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L'automatisme humain - Partie 4

Revue scientifique de la France et de l'étranger

En 1875, par Carpenter W.B.

Tous ces faits indiquent clairement une action réflexe des centres ganglionnaires des organes des sens spéciaux, comme le mécanisme au moyen duquel les impressions reçues par ces organes provoquent et dirigent les actions instinctives des animaux inférieurs; et, comme nous le verrons bientôt, ils s'accordent parfaitement avec les résultats des expériences faites sur les animaux supérieurs. Que ce soit le mouvement moléculaire seul — ou un changement physique d'une espèce quelconque — qui provoque le mouvement correspondant, ou que la vue, le son, l'odeur, ou toute autre action exercée sur la conscience par l'objet qui attire ou repousse l'insecte soit un des anneaux nécessaires de la chaîne, c'est là une question qui me semble ne point intéresser d'une manière essentielle celle de l'automatisme humain; car il nous suffit d'en appeler à notre propre expérience pour répondre sans hésiter que, chez l'homme du moins, et probablement chez les animaux dont la structure se rapproche le plus de la sienne, — les formes d'activité les plus élevées ne peuvent être déterminées dans l'origine que par l'intermédiaire de la conscience, bien qu'elles aussi puissent devenir automatiques par une répétition fréquente. La différence essentielle entre ce que nous avons l'habitude d'appeler les actions instinctives des insectes et les mouvements purement réflexes que nous avons vu exécuter par leurs corps décapités, ou même par des segments de ces corps, consiste dans leur complexité et leur variété plus grandes, et dans la puissance directrice spéciale des ganglions céphaliques; et cette puissance peut également s'exercer dans les trois hypothèses suivantes: 1° si l'excitation de la sensation est un anneau nécessaire de la chaîne des faits; 2° si cette excitation n'est qu'un fait concomitant, qui doit se produire lorsque le mécanisme fonctionne parfaitement; 3° enfin, comme le disent quelques philosophes, si cette excitation n'est pas réellement produite par des impressions transmises aux ganglions céphaliques par les nerfs afférents, non plus que par les impressions qui déterminent l'action réflexe des ganglions séparés de la moelle centrale. J'avais d'abord adopté la première de ces hypothèses, de sorte que j'avais donné le nom de sensori motrices aux actions provoquées automatiquement par les ganglions céphaliques; mais je reconnais maintenant qu'il y a beaucoup à dire en faveur de la seconde. Cependant, pour refuser la conscience aux insectes, le seul argument que je voie est celui-ci: « Si le mouvement moléculaire est suffisant pour produire le résultat voulu, la sensation serait tout à fait superflue »; et c'est là une application de la théorie des causes finales à laquelle on ne saurait guère accorder une valeur scientifique.


IV

L'étude des conditions de l'action instinctive nous ayant ainsi amenés à conclure qu'elle dépend d'un mécanisme de nerfs et de muscles dont l'activité est provoquée par des impressions du dehors, nous allons appliquer la même méthode de recherches aux conditions de l'action rationnelle que nous attribuons aux animaux vertébrés supérieurs, et que nous voyons poindre chez les vertébrés inférieurs.

Il est universellement reconnu aujourd'hui que le rôle de cet amas complexe de centres ganglionnaires dont se compose le cerveau de l'homme ne peut être bien compris que si l'on étudie avec soin: 1° la structure comparée des cerveaux des vertébrés inférieurs, et 2° l'histoire du développement de l'embryon. Et ces deux études séparées nous apprennent également que le cerveau, bien loin d'être la partie fondamentale du système nerveux — comme son volume relativement énorme chez l'homme semblerait l'indiquer — n'est dans l'origine qu'une sorte d'expansion du cordon axile qui constitue la partie primitive et essentielle de l'appareil nerveux des vertébrés, la partie inférieure de cet axe étant formée par la moelle épinière, et la partie supérieure par la série de centres ganglionnaires qui se trouvent à la base du crâne, et qui représentent, par leurs rapports avec les nerfs sensitifs et moteurs de la tête, les ganglions céphaliques des insectes. En effet, chez les poissons inférieurs, il existe à peine un rudiment de cerveau, celui-ci étant remplacé par le prolongement antérieur de la moelle épinière. Et chez tous les vertébrés, à ce qu'il semble, le fondement des hémisphères cérébraux se trouve, non dans les vésicules cérébrales, — ou plutôt céphaliques, — qui se forment les premières, et qui représentent réellement les segments les plus élevés du cordon axile, mais bien dans deux petites vésicules des hémisphères cérébraux qui naissent des extrémités antérieures de ces segments. A mesure que l'on s'élève dans la série des vertébrés, le rapport entre le développement du cerveau et celui de la moelle épinière correspond si bien à celui qui existe entre la raison — autant que nous pouvons en apprécier les manifestations — et l'instinct, que nous pouvons en conclure que, puisque la moelle épinière — dont le cervelet semble être un appendice — donne le mécanisme de l'action automatique, c'est le cerveau qui est l'instrument de l'intelligence. Et non-seulement l'expérience vient justifier cette conclusion, mais encore elle prouve qu'un grand nombre d'actes pour lesquels l'homme a besoin d'une longue éducation, et par conséquent des efforts conscients du moi, dépendent chez les animaux inférieurs du mécanisme automatique qu'ils possèdent dès la naissance.

