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Les facultés mentales de l'homme et celles des animaux inférieurs - Partie 2

Revue scientifique de la France et de l'étranger

En 1871, par Darwin C.

Nous trouvons l'affection maternelle se manifestant dans les détails les plus insignifiants. Ainsi Rengger a vu un singe américain (Cebus) chassant avec soin les mouches qui tourmentaient son petit; Duvaucel, un Hylobates qui lavait les figures de ses petits dans un ruisseau. Les femelles de singes éprouvent un tel chagrin lorsqu'elles perdent leurs petits que Brehm a remarqué que, dans quelques espèces qu'il a observées en captivité, dans l'Afrique du Nord, leur mort en était la conséquence. Les singes orphelins sont toujours adoptés et soigneusement gardés par les autres singes, tant mâles que femelles. Une femelle de babouin, remarquable par la bonté de son cœur, adoptait non-seulement des jeunes singes d'autres espèces, mais encore volait des jeunes chiens et chats qu'elle emportait avec elle. Sa tendresse toutefois n'allait pas jusqu'à partager sa nourriture avec ses enfant d'adoption, fait qui étonna Brehm, car ses singes partageaient toujours très loyalement tout avec leurs propres jeunes. Un petit chat ayant égratigné le singe, sa mère adoptive, celle-ci, très étonnée du fait, fit preuve d'intelligence, en examinant les pattes du chat, dont elle coupa aussitôt les griffes avec ses dents. Le gardien du Zoological Gardens m'a appris un cas d'adoption d'un singe Rhésus par une vieille femelle de babouin (Cynocephalus chacma). Cependant, lorsqu'on introduisit dans sa cage deux jeunes singes, un Drill et un Mandrill, elle parut s'apercevoir que ces deux individus, quoique spécifiquement distincts, étaient plus voisins de son espèce; elle les adopta aussitôt, en repoussant le Rhésus. Ce dernier, très contrarié de cette expulsion, cherchait toujours, comme un enfant mécontent, à attaquer les deux autres jeunes toutes les fois qu'il le pouvait sans danger, conduite qui excitait toute l'indignation du vieux singe. D'après Brehm, les singes défendent leur maître contre toute attaque, et même les chiens qu'ils affectionnent, contre tous les autres chiens. Nous empiétons ici sur le sujet de la sympathie, auquel j'aurai à revenir. Quelques-uns des singes de Brehm prenaient un grand plaisir à tracasser par toutes sortes de moyens fort ingénieux un vieux chien qu'ils n'aimaient pas, ainsi que d'autres animaux.

La plupart des émotions plus complexes sont communes aux animaux supérieurs et à nous. Chacun a vu combien le chien est jaloux de l'affection de son maître, lorsque ce dernier caresse toute autre créature; j'ai observé le même fait chez les singes. Ceci montre que les animaux, non-seulement aiment, mais désirent d'être aimés. Ils éprouvent très évidemment le sentiment de l'émulation. Ils aiment l'approbation et la louange, et un chien portant le panier de son maître manifeste un haut degré d'orgueil et de contentement de lui-même. Il n'y a pas, je crois, à douter que le chien n'éprouve la honte, distincte de la crainte, et quelque chose qui se rapproche fort de la modestie, lorsqu'il mendie trop souvent sa nourriture. Un gros chien n'a que du mépris pour le grognement d'un roquet; c'est ce qu'on peut appeler de la magnanimité. Plusieurs observateurs ont constaté que les singes n'aiment pas certainement qu'on se moque d'eux et inventent souvent des offenses imaginaires. J'ai vu au Zoological Gardens un babouin qui se mettait toujours dans un état de rage furieuse lorsque le gardien sortait de sa poche une lettre ou un livre, et se mettait à lire à haute voix; sa fureur était si violente que, dans une occasion dont j'ai été témoin, il se mordit la jambe jusqu'au sang.

