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La perception interne et la psychologie - Partie 3

Revue scientifique

En 1888, par Paulhan F.

Ce défaut d'interprétation des données de la conscience qui fait passer inaperçus, ou du moins qui laisse sans être compris des phénomènes très significatifs par eux-mêmes, est souvent déterminé par des tendances affectives, l'orgueil, l'amour-propre, quelquefois le sentiment du devoir; mais il n'en est pas toujours ainsi. Chacun a pu remarquer que bien souvent un homme non seulement se connaît très mal lui-même, mais à de certains égards ne se connaît réellement pas; il se passe en lui des phénomènes qui dénotent une manière d'être très arrêtée et auxquels il ne fait pas attention, qui passent inaperçus pour lui, en ce sens qu'il ne les classe pas, bien qu'ils puissent déterminer des actes. Ici le défaut de systématisation est moindre. Le phénomène cérébro-psychique n'est pas reconnu pour être ce qu'il est par l'individu tout entier, mais il est bien reconnu par quelques systèmes psychiques avec lesquels il s'harmonise, puisqu'il tend à déterminer la production systématisée d'une certaine classe d'actes qui ont une valeur morale bien déterminée. Souvent les tendances qui passent ainsi inaperçues ne sont pas des qualités, mais il ne faut pas croire qu'elles soient toujours des défauts. En lisant, par exemple, l'analyse que fait Darwin de ses propres facultés intellectuelles, on ne peut s'empêcher de penser qu'il ne se rend pas tout à fait justice et qu'il n'aperçoit pas toutes ses qualités. A vrai dire, au sens de la conscience réfléchie, personne ne se connaît tout entier — je ne parle pas ici des erreurs, mais des omissions de l'interprétation — il y a toujours en nous des tendances, des systèmes psychiques qui agissent sans que nous y réfléchissions, sans que nous les interprétions et que nous examinions leur valeur, leur nature et leur fin. Un cas assez particulier est celui dans lequel on ne veut pas se connaître. Il existe dans chaque homme des bas-fonds psychologiques malsains et peu agréables à visiter: la plupart des hommes semblent ignorer leur existence; ils sont réels cependant, et il suffit d'une occasion et surtout d'une maladie, pour les remettre en évidence. Lorsqu'un homme est obligé de reconnaître en lui quelque sentiment odieux — ou ce qui arrive encore, un sentiment que des circonstances très particulières rendent odieux (l'amour, par exemple, de Phèdre pour Hippolyte), il arrive qu'il se refuse à faire cette reconnaissance; il ne veut pas convenir avec lui-même qu'il a en lui cette tendance, de sorte que le sentiment est à la fois affirmé et nié, affirmé parce qu'il tend à s'imposer à l'esprit et à déterminer des actes; nié parce que les autres systèmes psychiques, qui ne peuvent s'adapter à lui, tendent à le rejeter et à subsister sans avoir aucun rapport avec lui.

Les illusions de la conscience nous donnent encore des faits qui nous montrent bien comment la connaissance de nos états intérieurs est déterminée par les relations de ces états naissants avec les systèmes psychiques qui composent déjà l'esprit. Je ne développerai bas ce point qui a été bien traité par M. J. Sully dans son intéressant chapitre sur les illusions de l'introspection. « Il ne serait peut-être pas exagéré, dit cet auteur, de dire que la plupart d'entre nous peuvent arriver à s'imaginer qu'ils s'amusent quand ils se livrent aux prétendus plaisirs de société, selon la mode du jour... Si nous examinons de près ce genre d'illusion, nous verrons qu'il ressemble beaucoup, par son origine et sa forme, à ce genre de perception erronée qui vient de ce qu'on ne fait pas attention à l'impression réelle du moment, dominé qu'on est par l'attente de quelque autre chose. » Et plus loin : « Si nous pouvons nous tromper nous-mêmes, dans une certaine mesure, sur notre état émotionnel, nous pouvons nous méprendre aussi sur la nature véritable de notre état intellectuel. Ainsi, quand une idée est particulièrement agréable à notre esprit, nous pouvons aisément nous imaginer que nous y croyons, alors qu'en réalité se poursuit en nous un processus non conscient de critique, qui, si nous y faisions attention un moment, aboutirait à un acte d'incrédulité absolue. »

Si nous analysons les faits de ce genre, nous voyons bien encore en quoi consiste la connaissance (fausse ou vraie) d'un acte psychique: elle est une synthèse, la synthèse de l'état actuel avec d'autres états psychiques et d'autres tendances. Si l'état naissant se synthétise avec de certaines idées, il prendra telle apparence; si c'est avec d'autres, il paraîtra totalement différent. Si le système ainsi formé est parfaitement cohérent en lui-même et avec les autres systèmes psychiques ou les conditions d'existence, l'interprétation sera bonne; dans le cas contraire, elle sera mauvaise. C'est une question de finalité qui se pose toujours dans l'appréciation des produits psychiques. La question demanderait à être résolue avec plus de développement et de précision, mais ce n'est pas le moment d'insister sur ce point.


