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La valeur positive de la psychologie - Partie 5

Revue de métaphysique et de morale

En 1894, par Remacle G.

Nous ne voyons aucune raison pour ne pas faire jouer ici à la loi morale un rôle analogue à celui qu'on lui fait jouer dans le domaine de la volonté proprement dite. Les psychologues théoriciens n'ont pas le droit de nous défendre de parler de loi morale en psychologie pure, puisque ce sont eux qui, en s'imposant une certaine méthode, nous ont donné l'exemple de l'emploi d'un critérium moral qu'ils ont approprié à leur idée a priori de la pensée; et il nous est bien permis de remplacer un critérium moral par un autre, exempt des erreurs du premier. Et d'ailleurs si toute connaissance prétendue se ramène à une action réalisatrice, le domaine de l'activité devient coextensif à celui de la conscience réfléchie et toute différence essentielle entre la volonté et les fonctions qu'on lui opposait s'évanouit. Il faut, ici encore, aller jusqu'au bout d'une théorie que l'on n'a condamnée qu'en apparence, celle des facultés séparées: le sujet est un. Par conséquent il ne faut pas seulement poser avec Kant la primauté de la raison pratique, il faut la poser comme la seule « raison ». Dès lors, la « raison théorique », en tant qu'elle s'applique à la psychologie, devient la raison pratique du sujet pensant dans son rapport avec soi et ce que l'on nomme communément raison pratique concerne spécialement l'être dans son rapport avec les autres êtres, quels qu'ils soient.

Or l'activité, dirigée selon ce que nous avons appelé le « devoir psychologique », ne peut sembler incapable d'un résultat digne d'être recherché que, comme nous l'avons dit, dans la doctrine réaliste. Mais une fois que l'on a posé, en idéaliste conséquent, la réalité comme ayant pour essence l'occupation d'une place dans le temps, on trouve que la seule réalité possible est celle que fournit l'activité quand elle est dirigée vers une réalisation du genre de celle dont nous parlons. Le moment qu'a occupé tel événement lui appartient à jamais et rien ne peut faire qu'il ne lui ait appartenu et ne lui appartienne à jamais. Tel point de l'espace peut être occupé successivement (remarquez ce qu'implique ce dernier terme); mais le moment du temps qu'il a rempli est, si l'on peut dire, la propriété personnelle et perpétuelle de l'événement.

D'ailleurs, même ceux qui posent, délibérément ou non, comme essence de toute réalité, l'existence dans un espace, ne reconnaissent-ils pas que l'habitude dans le domaine mental, c'est-à-dire la répétition d'actes psychiques, crée, que son résultat s'enregistre dans le cerveau, se transmet même, selon certains, par hérédité et qu'ainsi le psychique comporte une certaine puissance plastique à l'égard de cette fameuse matière crue si volontiers la réalité par excellence? S'il en est ainsi, aucun essai de création mentale n'est indifférent et la question de son succès objectif se réduit à une question de répétition suffisamment prolongée, de volonté en somme. Et si, dans ce phénomène de plasticité, ils refusaient toute part effective au psychique en considérant celui-ci comme un pur épiphénomène, ils tombent dans la contradiction de poser comme nécessaire à un phénomène une condition qui pourtant ne s'exprime par absolument aucun effet sur sa réalisation. Or une fois que l'on refuse d'assumer la contradiction foncière de l'épiphénoménisme, on en arrive inévitablement à voir, avec M. Fouillée, dans toute idée (au sens cartésien) une « idée-force » et à reconnaître, même pour les idées que la raison scientifique proclame, à tort ou non, illégitimes, une réalisation relative. C'est ainsi que pour l'éminent penseur que nous citons et qui est déterministe convaincu, il y a réalisation progressive de l'idée de liberté ». C'est ainsi encore, par exemple, que pour lui « l'idée de la simplicité du moi, en se concevant, tend à produire une approximation de cette simplicité, une concentration progressive de toutes nos sensations et appétitions dirigées vers le dehors » et qu'il soutient la même thèse concernant l'identité du moi: « C'est, écrit-il, par la représentation de mon moi identique que je réalise une identité relative, que je me survis à moi-même, que je renais à chaque instant jusqu'à ce que je meure d'une mort définitive ». Or, une fois que l'on admet la doctrine des idées-forces, l'on est autorisé par là même à construire, selon un idéal de l'âme, une psychologie, avec la certitude d'obtenir toujours au moins une certaine réalisation, que l'humanité a d'ailleurs un temps indéfini pour parfaire.

