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La conscience du devenir - Partie 3

Revue de métaphysique et de morale

En 1897, par Rauh F.

Tous les arguments par lesquels on essaie ainsi d'identifier le présent et l'espace sont donc en réalité d'ingénieuses métaphores traduisant de jolies expériences psychologiques. Voyons la thèse connexe: la théorie du devenir de conscience. Cette prétendue pénétration intime des états subjectifs d'où résulterait l'opposition radicale du devenir à l'espace est d'abord psychologiquement très exagérée. L'observation de M. Bergson porte sur certains types de conscience, ou sur des cas particuliers. Le devenir apparaît en général comme infiniment moins fondu. Les pensées, les volitions, les images en elles-mêmes sont comme des chocs. Aux sentiments seuls, c'est-à-dire aux faits de conscience considérés du côté soi, peut s'appliquer partiellement cette description: M. James a décrit ce qu'il appelle le « halo » du sentiment; cette vibration indéfinie qui le prolonge et le fond dans le sentiment voisin. Il est vrai que la vie psychologique tout entière peut être considérée comme une suite de sentiments, si, comme nous avons vu, la mémoire affective est essentielle; et puisque se connaître c'est se connaître comme une suite d'affections. Aux faits intellectuels mêmes correspond un équivalent subjectif ou sentimental — si difficile à différencier qu'il puisse être; et les états de conscience encore isolables en eux-mêmes sont reliés d'après M. James par des sentiments de passage sans autre signification que de lier les états de conscience, de sorte que la vie intérieure forme un véritable courant, un stream of thought. Mais même appliquée aux sentiments et ainsi généralisée, la description n'est qu'en partie vraie. Car il y a des émotions qui sont senties comme de purs états. Ces joies immobiles peuvent être de deux sortes; parfois comme dans l'extase mystique l'âme tout entière est absorbée dans une joie, de sorte que l'on peut dire que nous sommes cette joie même et que la conscience peut être alors regardée comme un atome ou un point psychologique: non seulement elle ne change pas mais elle ne devient pas. Elle existe seulement. La répétition même ne transforme pas en tendance, en habitude toute émotion. Il y a des joies comme réfractaires à l'habitude:

Et crois toujours la voir pour la première fois.

Ou bien cela peut se dire des joies insignifiantes que nous goûtons sans inquiétude et que nous quittons sans regret. La joie est alors comme un état étranger à notre être, déposé sur lui. La souffrance a souvent ce caractère; elle ne semble pas évoluer; elle est lancinante, fixe. C'est dans l'état de souffrance que se marque mieux l'immobilité de l'âme. Sans doute l'horreur de la souffrance est en général plus forte que le besoin de plaisir; et la souffrance, si elle est elle-même un état, provoque l'effort continu pour s'en délivrer. Mais il y a des peines auxquelles, au bout d'un certain temps, nous sommes si absolument habitués, ou pour lesquelles nous avons si complètement perdu l'espoir de tout soulagement qu'à peine avons-nous la force de le désirer. La disparition de certaines souffrances à des âmes épuisées ou résignées se fait à peine sentir. Une des raisons qui rend difficile sans doute, la conception de purs états, c'est que l'on n'imagine les états affectifs que sous la forme en quelque sorte aiguë du plaisir et de la peine, que l'on se représente malaisément comme inertes. Mais il y a des états indifférents. De plus, il n'y a pas d'un sentiment à l'autre que transitions insensibles. Le passage d'un état à l'autre se marque parfois par une crise aiguë, une secousse violente. Il y a, quand le plaisir devient douleur, un spasme du plaisir qui est comme son cri d'angoisse au moment de finir. Et lors même que le changement est préparé par une lente évolution, encore le changement se fait-il sentir: le plaisir arrive souvent comme au seuil de la douleur; il hésite, et quoique le passage ne soit pas brusque, qu'il y ait un rien à franchir pour aller de l'un à l'autre, ce rien est cependant sensible. Ces délimitations entre les sentiments ne semblent nullement résulter de l'application aux sentiments des cadres spatiaux. Il semble que pour quelques individus, et pour chacun de nous à certains moments de notre vie les nuances de sensibilité soient saisies antérieurement aux distinctions de lieu et de temps. et fixent celles-ci. C'est peut-être à cause de cela une erreur de penser — M. Ribot l'observait récemment — que l'on se souvient toujours des émotions par l'intermédiaire des signes extérieurs. Sans doute il est utile de fixer le sentiment par le signe, le mot, sans quoi l'émotion se perdrait insaisissable dans cette indéfinie vibration que nous notions plus haut. Mais inversement la mémoire sensible et imaginative est à ce point sous la dépendance de la passion que lors même que nous sommes absorbés par elle, toutes les circonstances en peuvent être fixées dans notre mémoire à notre insu. Ou au contraire la passion supprime du souvenir tout ce qui n'est pas son intérêt actuel. Les observations médicales signalent même des terreurs, des colères nerveuses indépendantes au début de toute idée, de toute image. Cela est vrai de sentiments même complexes et observés dans la vie normale. Dans le silence du travail, il nous revient quelquefois de ces douleurs continues jamais oubliées, mais que la vie recouvre; comme des bouffées, des relents de tristesse, et on les reconnaît aussi sûrement qu'un signe local. Tout cela semble prouver qu'il se forme pour certains une notation intérieure faite non de mots, mais comme de crises intérieures qui fixent le souvenir mieux qu'une date; un langage émotif très distinct. Cela est d'autant plus vrai que, comme nous le disions plus haut, la mémoire affective est la condition même, quoique ordinairement inaperçue, de la conscience de nous-mêmes, ou plutôt est cette conscience, au moins la matière de cette conscience.