Passons maintenant aux facultés et émotions plus intellectuelles, qui ont une grande importance comme constituant les bases du développement des aptitudes mentales plus élevées. les animaux manifestent très évidemment qu'ils jouissent de l'excitation et souffrent de l'ennui; cela s'observe sur les chiens et, d'après Rengger, sur les singes. Tous les animaux éprouvent l'étonnement, et beaucoup font preuve de curiosité. Cette dernière aptitude leur est quelquefois nuisible, comme lorsque le chasseur les distrait par des feintes. Je l'ai observé pour le cerf. Il en est de même pour le méfiant chamois et quelques espèces de canards sauvages. Brehm donne un curieux récit de la terreur instinctive que ses singes éprouvaient à la vue des serpents; mais cependant leur curiosité était si grande qu'ils ne pouvaient pas s’empêcher, de temps à autre, de rassasier leur horreur d'une manière des plus humaines, en soulevant le couvercle de la boite dans laquelle les serpents étaient renfermés. Très étonné de ce récit, je transportai un serpent empaillé et enroulé, dans l'enclos des singes du Zoological Gardens, où il provoqua une effervescence dont le spectacle fut bien un des plus curieux dont j'aie jamais été témoin. Les plus alarmés furent trois espèces de Cercopithèques; ils s'élancèrent violemment dans leurs cages en poussant des cris aigus, signaux de danger qui furent compris des autres singes. Quelques jeunes et un vieil Anubis ne firent aucune attention au serpent. Je plaçai alors l'échantillon empaillé par terre, dans un des grands compartiments. Au bout de quelque temps, tous les singes s'étaient réunis en un grand cercle autour de l'objet, qu'ils regardaient fixement, présentant l'aspect le plus comique. Devenus extrêmement nerveux, un léger mouvement imprimé à une boule de bois à demi cachée sous la paille, et qui leur était familière comme leur servant de jouet habituel, les fit décamper aussitôt. Ces singes se comportaient tout différemment lorsqu'on introduisait dans leurs cages un poisson mort, une souris ou autres objets nouveaux; car alors, bien qu'effrayés d'abord, ils ne tardaient pas à s'en approcher pour les examiner et les manier. Je mis alors un serpent vivant dans un sac de papier mal fermé, que je déposai dans un des plus grands compartiments. Un des singes s'en approcha immédiatement, ouvrit avec précaution un peu le sac, y jeta un coup d’œil et se sauva à l'instant. Je fus alors témoin de ce que décrit Brehm, car tous les singes, les uns après les autres, la tête levée et tournée de côté, ne purent résister à la tentation de jeter un rapide regard dans le sac debout, au fond duquel le terrible objet restait tout à fait tranquille. Il semblerait que les singes ont presque quelques notions sur les affinités zoologiques, car ceux que Brehm a gardés témoignaient d'une terreur instinctive étrange, quoique non motivée, devant d'innocents lézards ou grenouilles. On a observé aussi un orang qui fut fort alarmé par la vue d'une tortue.

Le principe de l'imitation est puissant chez l'homme, surtout lorsque ce dernier est à l'état barbare. Desor fait la remarque qu'aucun animal n'imite volontairement un acte effectué par l'homme, jusqu'à ce que remontant l'échelle on arrive aux singes, dont on connaît la disposition à être de comiques imitateurs. Les animaux peuvent cependant quelquefois s'imiter entre eux: ainsi deux espèces de loups qui avaient été élevés par des chiens avaient appris à aboyer, comme cela arrive au chacal; mais reste à savoir si l'on peut appeler cela une imitation volontaire. J'ai lu un récit d'après lequel il y aurait des raisons de croire que les petits chiens nourris par des chattes apprennent quelquefois à lécher leurs pattes et aussi à nettoyer leur visage; il est du moins certain, d'après ce que je tiens d'un ami digne de foi, qu'il y a des chiens qui agissent ainsi. les oiseaux imitent le chant de leurs parents et quelquefois ceux d'autres oiseaux, et les perroquets sont notoirement imitateurs de tous les sons qu'ils entendent souvent.

Il n'est presque pas de faculté qui soit plus importante pour le progrès intellectuel de l'homme que celle de l'attention. Elle se manifeste clairement chez les animaux, comme lorsqu'un chat guette à côté d'un trou et se prépare pour s'élancer sur sa proie. Les animaux sauvages ainsi occupés peuvent avoir leur attention absorbée au point de se laisser aisément approcher. M. Bartlett m'a fourni une preuve curieuse de la variabilité de cette faculté chez les singes. Un homme qui dresse les singes pour les montrer, avait l'habitude d'acheter à la Société zoologique des espèces communes pour le prix de 125 francs la pièce; mais il en offrait le double si on lui permettait d'en garder trois ou quatre pendant quelques jours pour faire son choix. Interrogé sur le fait, comment il parvenait en si peu de temps à savoir si un singe donné pouvait devenir un bon acteur, il répondait que cela dépendait entièrement de leur puissance d'attention. Si, pendant qu'il parlait à son singe ou lui expliquait quelque chose, l'animal était facilement distrait par une mouche ou tout autre objet insignifiant, il fallait y renoncer. S'il essayait de forcer par punition un singe inattentif à travailler, il devenait boudeur. D'autre part, il pouvait toujours dresser un singe qui lui prêtait attention.