Au reste, cette déduction de la doctrine fût-elle contestable et tout succès objectif ou un peu durable pour la tentative de l'individu restât-il ici problématique, cela importerait assez peu puisque, à bien examiner les choses, il en est exactement de même pour les psychologies construites aujourd'hui, toujours chancelantes et que le penseur passe sa vie à étançonner de tous côtés; et que, d'ailleurs, l'individu garde au moins, dans l'interprétation que nous proposons, la conscience que son effort dépourvu de tout succès objectif et personnel a été dirigé selon la bonne intention. Et la bonne intention est ici d'abandonner l'idée de la psychologie conçue comme science, et pour cela de se débarrasser de toute illusion de représentativité, externe ou interne — car par là on diminue, en paraissant l'élever, la valeur de la pensée à qui l'on ne ruminait plus que la dignité d'un moyen, — et d'appliquer résolument à la psychologie les conséquences de l'idéalisme. De cette démarche, dans et par laquelle la pensée doit se ressaisir, reprendre la conscience de sa valeur, c'est la psychologie elle-même considérée comme science qui en donne le premier moyen, puisque c'est elle qui logiquement a fondé l'idéalisme externe et rendu ainsi à la pensée sa dignité devant la nature. Mais repoussée de ce domaine, au moins en droit, sinon en fait, l'erreur réaliste continue à régner, sous une forme appropriée, dans le domaine interne, et fait attribuer à la pensée réfléchie une pure fonction représentative de ses propres phénomènes. Nous pensons que là aussi la pensée, sincèrement consultée, fonde un nouvel idéalisme par lequel elle se proclame sa fin à elle-même. Ainsi, dans les deux domaines, l'illusion inhérente à la psychologie comme science aura été nécessaire et féconde, et si le vertige réaliste a fait naître cette illusion il en aura péri: les enfants de Saturne l'auront dévoré.


V

Avant de terminer, il nous faut prévenir une fausse interprétation. Nous ne voulons pas dire que la psychologie doit se subordonner à la morale, attendre qu'une morale théorique préalable lui prescrive ses doctrines, c'est-à-dire ses réalisations. Le psychologue n'a pas, dans sa sphère d'action spéciale, à s'occuper des commandements particuliers que peut s'imposer, selon la loi morale, la volonté proprement dite, ni à y conformer sa réalisation. Tout ce dont elle doit tenir compte, c'est de la forme d'universalisation possible que la loi morale réclame — non pas seulement d'après la doctrine de Kant, mais au fond selon tous les théoriciens de la morale — des démarches de la volonté pratique. Celle-ci, en s'imposant cette loi formelle, ne s'est réalisée que selon elle-même et contre les penchants, les désirs internes et les suggestions du dehors. Il y a donc là une première réalisation de l'être dans une de ses fonctions, celle qui a reçu le nom de volonté et qui concerne surtout les rapports avec autrui. Antérieure dans le temps à celle qui constitue et doit constituer la psychologie et tout à fait conforme dans sa nature — puisque dans les deux domaines il n'y a qu'action — à celle que cette dernière doit tenter dans la sphère généralement crue passive de l'esprit, cette réalisation s'impose nécessairement à celle qu'elle tentera elle-même et peut lui servir de modèle. Mais c'est uniquement quant à la forme de sa réalisation propre qu'elle trouve un modèle dans la réalisation antérieure de la volonté, et cette forme, c'est la possibilité de l'universalisation. L'âme doit par conséquent se réaliser selon elle-même et de manière à ce que cette réalisation puisse devenir un type universel pour celle des autres êtres. C'est là le vrai sens, selon nous, du caractère de socialisation possible que, à l'instar des sciences objectives, la psychologie a toujours cherché à donner à ses propositions, au moyen de « démonstrations » expérimentales ou logiques.

Mais une fois qu'ici la loi morale a fixé le principe, c'est-à-dire l'intention dans laquelle l'action doit être dirigée, son rôle est terminé, et l'action proprement dite, dans son développement, relève de l'Art. Et il en est ainsi de toute prescription morale, même dans le domaine de la volonté pratique: celle-ci reconnaît, par exemple, comme conforme à l'universalisation possible que la loi morale réclame de mes actes, l'intention de faire du bien à mes semblables; mais, une fois mon activité aiguillée dans ce sens général, l'action elle-même réclame l'entremise d'un art véritable, l'Art de faire le bien, le plus rudimentaire de tous, semble-t-il, aujourd'hui.

Réciproquement, tout art, quel que soit son nom: peinture, sculpture, architecture, etc., présuppose une démarche morale, obéit, dans son principe, à une norme qui impose à l'artiste un véritable devoir, celui de n'avoir en vue que le Beau, c'est-à-dire, en somme, de donner (tout comme en psychologie) à son activité spéciale, sa fin en soi. C'est seulement une fois le but formel posé, que l'art du peintre, du sculpteur, de l'architecte, etc., peut entrer en scène et il a seul dès lors autorité pour conduire l'activité au but marqué; à partir de ce moment, toute ingérence d'une loi particulière — cette loi fût-elle appelée morale — qui tournerait l'activité vers une fin étrangère à l'art lui-même, est illégitime et l'oeuvre, fût-elle « édifiante », est foncièrement immorale.

De même, quand nous disons que la psychologie doit être la réalisation de l'âme selon la loi morale, nous repoussons par là même toute intention de construire une psychologie « édifiante ». Nous disons simplement que, puisque l'âme est essentiellement une activité, elle doit, comme telle — car toute activité a son impératif catégorique — se réaliser selon elle-même, en se considérant comme ayant sa fin en soi, et par conséquent se réaliser contre l'illusion du réalisme et de la représentativité. Mais une fois cette fin reconnue et respectée, tout le reste est l'affaire d'un art, de l'Art suprême: nous sommes nos statuaires.


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