Dès lors le stream of thought n'est pas tout à fait ce flux insaisissable que l'on nous décrit. M. James lui-même admet que des ondulations y apparaissent. Il faut ajouter que celles-ci ne se fondent pas aussitôt avec le reste des sentiments, mais demeurent parfois comme des hauteurs immobiles d'où nous voyons pour ainsi dire couler sous nous tout le flot des phénomènes. Ainsi de ces joies ou douleurs plus haut signalées comme de purs états d'où, comme au-dessus de tout devenir nous dominons en quelque sorte la vie. Nous nous souvenons des choses encore, mais par une mémoire toute extérieure et qui n'est pas nous-mêmes. Nous assistons au devenir, nous ne devenons pas, ou il y a quelque chose de nous qui semble ne pas devenir. Tout se passe, dans les cas d'extase par exemple, comme si nous posions un état indivisible hors de la succession. M. James prétend que toujours la perception d'un fait est accompagnée de la perception des phénomènes voisins. Voisins souvent, mais souvent aussi, si on peut dire, inférieurs, ou, selon l'expression mais souvent aussi, si on peut dire, inférieurs, pu, selon l'expression même de M. Bergson, situés à un autre plan. Ainsi quand nous nous laissons distraire d'une tristesse foncière: les joies sont superficielles et l'état de tristesse en demeure l'accompagnement constant. Ce n'est pas là au reste un état exceptionnel. Nous percevons des phénomènes simultanés et la perception des faits coexistants est la perception de faits hors de la succession. On peut même dire que la perception de la succession s'accompagne toujours de celle d'un fait posé comme permanent; point de vue d'où nous contemplons les autres dans leur déroulement successif. Nous verrons plus loin s'il y a lieu de tenir pour illusoire cette conscience d'une substance psychique. La succession même que l'on nous présente comme indéfiniment fuyante ne l'est pas à ce point. Il n'est pas vrai de dire que le présent disparaît à peine pensé; que « le moment où je parle est déjà loin de moi ». Le cours de la conscience ne doit nullement être représenté comme une suite sans cesse évanouissante de moments, bien moins encore comme je ne sais quel brouillard sans cesse dispersé. Si on a la figure ainsi, c'est que l'on confond l'avant et le passé; le présent et l'avenir. Nous le verrons plus complètement plus loin. Mais l'avant et l'après sont également des présents; seulement l'un en deçà, l'autre au delà du moment présent. Par suite le moment actuellement pensé ne disparaît pas, mais il est tenu encore pour ainsi dire sous le regard de la conscience. En même temps que je pense ce présent, celui d'avant est encore là en arrière de l'état présent; et ce prolongement en arrière peut être plus ou moins long. En même temps je pense déjà un autre état également présent, mais au delà, après l'état présent. La pénétration des états subjectifs les uns par les autres n'est donc ni plus ni moins intime que celle des parties juxtaposées de l'espace. Il n'y a pas de vide entre eux: en est-il davantage de visible dans l'espace? En réalité quand nous avons conscience d'une succession, nous avons conscience de ceci, puis de cela; encore que nous ne puissions dire ce qu'est ceci ou cela. Quand nous avons conscience d'un donné continu, c'est en réalité d'un continu statique, le seul qui puisse en un sens être donné, c'est-à-dire d'un toujours présent, ` d'une substance psychique dont nous verrons plus loin le sens. Le continu dynamique, c'est la loi qui pose indéfiniment des présents successifs. Comme tel, chacun des états qui composent la série est présent. D'après M. Bergson, les schèmes abstraits des philosophes empêchent de saisir le devenir immédiat, le pur devenir. Bien au contraire, c'est précisément cette fuyante variété en faveur de laquelle on prétend faire témoigner le sens commun qui est une invention de philosophe ou de dilettante.

