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La valeur positive de la psychologie - Partie 2

Revue de métaphysique et de morale

En 1894, par Remacle G.


II

L'âme n'est qu'un idéal et chaque penseur, dans le déploiement de son activité, dans l'édification de sa psychologie, est guidé par cet idéal qui affecte des formes différentes selon les différents esprits. Si nous voulons être parfaitement sincères avec nous-mêmes et si, malgré le lourd héritage de la scolastique, nous savons nous débarrasser de la chimère — plus vivante qu'elle ne semble — de l'intellect pur, nous reconnaîtrons que, au fond de la pensée de chaque psychologue, il y a un certain idéal préconçu, présidant à la recherche, c'est-à-dire à l'action, idéal qui, quand il n'est pas tout à fait subconscient, reste vague et a plutôt la forme d'un sentiment que d'une idée définie. C'est ce sentiment particulier et indéfinissable — où entre sans doute du désir — qui explique: 1° que de la constatation de faits semblables et avec des méthodes semblables les différents penseurs tirent, de bonne foi, des conclusions et des systèmes psychologiques différents; 2° que, très fréquemment, l'homme mis en présence de telle ou telle doctrine, commence par éprouver un éloignement irraisonné pour le système, qu'il cherche ensuite à combattre par des arguments. Si, dans la recherche psychologique, nous n'étions que l'intellect pur des scolastiques, la production de l'un et de l'autre de ces faits serait inintelligible et en particulier nous n'aurions jamais à vouloir trouver des arguments réfutatifs destinés à mettre notre intellect en harmonie avec le sentiment intime, the soul's soul, comme l'appelle quelque part Carlyle. Je sais bien que les penseurs s'efforcent de ne pas céder à ce sentiment ou du moins recommandent cette conduite comme la première condition pour vraiment philosopher. Mais d'abord autre chose est de se borner à des arguments tirés du sentiment — leur condamnation est juste, car à eux seuls, ils ne fourniraient qu'une conviction individuelle et la science et la philosophie ont précisément pour caractère d'être sociales, — autre chose est de dire, comme nous faisons, que cette abstraction, cette réduction au silence du sentiment intime n'est: 1° jamais obtenue complètement, le sentiment écarté de la pleine conscience vivant et agissant toujours, peut-être avec autant de force, d'une manière subconsciente; 2° ne serait réalisable que dans la doctrine, défunte à ce qu'il semble, des facultés séparées et que, en tout cas, tenter l'entreprise suppose à son tour une vue a priori, un pur sentiment — car comment la logique pourrait-elle justifier elle-même son propre principe? — un pur sentiment, dis-je, que la vérité est déjà complète et absolue, et que l'âme doit se donner pour fonction de l'appréhender statiquement. Ainsi, quoi qu'on fasse, on commence la recherche psychologique avec un idéal de l'âme. Mais ce que nous soutenons aussi, c'est que cet idéal n'est pas le seul, et qu'il y a un idéal immanent concernant l'âme elle-même considérée non plus comme sujet, mais comme objet, idéal qui peut n'être pas défini, ni même conscient, mais qui, pour avoir l'imprécision d'un sentiment subconscient, n'en a que plus de force parce qu'il n'en est que plus compréhensif et possède par conséquent une puissance plus grande d'adaptation à la diversité des réalisations précises et fragmentaires dont il est le principe caché.

S'il en est ainsi, la conception que nous présentons de la recherche psychologique en la définissant une tentative de réaliser l'âme, n'a pas même l'apparence d'un paradoxe. Elle répond à ce qu'est réellement cette recherche chez ceux qui s'y vouent aujourd'hui. Il nous reste à montrer que les conditions générales auxquelles ils soumettent leur œuvre pour qu'elle soit à leurs yeux science ne sont pas en contradiction avec la conception que nous nous faisons de la nature réelle de celle-ci, mais qu'au contraire cette conception les admet aussi pour sa part et même les réclame.

