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La psychologie fonctionnelle - Partie 2

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1933, par Claparède E.

Mais je préfère indiquer en quoi le point de vue fonctionnel me paraît être d'une réelle utilité. II me paraît rendre à la psychologie un quadruple service 1° en rendant possible la description et la délimitation de certains phénomènes; 2° en posant des problèmes de genèse; 3° en suggérant des applications pratiques; 4° en permettant de formuler des lois.

1. Description et délimitations des processus psychologiques. — Le point de vue fonctionnel, par opposition au point de vue structural, est pour l'observation des processus psychologiques ce qu'est l'examen à un petit grossissement, par opposition à l'examen à un fort grossissement, pour l'observation des processus microscopiques. Chacun sait que si l'on commence par examiner une préparation microscopique à un fort grossissement, on ne voit rien du tout. Il faut d'abord se rendre compte de l'ensemble de la préparation que l'on examine, des rapports entre ses parties, et de la place qu'occupe chaque partie dans l'ensemble pour qu'ensuite l'examen à un grossissement plus fort soit profitable.

Il en est de même pour l'observation psychologique. Du point de vue structural, comment distinguer, par exemple, l'intelligence et la volonté? En analysant ces phénomènes, nous trouvons dans chacun d'eux des images, des pensées, des tendances, des affects, etc. et il est très difficile sinon impossible de saisir en quoi ils diffèrent, — de même qu'il serait impossible, sous le microscope, de distinguer un pied et une main. qui contiennent chacun les mêmes tissus, osseux, musculaire, etc.

Au contraire, dès qu'on les considère sous l'angle fonctionnel, ces conduites se présentent comme très différentes. Poser la question fonctionnelle, c'est se non seulement quel est le rôle d'un phénomène, mais « dans quelles circonstances survient-il, quelle est la situation qui l'entendre »? — Or il suffit de poser cette question pour la résoudre. L'intelligence et la volonté (que certains auteurs ont voulu confondre en les opposant toutes deux à l'instinct) répondent à des situations bien différentes. Chacune, il est vrai, est suscitée par un état de désadaptation de la conduite, lorsque celle-ci est momentanément suspendue. Ce n'est que lorsque nous sommes plus ou moins brusquement, désadaptés que nous nous mettons soit à réfléchir, soit à vouloir. Mais, dans chacun de ces cas, l'état de désadaptation n'est pas le même. Dans l'intelligence, nous sommes désadaptés quant aux moyens, dans la volonté quant à la fin. Lorsque vous êtes en route pour rentrer chez vous, et que vous trouvez une rue barrée, vous vous demandez par quelle autre rue il est le plus court de passer: la fin poursuivie (rentrer chez vous) n'est pas mise en question; ce ne sont que les moyens qu'il s'agit de découvrir. Au contraire, lorsqu'un ouvrier sortant de l'usine avec sa paye se demande s'il la rapportera à sa femme ou la dépensera au cabaret, ce n'est pas un problème de moyen qu'il se pose (car il sait très bien comment on fait pour entrer au cabaret, ou pour rentrer chez soi) mais c'est un problème de fin « entrerai-je au cabaret, ou n'y entrerai-je pas? ». On peut donc définir l'intelligence « le processus qui a pour fonction de résoudre un problème de-moyens », et la volonté « le processus qui a pour fonction de résoudre un problème de fins ».

On discute beaucoup pour définir l'intelligence. On en a proposé des douzaines de définitions différentes. Et il est vrai que, du point de vue structural, ce phénomène est encore fort obscur. Mais ignorons-nous vraiment ce que c'est que l'intelligence? Les psychologues ne sont-ils pas comme ces enfants décrits par Piaget, qui « agissent » a une définition avant d'être capables de la faire passer sur le plan de la pensée et du langage? Eh bien! la définition de l'intelligence que nous « agissons », c'est la définition fonctionnelle. Ce que nous appelons intelligence, c'est le processus qui survient lorsque l'individu se trouve en face d'une situation que ni son instinct, ni ses automatismes acquis ne lui permettent de surmonter, c'est le processus psychologique qui a pour fonction de résoudre par la pensée une situation nouvelle. (C'est là la définition proposée depuis longtemps par Stern et par moi-même.) Il est bien évident que si la situation n'est pas nouvelle, l'intelligence n'a pas à intervenir: ce sera l'habitude qui régira la conduite (ou l'instinct, si la situation, tout en étant nouvelle pour l'individu, ne l'est pas pour l'espèce).

Assurément, cette définition fonctionnelle réserve complètement la question de la structure de l'intelligence, de ses formes, etc. Mais elle prépare l'étude de la structure en délimitant d'une façon précise le phénomène qu'il s'agira maintenant d'analyser.

Je crois donc que le fait d'envisager un processus sous l'angle fonctionnel oriente d'une façon féconde les recherches relatives à la structure et au mécanisme de ce processus. Il y a plus d'un quart de siècle, en 1904, je m'étais demandé quelle était la signification biologique du sommeil, et j'avais montré que celui-ci a toutes les allures d'une fonction active de défense. Or cette perspective fonctionnelle a fait apparaître des problèmes qu'on n'eût pas autrement eu l'idée de poser: car, si le sommeil a l'allure d'un réflexe, ou d'un instinct, on sera évidemment porté à rechercher quels sont les stimuli qui le provoquent, quelles sont ses variations dans la série animale, quelle est son origine biologique, etc.