Mais tout cela c'est de la psychologie descriptive, hisloriola animae. II faut dépasser l'apparence immédiate pour en venir à l'analyse, M. Bergson confirme à vrai dire cet argument descriptif par des preuves de fait. Mais pour la même raison qui nous fait rejeter comme inutile le tableau, fût-il exact, de l'apparence immédiate, il nous semble que la science dite positive, la science des relations de faits ne peut servir à établir des distinctions ou des relations qualitatives. L'examen, si minutieux qu'il soit, des conditions psychophysiologiques des altérations de la mémoire ne prouve rien en ces matières; à supposer qu'elles fussent connues d'une façon précise — ce qui n'est pas; car que peut-on bien conclure d'expériences contradictoires et dont le résultat le plus certain semble être que la psycho-physiologie connaît des cas et non des lois? Mais les conditions des maladies de la mémoire fussent-elles mieux déterminées et explicables, comme le pense M. Bergson, cela ne prouverait en rien l'indépendance de la mémoire intérieure à l'égard de la mémoire motrice. M. Bergson conclut à cette indépendance, et à l'indépendance de l'esprit de ce que, d'après lui, les altérations de la mémoire peuvent s'expliquer par la suppression des schèmes moteurs sans qu'il soit nécessaire d'admettre la suppression directe des images isolées. Mais en fait ces images sont souvent abolies; et qu'elles le soient par la suppression de mouvements externes ou de mouvements cérébraux, leur indépendance n'en est en fait pas moins restreinte. Pour affranchir donc la conscience de l'espace, il est assez inutile de montrer que le cerveau n'en est pas la seule condition; mais bien le cerveau, plus le mouvement externe. Le seul ou plutôt le premier moyen de les différencier c'est de montrer — selon la méthode classique — avec Leibniz, que, si l'on pouvait se promener dans le cerveau ou le corps comme dans un moulin, on n'y trouverait pas une pensée, ni même un sentiment ni même une image intérieure. Telle est bien au reste la méthode que M. Bergson lui-même prétend appliquer; puisqu'il oppose en lui rendant simplement le sentiment d'elle-même la conscience à la science. Pourquoi donc attacher à l'examen des faits une importance telle que la psycho-physiologie semblerait ici, d'après M. Bergson, l'unique recours du spiritualisme? Cette superstition des résultats scientifiques a la même origine que l'erreur signalée, plus haut. On confondait là l'analyse et la description ou plutôt on faisait un usage ambigu de l'une et de l'autre; on confond ici l'explication de fait et l'analyse qualitative. Il est vrai que M. Bergson ne prétend pas réfuter la théorie de la dépendance des images à l'égard du cerveau, mais la théorie qui met les images dans le cerveau. Mais qui donc soutient cette thèse, sinon quelques physiologistes attardés, et qui continuent à philosopher à la manière de Thalès? Le problème ne se pose pas entre ces substantialistes grossiers et les spiritualistes; mais entre ceux qui prétendent s'en tenir aux relations de fait et ceux qui prétendent en distinguer les relations qualitatives; et attribuer à celles-ci plus de valeur qu'aux premières. Mais on ne voit pas que par la détermination des relations de fait on puisse autre chose qu'illustrer en certains cas les distinctions idéologiques. Il y a loin de là à transformer un problème de métaphysique en un problème de psycho-physiologie. Cette transformation est simplement le renoncement à la méthode d'analyse annoncée et à la philosophie même.


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