Parmi les vertébrés inférieurs, la grenouille est l'animal dont les actions ont été le plus complètement étudiées, au point de vue de leur mécanisme. La plupart de ces actions sent très simples; les habitudes de la vie ordinaire de la grenouille sont presque toutes de nature à n'exiger autre chose qu'un mécanisme. Il est facile de démontrer, par des expériences du genre de celles que nous avons déjà citées, que ces actions sont, dans une grande mesure, purement automatiques. Ainsi, à l'époque de l'accouplement, les pattes de devant du mâle tendent à saisir tout objet que l'on place entre elles tout aussi mécaniquement que la feuille de la Dionée se referme sur l'insecte qui a le malheur de s'y poser — et restent des semaines entières sans lâcher prise; et cela, quand même la moelle épinière a été coupée au-dessus et au-dessous du segment d'où parlent les nerfs des pattes antérieures. On peut déterminer cette étreinte simplement en touchant le pouce d'une des pattes de devant, lequel est, à cette époque, considérablement grossi, et muni d'un tissu papillaire particulier; ainsi, il est évident que cette action n'indique pas plus une intention que ne le fait le mouvement analogue des pattes de devant de la mante. Bien d'autres actions, accomplies par l'intervention de la moelle épinière seule, semblent tellement intentionnelles qu'il est difficile de leur assigner un autre caractère, si l'on n'a pas, comme nous venons de le faire, reconnu le rôle considérable que l'automatisme pur joue dans la vie de la grenouille. Dans une autre expérience, si on laisse le cervelet en communication avec la moelle épinière, après avoir enlevé le cerveau et les ganglions optiques, l'animal exécute tous ses mouvements de locomotion aussi bien que le ferait une grenouille intacte, à condition toutefois que l'on ait recours à une stimulation. Par exemple, la grenouille étant dans sa posture ordinaire, si l'on pince une de ses pattes, elle saute aussitôt; et, si on la jette à l'eau, elle nage tout comme le Dytiscus marginalis privé de cerveau, dont nous avons parlé plus haut.

Mais si, au lieu d'enlever le cerveau tout entier, nous n'enlevons, comme l'a fait Göltz, que les hémisphères cérébraux, laissant intacte toute la moelle épinière, la grenouille se trouve exactement dans les mêmes conditions que les pigeons auxquels Flourens, Magendie et Longet avaient enlevé les hémisphères cérébraux, avec des résultats tout à fait analogues. La grenouille de Göltz, comme le pigeon de Flourens, reste immobile et comme dans un profond sommeil elle ne semble ni voir ni entendre; mais, dès qu'on l'excite, elle saute de manière à faire voir que ses mouvements sont guidés — avec ou sans conscience — par la lumière qui vient frapper ses yeux: en effet, si l'on met un livre assez prés en avant, entre la grenouille et la lumière, l'animal évite le livre en sautant, et passe à droite ou à gauche. De même, le pigeon de Flourens, lorsqu'on l'excitait à marcher en le poussant en avant, évitait les objets qui se trouvaient sur son chemin; et Longet a constaté que si l'on promenait devant les yeux du pigeon une bougie allumée, la tète de l'oiseau suivait le mouvement. De plus, la grenouille de Göltz et le pigeon de Flourens, quoiqu'ils ne cherchent point à prendre la nourriture qu'on leur présente, avalent les aliments qu'on leur introduit dans la bouche ou dans le bec, et peuvent vivre ainsi et conserver leurs forces pendant des semaines et même des mois entiers; la grenouille de Göltz coasse toutes les fois que l'on touche un certain point de son dos. Si l'on renverse le pigeon, il se remet sur ses pattes; si on le lance en l'air, il déploie ses ailes et vole, ce qui prouve que le mécanisme des mouvements ordinaires est resté intact, quoique l'animal ne l'emploie plus spontanément. Voici à ce sujet les observations curieuses faites par Göltz sur la grenouille, et vérifiées par le professeur Huxley: — « Lorsque l'observateur pose la grenouille sur sa main, l'animal y reste accroupi, parfaitement tranquille, et resterait indéfiniment dans cette posture, si on ne l'excitait à se mouvoir; mais si la main s'incline peu à peu avec lenteur, de sorte que la grenouille soit bientôt exposée à glisser, l'animal porte peu à peu ses pattes de devant vers le bord de la main, de manière à s'y retenir. Si le mouvement de révolution de la main continue, la grenouille monte avec précaution, avançant d'abord une patte, puis l'autre, se met parfaitement en équilibre sur le bord, et, si la main tourne toujours, l'animal répète la série de ses mouvements, mais dans l'ordre inverse, et se trouve bientôt solidement établi sur le dos de la main. »