IV

Il est un point que j'ai négligé et que je dois aborder à présent pour tâcher d'arriver, si c'est possible, à plus de clarté et de précision: c'est la distinction établie par les psychologues entre la conscience simple ou spontanée et la conscience réfléchie. Cette distinction doit se retrouver dans notre manière d'envisager la conscience; elle prend ici un aspect particulier qui nous permettra de mieux voir le mécanisme mental de la perception interne. J'ai d'ailleurs négligé jusqu'ici de faire cette distinction qui n'intéressait pas encore directement le sujet, et il pouvait y avoir là un point faible.

Je suppose, pour revenir à un exemple déjà employé, que quelqu'un ait soif, ait besoin de boire. Il peut se présenter trois cas: ou bien cette personne ne reconnaît pas le besoin (par préoccupation, erreur d'introspection, etc.) et ne boit pas; ou bien elle boit instinctivement, sans s'en apercevoir (par exemple, si le besoin se fait sentir à table, pendant une conversation très intéressante); ou bien la personne se dit: j'ai soif, et elle boit. Le premier cas serait en général considéré comme inconscient, le second serait un cas de conscience simple, le troisième un cas de conscience réfléchie.

Nous disons que le processus est conscient dans les trois cas (pourvu que, par hypothèse, dans le premier cas, il se soit produit quelque fait de conscience). Mais dans le premier cas, le phénomène n'est pas connu; il est connu dans le second par un certain ensemble de systèmes psychiques, il est connu dans le dernier cas par l'individu considéré dans son ensemble. Au reste, ces trois cas ne différent pas essentiellement, car, à le bien prendre, jamais un phénomène qui se passe en nous ne reste absolument inconnu, jamais non plus il n'est connu parfaitement et par la personnalité tout entière. D'un cas à l'autre il se forme seulement une synthèse croissante de phénomène, une systématisation qui se rapproche de plus en plus de la perfection.

Nous voyons, en effet, le phénomène — en supposant que les trois cas que nous venons d'envisager se succèdent chez le même individu: hypothèse très admissible, et, en fait, souvent réalisée — se compliquer de plus en plus et s'unifier à mesure. Dans le premier cas, la tendance qui donne lieu au phénomène psychique reste à peu près isolée; elle n'aboutit pas pour une raison ou pour une autre, elle n'exerce aucune influence dans l'esprit, aucun élément psychique, ou presque aucun ne vient s'associer avec elle; les autres systèmes psychiques qui constituent à ce moment l'activité de l'esprit continuent à fonctionner sans se l'adjoindre, sans en tenir compte. Toutefois, si la situation se prolonge, si le besoin organique n'est pas satisfait, il acquiert plus de force, il tend davantage à s'imposer à l'esprit, c'est-à-dire qu'il tend à attirer à lui une plus grande quantité de forces psychiques, c'est-à-dire encore qu'il tend à se systématiser avec un certain nombre d'éléments. Parmi ces éléments, ceux qu'il tend à susciter, ce sont ceux qui sont capables de satisfaire le besoin organique; dans l'espèce, l'impression causée par l'état de l'organisme tend, en s'associant avec des impressions visuelles, à faire accomplir les mouvements requis pour porter le verre à la bouche, c'est-à-dire que l'état de conscience primitif tend à entrer dans un système commun avec des représentations visuelles et des représentations motrices déterminées. Lorsqu'il y parvient — qu'il arrive à produire la conscience simple ou spontanée — il est évident que l'état de l'organisme, l'état de conscience primitif et les éléments que cet état primitif s'est adjoint forment un complexus systématisé de phénomènes. Mais il se peut que tous les systèmes de l'individu, que les systèmes psychiques principaux ne soient pas encore intéressés; il y a là de nouvelles associations à produire; l'état de conscience primitif entre en relation avec différents souvenirs, avec les centres de la parole en éveillant les mots qui servent à le désigner, enfin avec tous les phénomènes dont le moi est l'expression synthétique. Ainsi la différence entre la conscience simple et la conscience réfléchie se réduit à une différence dans l'extension de la synthèse.

