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La valeur positive de la psychologie - Partie 3

Revue de métaphysique et de morale

En 1894, par Remacle G.

D'une manière générale, l'on entend par fait tout ce qui n'est pas la pensée actuelle: celle-ci n'est rapportée à la classe des faits que lorsqu'elle a pris place dans le passé, fût-il immédiat. Considérons donc les faits comme se divisant en deux grandes classes: les faits dits objectifs ou du monde externe, et les faits objectivés ou du monde interne. Or, à examiner les premiers, il est bien évident que tout fait dit objectif ne peut agir sur une construction de l'esprit que moyennant deux conditions: 1° qu'il ait été, comme on dit, perçu, c'est-à-dire qu'il se soit assujetti aux conditions générales de l'existence mentale; 2° qu'il soit devenu lui-même partie assimilée de cette construction sur laquelle il est dit agir pour l'ébranler ou la consolider. Comment un fait objectif, c'est-à-dire un nouvel état ou groupe d'états de conscience censé venu du dehors agirait-il sur telle théorie actuellement élaborée, groupes complexes d'états de conscience réunis dans l'unité d'un système, s'il n'acquiert un rapport défini avec cette théorie? Car en soi un état de conscience ou un groupe d'états n'a de rapport qu'a lui-même, ne représente que lui-même. Il faut bien qu'il soit en quelque manière accompagné ou suivi d'un nouvel état de conscience qui crée le rapport entre lui et certain groupe constitué d'états: c'est ce que nous appelons son interprétation. L'on ne se rend pas toujours compte de la présence de celle-ci qui peut rester subconsciente et il peut être très difficile de la déterminer dans chaque cas particulier, mais il y a cependant un phénomène très général qui révèle sa présence et sa présence active. Pour ce qui est, par exemple, des faits que l'on croit objectifs par nature, il y a une tendance pour ainsi dire universelle à leur accorder voix prédominante au chapitre, et, en particulier, il n'y a plus guère de psychologue qui n'ait le plus grand souci d'éviter que ses constructions soient en désaccord avec les faits physiologiques. D'où peut provenir ce souci, sinon d'une interprétation générale de faits qui consiste à attribuer aux présentations mentales qui semblent venir du dehors une valeur de vérité supérieure à celle des présentations qui ne paraissent provenir que de la sphère du sujet pensant lui-même? Cette défiance à l'égard des produits rapportés en propre à la pensée et cette importance majeure attribuée aux autres, c'est, ce nous semble, le dernier avatar du réalisme chez des esprits qui n'hésiteraient pas à le condamner sous la forme d'un système métaphysique ordonné. Cependant le présentationnisme est mort et il serait temps d'appliquer intégralement à la psychologie les conséquences idéalistes que sa chute a légitimées. La première démarche qui nous semble s'imposer maintenant à l'esprit, c'est de se délivrer de la fascination du fait dit objectif en reconnaissant ouvertement et théoriquement (jusqu'ici on ne le reconnait dans la pratique psychologique que timidement) qu'il n'a de valeur que celle que nous lui donnons. Si, tout en admettant la réalité de l'interprétation du fait, l'on objectait que le sens de l'interprétation est inéluctablement déterminé par une qualité intrinsèque à l'état de conscience sous les espèces duquel le fait existe dans l'esprit, nous répondrions qu'il n'en est rien, car des mêmes faits objectifs les différents penseurs ont tiré plus d'une fois des conséquences différentes, ce qui prouve que tout au moins le milieu mental où le fait prend place n'est pas sans influence sur son interprétation. Et ce milieu mental, n'existant que dans la durée, ne peut être conçu que comme une tendance générale de l'activité mentale, c'est-à-dire comme un idéal. Nous voici ramenés à notre conclusion que la psychologie est la réalisation de l'âme selon un certain idéal. Nous aurons l'occasion de parler encore du rôle majeur de l'idéal chez tout psychologue; mais dès maintenant la nécessité où l'on se trouve, même quand on la nie, de faire intervenir, comme facteur dans l'interprétation d'un fait, la tendance générale actuelle de l'esprit où il prend place, suffit à enlever à ce fait pris en lui-même (à supposer que cette notion du fait pris en lui-même soit concevable) l'espèce d'hégémonie qu'un vertige invétéré lui concède. Qu'ils s'en rendent compte ou non, les psychologues qui lui accordent cette hégémonie sont des penseurs qui commencent la recherche par la fin; ils partent d'une théorie ontologique préconçue: déposée en eux soit par l'éducation, soit par une recherche personnelle entreprise à rebours, soit par la routine naturelle de la vie que n'a pas corrigée un emploi suffisant de la méthode cartésienne du doute, elle consiste, au fond, à ne voir dans l'être de la pensée, qui ne se déploie que dans la durée, que l'ombre de l'être seul cru réel, celui qui est donné sous les conditions d'espace. Ils abordent, la psychologie avec une inconsciente métaphysique réaliste; nous croyons qu'il y a là une double erreur, une erreur de doctrine et une erreur de méthode: en tout cas, à supposer que la doctrine puisse être défendue, il reste néanmoins que la méthode n'est pas défendable et qu'elle est un obstacle à la constitution d'une psychologie pure, sans mélange, prématuré au moins en tout état de cause, de physique.