Ici encore nous sommes en droit d'attribuer ces faits à l'action d'un mécanisme, car nous-mêmes nous exécutons sans cesse des mouvements musculaires plus exactement calculés encore, pour accomplir quelque action qui — volontaire dans l'origine — a fini par devenir mécanique; et cela, dans des circonstances qui ne permettent pas de supposer la moindre intervention de la volonté consciente. J'en ai déjà donné un exemple dans le cas de la marche ordinaire; de même, les tours extraordinaires qu'accomplit un habile danseur de corde semblent indiquer que la faculté de conserver l'équilibre est devenue chez lui purement automatique. Dans ses Mémoires, le magicien Robert Houdin nous raconte que dès sa jeunesse il s'était habitué à exécuter plusieurs de ses tours tout en lisant avec attention; ainsi il en était arrivé à pouvoir jongler avec quatre balles sans se distraire un instant de sa lecture. Il ajoute qu'ayant voulu, pendant qu'il écrivait ce passage de ses Mémoires, voir jusqu'à quel point il avait conservé cette faculté qu'il n'avait point exercée depuis trente ans, il avait trouvé qu'il pouvait encore jongler avec trois balles sans cesser de lire. La nature purement automatique d'une action accomplie dans de telles circonstances nous donne assurément le droit de l'attribuer à un mécanisme nervo-musculaire; mais il y a entre l'automatisme de la grenouille de Gültz ou du pigeon de Flourens et celui d'Houdin, deux différences essentielles: l'un était primitif taudis que l'autre était acquis; l'un s'exerçait sous l'influence d'un stimulant extérieur tandis que l'autre était mis en mouvement par une intention consciente, dont nous avons tout lieu de regarder le cerveau comme l'instrument.

C'est de ces différences que le professeur Huxley me semble ne pas tenir compte lorsqu'il applique à l'homme les conclusions qu'il tire de l'automatisme des animaux. En refusant à la moelle épinière de la grenouille le pouvoir de direction consciente que quelques physiologistes lui attribuent encore, il s'appuie avec raison sur les faits constatés sur l'homme puisque nous savons que, si une maladie ou un accident a détruit la communication entre la moelle épinière et le cerveau, la partie du corps située au-dessous du point de séparation perd toute sensibilité, et que, quelque action que les muscles de cette partie soient amenés à accomplir, cette action échappe entièrement au contrôle de la volonté. Mais quand, de ce que certaines actions d'une grenouille qui paraissent intentionnelles sont réellement automatiques, M. Huxley conclut que des actions semblables de l'homme, qui expriment les déterminations du moi conscient, résultent réellement de l'action d'un mécanisme inconscient, non-seulement il méconnaît, mais même il repousse d'une manière positive l'expérience même sur laquelle il s'appuyait d'abord. En effet, lors même que l'on pourrait prouver que la moelle épinière de l'homme peut faire tout ce que fait ce même organe chez la grenouille — si, par exemple, lorsque l'on applique une substance irritante sur l'une des jambes d'un malade atteint de paraplégie, l'autre jambe se soulevait et venait frotter la partie irritée pour enlever cette substance — un pareil fait ne nous donnerait point le droit d'affirmer que, lorsque ce mouvement ou tout autre est exécuté en réponse à une détermination consciente du moi, cette détermination consciente n'y est absolument pour rien. Tout ce que l'on pourrait en déduire d'une manière légitime, c'est que l'appareil automatique est en état d'exécuter le mouvement, et que, lorsque le moi conscient l'accomplit par ce que nous appelons l'exercice de sa volonté, il emploie l'appareil automatique comme son instrument.


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