En effet, nous l'avons dit plus haut, ce qui différencie la réalisation tentée par la psychologie de celle que produit tout acte isolé de réflexion, si pauvre soit-il, c'est que la psychologie tout en étant aussi, essentiellement, une action, est une action pour les résultats de laquelle on cherche la stabilité. Par là, la création perd nécessairement le caractère d'arbitraire, de fantaisie individuelle que l'on pouvait lui reprocher. Dès que cette considération intervient, immédiatement notre action est resserrée dans certaines limites, conditions sine qua non de la durée de son résultat: parmi ces conditions figure en premier lieu ce que l'on nomme les lois logiques. Celles-ci ne sont que des préceptes non « pour penser correctement et valablement » au sens où Hamilton et Stuart Mill prennent ces mots, mais pour assurer aux produits de l'activité pensante une survivance sinon indéfinie, du moins aussi longue que possible. Si toute action consciente tend à la fixation de son résultat et tend par là à se produire selon des modes déterminés et appropriés, cette tendance ne peut manquer de se marquer ici où l'activité que nous sommes est tout entière en jeu et prend conscience du stade qu'elle a atteint.

Que faut-il entendre par ces mots de survivance, de stabilité, dont nous venons de nous servir? Il va de soi que cette stabilité ne peut être absolue: elle serait en contradiction avec le caractère essentiel que nous avons reconnu à l'âme, celui d'être une activité évoluant avec la conscience de son évolution. La stabilité d'un produit de la pensée consiste évidemment en ce qu'il peut être présenté de nouveau à la conscience, aussi souvent que l'être pensant le veut: elle est donc basée sur la mémoire. Or précisément celle-ci assure une stabilité qui ne contredit en rien l'évolution continue de l'activité mentale: car ce qu'elle donne, c'est l'illusion (illusion telle qu'on n'en peut prévoir la correction) de la stabilité. Un groupe d'états de conscience remémorés nous semble bien le même que tel groupe antérieur; mais comme il n'existe que dans la durée, le groupe remémoré est en réalité un nouveau groupe qui peut bien ne comporter avec un groupe précédent que des différences minimes, infinitésimales même, mais qui comporte néanmoins quelque différence, c'est-à-dire qui est en soi un état nouveau et original. Si la mémoire est une illusion, c'est une illusion nécessaire, car elle est le fondement essentiel de la science en général, et de la psychologie en particulier. Elle assure ici la satisfaction de l'individu pensant et créant qui a besoin, dans la création incessante que lui impose sa nature d'être doué de réflexion, de trouver au moins une apparence de repos, de halte au milieu de cette évolution vraiment ininterrompue qui l'emporte, sans qu'il puisse y constater aucune fin de bonheur personnel. L'amour et le bonheur égoïste qui s'y rattache sont une illusion du même genre dans la marche sans fin de l'espèce et sans laquelle sans doute l'individu ne pourrait se résoudre à n'être qu'un moyen au lieu d'une fin, qu'il veut toujours être.

Or l'observation des principes appelés logiques a ce résultat, que l'expérience apprend vite à reconnaître, que les produits de la pensée créatrice qui s'y conforment peuvent prendre dans la mémoire une place stable, ce qui veut dire: peuvent se produire avec des changements infinitésimaux. Et une observation parfaite, absolue de ces principes, connus ou à connaitre, aurait pour effet une reproduction identique qui serait virtuellement la fin de notre évolution, si à cette observation s'ajoutait une minutieuse prise en considération d'un nouvel élément perturbateur qu'il s'agit non de supprimer, mais d'adopter, de se concilier en quelque sorte, en lui faisant jouer son rôle dans cette création de l'âme que l'on appelle psychologie. Nous voulons parler des faits. Qu'ils soient dus à l'observation du moi ou à celle du non-moi, ils ont eu souvent, dans l'histoire de la philosophie et dans celle des consciences individuelles, pour résultat de modifier ou même de renverser totalement le système où l'on ne leur avait pas fait, soit ignorance involontaire, soit parti pris, une part suffisante. C'est sur la constatation empirique de ce phénomène que se base la règle de méthode — c'est-à-dire, au fond, de morale pratique — qui commande l'observation et l'expérimentation. Notre siècle, particulièrement, a non seulement réhabilité le fait, mais lui a accordé une importance souvent exclusive. Le fanatisme du fait a succédé à son dédain: mais l'un est aussi peu justifié que l'autre. On oublie en effet cette vérité élémentaire, et dont nous nous convaincrions aisément et à tout instant si nous savions rentrer en nous-mêmes, qu'un fait en lui-même n'est rien, que son interprétation est tout, en d'autres termes qu'il n'a de sens — et par conséquent de valeur adjuvante ou perturbatrice à l'égard d'un système — que celui que nous lui prêtons. C'est bien ainsi que l'on agit toujours à l'égard des faits, même quand on partage l'illusion commune d'édifier une « science » psychologique. C'est ce qu'il est aisé, croyons-nous, de montrer.


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