez rien? Vous n'avez aucune espèce d'envie? – Non. Pourquoi ces questions? »

Je la rendors. « Qu'est-ce que je vous avais dit tantôt? – Rien. – Certainement, rappelez-vous! – Je ne me rappelle pas. – Je vous avais dit d'écrire à votre père. – C'est fait. – Comment, c'est fait? Que lui avez-vous écrit? – Que je me plaisais à Liège, etc. – Vous n'avez rien écrit; vous avez rêvé. Vous lui écrirez pour tout de bon dans trois minutes. Je vais vous réveiller. »

Voilà certes un résultat inattendu digne de réflexion. Ici le rêve accomplit la suggestion et supplée à l'action. Mais trêve pour le moment aux commentaires, et continuons le récit.

M... reprend son tricot. Au bout de six minutes, elle se lève avec résolution, et me dit: « Je dois écrire. – Mettez-vous à la table, voilà tout ce qu'il faut. – Non, je descends. – Pourquoi? – Je ne veux pas écrire ici, je veux écrire à la cuisine. » Je cesse d'insister.

Je n'ai pas d'autre signe de son état hypnotique que le ton insolite de son langage. Elle descend et exige papier, plume et encre des autres servantes. Celles-ci ne comprennent rien à ses allures impatientes et impérieuses. Sur ces entrefaites j'arrive; elles me demandent si elle n'est pas endormie. Je réponds évasivement, mais l'air résolu qu'elle porte sur sa physionomie ne me laisse maintenant aucun doute. Elle a enfin obtenu ce qu'il lui faut; seulement, je lui ai fait donner, non du papier à lettres, mais un chiffon inqualifiable. Elle ne s'en offusque pas: preuve de l'hypnose. Toutefois elle ne veut toujours pas écrire en ma présence. Je lui dis qu'elle ait à remonter avec J... quand elle aura fini, et à me montrer sa lettre.

Je rentre dans mon bureau. Quelque temps après, J... monte me dire que M... n'a pas voulu lui donner la lettre, et la suit. M... revient en effet. Elle reprend son tricot. « Et la lettre, M...? – Elle est écrite. – Où est-elle? – Je l'ai cachée. – Pourquoi? Parce que J... voulait me la prendre. – Ou l'avez-vous cachée? – Dans la portière. » M... a un air franchement mécontent que je lui ai

rarement vu. Je l'entretiens néanmoins de choses quelconques. Elle répond brièvement et d'un ton sec. Je ne sais si elle veille ou si c'est qu'elle dort. « M... êtes-vous endormie? – Je ne crois pas, monsieur. » Je lui souffle dans la figure. Elle se réveille, toujours un peu comme en sursaut, et sourit.

Le souvenir est absolument intact. Elle me raconte toute la scène à peu près comme je l'ai décrite. Je voudrais savoir si elle n'a pas constaté de changement dans sa manière d'être au moment où, quittant son ouvrage, elle m'a annoncé qu'elle descendait à la cuisine. Je ne puis obtenir d'elle d'indication d'aucune espèce sur ce point, sinon qu'« elle devait nécessairement dormir, sans quoi elle n'aurait pas fait ce qu'elle a fait ».

Je la congédie; mais je la suis pour reprendre la lettre et m'assurer que tout est bien comme elle l'a dit. Elle devine mon intention; car elle va de plus en plus vite. Elle plonge la main dans la portière, fait tomber la lettre, sur laquelle je mets le pied et dont j'entre ainsi en possession. Elle rit, bien qu'un peu vexée.

La lettre a été écrite à deux reprises, je ne sais pourquoi; peut-être parce que, comme le papier était avec en-tête (c'était un fragment d'une note de fournisseur) elle s'est aperçue qu'elle avait commencé, l'en-tête en bas « Mon cher père, je m'empresse de vous faire savoir que... » Elle a ensuite retourné le papier, et écrit ceci: « Mon cher père, je m'empresse de vous faire savoir qu'à Liège tout est tranquille et que nous nous amusons très bien. Quelques variantes d'orthographe.

On pourrait regarder le problème comme résolu, à la condition, bien entendu, que des expériences postérieures ne viennent pas contredire les déductions déjà tirées. Que voyons-nous ici? l'hypnose parfaitement caractérisée par la physionomie du sujet, par sa manière de parler et d'agir, par son indifférence à l'endroit du chiffon qu'on lui donne comme papier à lettre, par ses réflexions topiques au sortir de cette veille apparente.

Mais, circonstance rare et tout à fait probante je ne l'ai plus vue se renouveler qu'une fois (voir plus loin) c'est que la suggestion avait reçu un premier accomplissement par un rêve. Ce rêve dans son fauteuil a été, pour M... l'équivalent exact d'une action somnambulique. Celle-ci n'aurait donc pas différé de celui-là au point de vue psychologique. En diffère-t-elle au, point de vue physiologique? Il serait permis d'en douter. Les mouvements en sont plus extérieurs et plus étendus, il est vrai; mais c'est là une pure différence de degré, rien de plus. Des expériences qu'on verra plus loin vérifieront cette induction.

J... aussi s'est endormie après avoir peigné M. de R... Par malheur, je n'ai pas pensé à l'interroger sur ce qui s'est passé en elle pendant ce repos de quelques minutes. J'appelle donc l'attention de mes confrères en hypnotisme sur ce phénomène, pour le cas où ils auraient l'occasion de l'observer. Peut-être même, quand il arrive que la suggestion ne se réalise pas, se réalise-t-elle en songe à l'insu de l'expérimentateur.


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