Partie : 1 - 2 - 3 - 4

Le cerveau social et le cerveau individuel - Partie 1

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1897, par Garofalo R.

Tout en n'étant pas un adepte de la doctrine biologique des sociétés humaines, (et tous ceux qui me font l'honneur de m'écouter comprennent le sens de ces termes: c'est la théorie d'après laquelle la société n'est pas seulement une agrégation de personnes ayant des intérêts et des buts communs, mais encore un vrai organisme animé ayant une vie collective) on peut néanmoins cultiver l'analogie entre l'organisation d'un Etat et un organisme vivant, si l'on pense qu'il peut en ressortir d'utiles observations. C'est le cas pour la recherche de ce qui, dans une société humaine, serait comparable au cerveau d'un animal d'ordre supérieur.

A la vérité c'est une recherche des plus désespérantes, et les sociologues biologistes ne sont pas du tout fixés sur ce point, qui pourtant a une importance capitale. Il est vrai que, dans une société comme dans un animal, il y a un jeu perpétuel d'excitations et de mouvements, et il y a des centres de sensations et, par suite, de volitions, de déterminations et d'actions sociales. Seulement, chez un animal d'ordre supérieur, ces centres se trouvent tous dans un seul organe, le cerveau; dans une société au contraire, il y a ou il peut y avoir des centres innombrables; chaque individu pourrait même, à un instant donné, devenir pour la société un centre d'impulsion. On a essayé pourtant de déterminer les centres d'où part ordinairement, et d'une manière incessante et régulière, ce qu'on peut appeler le mouvement social. Pour M. René Worms, ce sont quelques groupements organisés: les assemblées législatives et le gouvernement, les corps scientifiques, académies et universités, la presse représentée surtout par les journaux politiques, la bourse, les chambres de commerce, les grands ateliers, la direction des chemins de fer, etc. Mais il est sûr que, parmi tous ces groupements, celui qui, dans Etat centralisé, a une action plus générale et continue sur toute l'agrégation, et qui préside aux actions sociales les plus nécessaires, c'est le gouvernement. La comparaison paraît ici presque parfaite avec le cerveau d'un animal supérieur. De même que les nerfs transmettent les impressions extérieures au cerveau, les agents du gouvernement, répandus sur toute l'étendue de l'État, informent le pouvoir central des faits qui intéressent la collectivité; de même que le cerveau réfléchit et décide, le gouvernement, avec ou sans l'aide des assemblées, délibère et ordonne; de même que le système nerveux se charge de faire exécuter par les muscles ce que le cerveau a décidé, c'est encore le gouvernement qui charge ses différents organes de l'exécution de ses délibérations. Et c'est bien par de telles délibérations que la vie sociale est en grande partie dirigée et réglée; elles ont quelquefois le pouvoir de modifier l'organisation même de la société, d'imprimer des transformations à toute la collectivité. Plus ou moins étendue selon les pays, cette action gouvernementale est toujours très sensible. J'admets volontiers qu'en décrivant l'organisme social (ce qui est pour moi une expression figurée, pendant que pour les sociologues biologistes cela signifie une chose réelle) on trouve un grand nombre de centres où se forme ce qu'on appelle la conscience sociale, mais, parmi ces centres, c'est le gouvernement qui réunit sans doute le plus de fonctions comparables à celles du cerveau. M. Novicow, pourtant, lui refuse absolument ce caractère, parce que, ce qui dans une société représente le cerveau, ce n'est pas le gouvernement, c'est l'élite sociale, dont la grande affaire est « d'élaborer les pensées et les sentiments de l'agrégat social ». Mais ce n'est pas tout le rôle du cerveau que d'élaborer des pensées et des sentiments. C'est encore de former des jugements, de décider des actions, et de les faire exécuter par ceux parmi les organes qui lui sont soumis, car tous ne le sont pas. Si on veut poursuivre l'analogie, on ne peut pas nier que c'est précisément le gouvernement qui joue un tel rôle dans la société, bien plus que tout autre organe ou appareil. Mais M. Novicow a parfaitement raison lorsqu'il dit que les individus qui légifèrent et gouvernent ne sont pas ceux qu'on pourrait appeler les cellules de la conscience et de la pensée sociale, ce qui fait que l'élite, formant le sensorium social, se trouve bien distincte du gouvernement. Cela prouve pourtant que l'organe qui, dans le corps social, devrait le plus se rapprocher du cerveau est incomplet et imparfait. Doit-il en être nécessairement ainsi? Le gouvernement est-il condamné, par une loi naturelle, à vivre séparé de la conscience et de la pensée sociale? Sera-t-il toujours un faux cerveau, un imposteur, ou peut-on espérer que, comme dans l'individu humain, les facultés d'idéation, de réflexion, d'attention, de comparaison, de mémoire, toutes les facultés intellectuelles, se trouvent réunies dans un seul organe social qui aurait en même temps le pouvoir de décider et d'exécuter des faits d'intérêt général?

Je crois que la séparation de ces fonctions n'est exigée par aucune loi naturelle et immuable, et qu'un perfectionnement n'est pas impossible, qui rapprocherait encore plus le rôle du gouvernement de celui qu'a le cerveau dans l'organisme humain.

Pour discuter cette possibilité, disons d'abord que si la comparaison est aujourd'hui tout à l'avantage du cerveau individuel, la différence n'a pas trait autant au mécanisme fonctionnel, qu'au mode de constitution de l'organe.

La société actuelle se constitue un centre de volonté et de direction (le gouvernement) par un procédé bien inférieur à celui dont un cerveau se forme dans un organisme. Mais ce procédé pourrait être modifié et perfectionné, car il ne dépend pas d'une loi naturelle, il dépend d'une théorie politique devenue dominante mais qui pourrait être remplacée par une autre.

Ce mode de constitution est, aujourd'hui, le système représentatif. Mais ce système n'a pas toujours existé, et il n'est pas sûr non plus qu'il soit réclamé par le progrès. Bien des peuples ont vécu sans le connaître, et cela ne les a pas empêchés d'atteindre un haut degré de civilisation.

Il n'est pas défendu d'imaginer un système différent, et il n'est pas déraisonnable de penser que le principe de la représentation du peuple est précisément l'obstacle à la constitution d'un organe social réunissant toutes les facultés du cerveau individuel. Car ce dernier, en effet, est bien loin de se constituer par le système représentatif.


Partie : 1 - 2 - 3 - 4

Utilisation des cookies

carnets2psycho souhaite utiliser des cookies.

Vous pourrez à tout moment modifier votre choix en cliquant sur Gestion des cookies en bas de chaque page.