Nous nous bornerons à signaler l'existence de cette interprétation générale: en montrer la présence dans les cas particuliers aussi bien que les formes qu'elle peut revêtir nous est impossible, précisément parce que, déjà subconsciente en celui qui construit sa psychologie, elle ne peut apparaître à autrui que par un examen personnel de sa propre conscience et que dès lors l'on doit se borner à la constater dans sa généralité. Ses interventions particulières au cours de la recherche psychologique ne peuvent être reconnues que par le psychologue lui-même, en prenant, plus minutieusement conscience de soi: encore continueront-elles à participer alors même à l'imprécision, au caractère peu défini de l'idéal immanent selon lequel elles se déterminent, caractère que nous avons signalé plus haut. Nous reviendrons ailleurs sur les principales formes, très peu déterminées, sous lesquelles on peut, dès maintenant, prendre conscience de cet idéal immanent et conséquemment sur les principales espèces d'interprétation générale qui se produisent aujourd'hui dans la recherche psychologique. Mais la constatation de l'existence d'une interprétation suffit pour notre objet présent, et sans nous arrêter à en montrer la présence, aussi active, à l'occasion des faits de la seconde catégorie, ceux qui sont dus à l'introspection, nous pouvons conclure que, puisque, considérées dans leur vraie nature, les conditions générales — observation des lois logiques et respect des faits — auxquelles les psychologues subordonnent l'édification de leur « science » sont aussi celles auxquelles se subordonne naturellement la psychologie quand on conçoit celle-ci comme un art de réaliser l'âme, aucune raison tirée de ces conditions ne peut nous être opposée quand nous rangeons la psychologie, même telle que nous la voyons se produire, non plus sous la catégorie de la Science, mais sous celle de l'Art.


III

Il y a d'ailleurs dès aujourd'hui plus d'un indice positif qui montre que l'on tend vers la conception de la psychologie que nous indiquons. On a presque unanimement, en effet, renoncé à considérer la psychologie comme la Science de l'âme. Si nous laissons les matérialistes qui, à proprement parler, n'ont pas de psychologie, les autres écoles peuvent se ranger sous deux titres généraux: les empiristes et les rationalistes. Les premiers ne parlent que d'une science des phénomènes mentaux et, fait significatif, la psychologie rationnelle elle-même suit, avec M. Renouvier, une voie nouvelle et a renoncé, à son tour, à partir de l'âme comme donnée. Avec la notion de l'âme-substance s'est virtuellement écroulée l'ancienne conception de la psychologie; mais s'en défaire est une nécessité qu'on ne semble pas apercevoir. Cependant il n'est pas malaisé de voir que l'interprétation que nous tentons de la psychologie est latente même chez les empiristes contemporains, c'est-à-dire chez ceux qui réclament le plus impérieusement pour leur oeuvre le privilège d'être seule scientifique. En effet, les constructions ont pris chez eux une place quelquefois exclusive, généralement prépondérante. On s'efforce de construire l'idée de l'espace, l'idée du temps, l'idée du moi, l'idée du non-moi, etc. Visiblement, depuis Locke, l'on essaie de prendre conscience du développement historique de l'activité pensante ou du moins des principaux groupes de phénomènes mentaux. Il semble que, pour la plupart des psychologues contemporains, le travail essentiel soit accompli quand ils ont pu reproduire (remarquons le mot) le processus historique. A coup sûr, le présent de l'âme n'est pas mieux « connu » de cette manière: mais comment s'expliquer que l'on voie là l'essentiel de la recherche, sinon parce que l'on croit avoir atteint le but une fois que l'on a créé à nouveau ce que « la Nature » créa? Il y a dans cette croyance, selon nous, une vérité obscurcie par une erreur. La vérité, c'est celle que nous nous efforçons de mettre en lumière, c'est de voir dans la psychologie un art de créer, l'erreur c'est de vouloir transformer cet art en science, cette action en vérité statique, par l'intervention d'un modèle réalisé qu'on appelle la Nature et qu'il s'agirait d'imiter. La cause de cette erreur est, comme nous l'avons dit, l'ancien vertige réaliste dont nous ne sommes pas encore bien guéris. Mais la recherche, même ainsi entendue, marque un moment capital dans l'évolution de la pensée, le moment où elle s'étonne d'être ce qu'elle est: car le principe de toute recherche philosophique est l'étonnement et si l'aboutissement donné ordinairement à la recherche le fait cesser, c'est qu'elle nous a conduits à nous reconnaître capables d'atteindre le résultat que, selon notre réalisme invétéré, la nature avait atteint sans nous et en nous.


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