Il est presque superflu de rappeler que les animaux sont doués pour les personne et les places d'une excellente mémoire. Au cap de Bonne-Espérance, sir Andrew Smith m'a appris qu'un babouin l'avait joyeusement reconnu après une absence de neuf mois. J'ai eu un chien très sauvage et ayant de l'aversion pour toute personne étrangère, dont j'ai exprès mis la mémoire à l'épreuve après une absence de cinq ans et deux jours. Je me rendis près de l'écurie où il se trouvait, et l'appelai suivant mon ancienne manière; le chien ne témoigna aucune joie, mais me suivit immédiatement en m'obéissant comme si je ne l'avais quitté que depuis un quart d'heure. Une série d'anciennes associations, qui avaient sommeillé pendant cinq ans, s'étaient donc instantanément éveillées dans son esprit. P. Huber a clairement montré que même les fourmis peuvent, après une séparation de quatre mois, reconnaître leurs camarades appartenant à la même communauté. Les animaux peuvent certainement par quelques moyens apprécier les intervalles de temps écoulés entre des événements qui se représentent.

Une des plus hautes prérogatives du l'homme est l'imagination, faculté à l'aide de laquelle il assemble, en dehors de la volonté, d'anciennes images et idées, et crée ainsi des résultats brillants et nouveaux, ainsi que le fait remarquer Jean-Paul Richter: « Un poète qui doit réfléchir s'il fera dire à un caractère oui ou non, — qu'il aille au diable; ce n'est qu'un stupide cadavre. » Le rêve nous donne la meilleure notion de cette faculté, et, comme le dit encore Jean-Paul, « le rêve est un art poétique involontaire ». La valeur des produits de notre imagination dépend, cela va sans dire, du nombre, de la précision et de la lucidité de nos impressions, du jugement ou du goût avec lequel nous admettons ou rejetons les combinaisons involontaires, et jusqu'à un certain point de notre pouvoir à les combiner volontairement. Comme les chiens, chats, chevaux et probablement tous les animaux supérieurs, même les oiseaux, sont sujets au rêve, ainsi que l'ont constaté des autorités méritant confiance, et comme le montrent leurs mouvements et leurs cris, nous devons admettre qu'ils sont doués de quelque puissance d'imagination.

Je présume qu'on admettra que la raison se trouve au sommet de toutes les facultés de l'esprit humain. Peu de personnes contestent encore que les animaux possèdent quelque peu d'aptitude au raisonnement. On les voit constamment faire une pause, délibérer et résoudre. Le fait que mieux le naturaliste connait par l'étude les habitudes d'un animal donné, plus il tend à accorder à la raison et moins aux instincts spontanés, est un fait significatif. Nous verrons dans les chapitres suivants que même les animaux très bas dans l'échelle font en apparence preuve de quelque étendue de raison, bien qu'il soit sans doute souvent difficile de distinguer entre l'action de la raison et celle de l'instinct. Ainsi, dans son ouvrage sur la Mer polaire ouverte, le docteur Hayes fait à plusieurs reprises la remarque que ses chiens, remorquant les traîneaux, au lieu de continuer à se serrer en une masse compacte, lorsqu'ils arrivaient sur une glace mince, s'écartaient les uns des autres, pour répartir leur poids sur une surface plus grande. C'était souvent pour les voyageurs le seul avertissement et l'indication que la glace devenait plus mince et plus dangereuse. Or, les chiens agissaient-ils ainsi par suite de leur expérience individuelle ou d'après l'exemple des plus âgés et plus expérimentés, ou enfin en vertu d'une habitude héréditaire, c'est-a-dire un instinct? Cet instinct remonterait peut-être à l'époque déjà ancienne où les naturels commencèrent à employer les chiens à la remorque de leurs traîneaux; ou les loups arctiques, la souche parente du chien esquimau, peuvent avoir acquis cet instinct, les portant à ne pas attaquer en masses trop serrées, sur la glace mince. Mais il est difficile de répondre à des questions de ce genre.


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