2. Problèmes de genèse. — La méthode fonctionnelle est encore utile en ceci qu'elle pose des problèmes de genèse. Ces problèmes existent-ils pour qui ne considère pas un organisme comme une unité fonctionnelle? Je ne veux pas discuter ici la question de savoir si le point de vue génétique implique nécessairement le point de vue fonctionnel. Je me borne à constater que le point intéressant, dans l'étude de la genèse, c est de découvrir comment un certain nombre de processus ont concouru à former un organe ou une conduite avant une valeur fonctionnelle. Les choses se passent en effet, dans [a genèse d'un phénomène biologique ou psychologique (genèse de l'œil, de l'intelligence, d'une phobie, d'un instinct, etc.) comme si la formation de ce phénomène répondait à un plan, ou tendait vers un but.

L'attitude structurale est aveugle à Pétard de cette sorte de problème n'apercevant pas l'adaptation, la signification biologique des processus, elle n'est pas portée à rechercher par quelle suite de circonstances ces adaptations se sont peu à peu formées.

3. Applications pratiques. — Le point de vue fonctionnel est précieux, voire indispensable dans le domaine de la psychologie appliquée. L'éducateur, le psychothérapeute, qui cherche à atteindre un certain but, doit chercher quels sont les moyens d'atteindre ce but. Pour cela il a souvent profit à envisager les phénomènes psychologiques non pas seulement dans leurs rapports de cause à effet, mais aussi dans leur relation de moyen à but, c'est-à-dire à les « comprendre ». Mais, comprendre c'est précisément envisager les choses sous l'angle fonctionnel.

Prenons par exemple le cas d'un enfant souffrant d'infériorité, qui manifeste de la vantardise et de la mythomanie. Ce n'est que si nous envisageons ces réactions sous l'angle fonctionnel que nous en comprendrons la signification biologique, que nous y verrons une tentative de compensation de l'infériorité. Si nous en restons au point de vue causal, nous pourrons noter que le sentiment d'infériorité a pour effet la vantardise, mais jamais de ce point de vue nous ne pourrons comprendre pourquoi cette cause produit cet effet. Or c'est justement ce pourquoi qui importe à l'éducateur, pour appliquer son traitement. C'est l'idée de compensation (qui est une notion fonctionnelle) qui lui permettra de trouver d'autres activités dans lesquelles engager l'enfant, activités ayant la même valeur fonctionnelle que la vantardise, mais n'en ayant pas les inconvénients moraux et sociaux.

En nous révélant la signification biologique du jeu, K. Groos n'a-t-il pas mis dans la main de la pédagogie un instrument d'action de premier ordre? Jamais, envisagé du point de vue structural, le jeu n'eût rien suggéré à l'éducateur.

Le point de vue fonctionnel vivifie toute l'éducation. L'éducation fonctionnelle, c'est celle qui prend le besoin de l'enfant, son intérêt à atteindre un but, comme levier de l'activité qu'on désire susciter chez lui. Ce n'est que si l'on rattache à un besoin, à un désir, ce que l'on veut faire faire à l'enfant, que l'on obtiendra le ressort nécessaire à toute action. Pour provoquer un acte d'intelligence, il faut commencer par éveiller le besoin de faire un acte d'intelligence; c'est-à-dire le besoin de trouver les moyens d'atteindre un but désiré par l'enfant. Si le travail scolaire était relié à quelqu'une de ces tendances profondes, dont la réalisation est ressentie par l'écolier comme un besoin, toute son énergie se porterait à l'exécuter.

Mais je ne puis développer ici ces idées qu'on trouvera exposées dans mon livre L'éducation fonctionnelle (1931).

Je désire insister encore sur ce fait, que l'adoption du point de vue fonctionnel n'implique aucune adhésion au finalisme, sous aucune forme. La question de savoir si l'on peut rendre compte des phénomènes d'adaptation par des mécanismes de type physicochimique ou s'il faut au contraire avoir recours à des agents sui generis, à des entéléchies, comme « le psychoïd » de Driesch, « la psychoïde » de Bleuler, ou « la hormé » de von Monakow ou de McDougall, est entièrement réservée. La psychologie fonctionnelle ne se propose pas de fournir une explication dernière de l'activité mentale, mais seulement de coordonner les phénomènes sous une perspective plus féconde que celle que ne le permet le plus souvent le point de vue purement causal.

4. Lois fonctionnelles. — Si la psychologie fonctionnelle n'explique rien, tout au moins permet-elle d'établir des lois. Jusqu'ici, nous avons fort peu de lois générales, en psychologie, depuis que les fameuses lois de l'association ont perdu la valeur qu'on leur attribuait. Or on peut, en se plaçant au point de vue fonctionnel, formuler une douzaine de lois générales de la conduite. Je vous en indiquerai quelques-unes. Ce sera le meilleur moyen de vous prouver la fécondité de ce point de vue.


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