Mais on peut préciser davantage. Dans la conscience simple, ce qui est représenté dans l'esprit, ce n'est pas l'état de l'esprit lui-même, c'est l'état de l'organisme et les moyens de satisfaire à ses besoins; d'une manière générale, c'est la tendance et les moyens de la satisfaire; dans le cas de la conscience réfléchie, c'est l'état de conscience primitif qui est représenté, c'est-à-dire qui s'associe à d'autres éléments psychiques. Si, par exemple, j'ai soif, ce qui tend à s'associer avec d'autres phénomènes, c'est la tendance organique et son expression psychique; mais ces autres phénomènes, ce sont ceux qui ont un rapport immédiat de finalité avec la tendance éveillée. La tendance éveillée est le centre du système. Dans la conscience réfléchie sa place est moins importante; elle n'est plus qu'un élément du moi; ce n'est plus elle qui joue le rôle principal, elle tend davantage à se subordonner aux exigences de l'ensemble du moi. Par la réflexion, elle entre en contact avec une infinité d'autres éléments psychiques avec lesquels l'harmonie est quelquefois plus difficile; elle peut alors, si elle n'a pas abouti spontanément à l'acte, être complètement enrayée. Par exemple, si j'ai soif, mais si je suis en transpiration et si je n'ai que de l'eau glacée à boire, la tendance, en éveillant divers systèmes psychiques, la représentation des conséquences possibles et désagréables de l'acte de boire, la possibilité d'attendre encore et de se trouver bientôt après dans de meilleures conditions, etc., peut aboutir à un arrêt. La réflexion est une synthèse plus compréhensive; elle est une sorte d'épreuve d'un élément psychique par les systèmes déjà établis, dont les principaux constituent le moi et qui ont à accueillir ou à repousser le nouvel élément qui tend à s'imposer à eux.

La synthèse est le phénomène le plus important. Mais en même temps que la synthèse, il s'effectue aussi une analyse. Le phénomène primitif est décomposé; le système dont il fait partie se fractionne quelquefois et ses éléments entrent en d'antres systèmes. Ainsi si, par exemple, le sujet chez qui le phénomène se produit est porté à l'observation psychologique, certains éléments, soit le fait conscient lui-même, soit des parties du fait conscient, entreront dans des systèmes distincts et s'associeront avec d'autres éléments psychiques. Le moi remarquera, par exemple, s'il s'agit d'un sentiment, que ce sentiment se présente chez lui de telle et telle manière; il le décomposera et chaque élément, comme l'ensemble, pourra être le point de départ d'une série de réflexions et d'idées, c'est-à-dire de nouvelles synthèses psychiques.

Le phénomène psychique peut ainsi être considéré par l'esprit, soit en lui-même en tant que phénomène conscient, soit comme signe d'une tendance. A tous les points de vue, l'observation intérieure peut rendre les plus grands services. Ces deux genres d'observation, dont l'une renferme évidemment une part plus considérable d'interprétation et qui sont en réalité assez différentes l'une de l'autre, ont été souvent confondus. La plupart des psychologues et, à plus forte raison, la plupart des personnes qui parlent d'elles-mêmes ne semblent pas les distinguer. Il paraît cependant que la distinction est réelle. Voici, par exemple, des cas bien différents. Si je dis que j'ai envie de dormir, je parle surtout d'une tendance, ou, tout au moins, je parle d'un état psychique, subjectif comme indiquant une tendance à de certains actes, à un certain état. De même quand nous parlons de l'ambition, de l'amour, etc. Il arrive même très souvent, dans ces cas-là, que l'état psychique en lui-même est très mal connu et qu'il serait fort difficile, sinon impossible, d'en donner une description. Qu'est-ce que la soif si nous ne l'envisageons pas comme la tendance à boire? On peut bien se la représenter, se représenter au moins quelques-uns des phénomènes qui entrent dans l'expression subjective de la tendance; mais il est bien sûr que, quand on parle de la soif, c'est généralement la tendance même que l'on envisage. Au contraire, quand on parle, par exemple, d'une représentation visuelle, auditive ou motrice, c'est l'état psychique lui-même que l'on envisage et non en général sa fin organique. Il est facile de s'en rendre compte en remarquant qu'une représentation de cette nature n'a pas, en général, de fin organique qui lui soit propre, mais qu'elle peut entrer comme élément dans un grand nombre de combinaisons tendant vers des fins diverses. La différence des deux manières d'envisager les phénomènes psychiques peut être mise en lumière par certains cas où ces deux manières s'opposent en quelque sorte l'une à l'autre. Ainsi, nous savons que souvent une sensation, une image, grâce aux relations des éléments nerveux entre eux, tendent à produire des mouvements. L'image auditive d'un mot s'accompagne d'une certaine tendance à prononcer ce mot. Le langage intérieur est une sorte de tendance enrayée à parler réellement. Mais nous savons; d'un autre côté, que le langage intérieur peut consister, selon les personnes, en images motrices, en images visuelles, en images auditives. Selon le point de vue auquel nous nous placerons, la parole intérieure nous apparaîtra donc, soit comme une tendance à la parole réelle, comme « une impulsion de la fonction langage », selon les termes de M. Max Simon, soit comme une série de phénomènes auditifs, visuels ou moteurs. Les deux études se complètent l'une par l'autre, mais il semble que le but dernier de la psychologie soit l'étude de ces tendances.


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