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Troubles de l'intelligence et des sens dans l'alcoolisme - Partie 3

Revue scientifique de la France et de l'étranger

En 1873, par Magnan M.


V

Ce délire une fois développé, que se passe-t-il? Tantôt, et le plus souvent au bout de trois à quatre jours, les troubles intellectuels disparaissent; l'individu commence à se rendre compte de son état, en conservant néanmoins une certaine indécision dans l'esprit. Pendant le jour, il répond facilement, parle et rit volontiers des visions et des idées imaginaires passées; mais, vers le soir, il perd un peu de son assurance, il a des craintes vagues, il sent déjà qu'il sera moins maître de lui, il appréhende le moment du coucher; c'est qu'en effet, les illusions et les hallucinations auront, ainsi que l'a indiqué M. Baillarger, d'autant plus d'empire que les causes extérieures d'excitation seront moindres, que la volonté elle-même perdra sa puissance et cessera l'intervenir à l'approche du sommeil. Mais au bout de quelques jours, de longues heures d'un sommeil paisible, sans rêves ni cauchemars, ramènent le calme avec les forces, et la guérison ne tarde pas à être complète.

Chez un second groupe d'individus, l'amélioration est moins rapide; le sommeil est agité et fatigant; il reste du malaise cérébral, de l'obtusion et de l'incertitude dans les idées, de l'irritabilité, une impressionnabilité excessive avec des illusions et des idées vagues de persécution. Toutefois, le malade se tient convenablement, il répond avec assez d'exactitude; mais en poussant l'interrogatoire dans le sens de ses préoccupations, en insistant, on ne tarde pas à se heurter contre des idées délirantes, d'abord peu manifestes. Cet état se présente plus particulièrement dans certaines conditions physiologiques; nous l'avons remarqué, M. Bouchereau et moi, pendant le premier siège, chez beaucoup de personnes qui croyaient pouvoir impunément remplacer une alimentation insuffisante par un peu plus de vin et d'eau-de-vie. On rencontre encore assez souvent cet état chez quelques femmes, mangeant peu, buvant, le matin ou dans l'intervalle des repas, soit du vin pur, soit des boissons spiritueuses, telles que l'eau de mélisse des Carmes, l'élixir de longue vie, la liqueur de vulnéraire ou quelque autre drogue de ce genre qu'elles prennent à titre de tonique pour se donner des forces et guérir leurs maux d'estomac.

Enfin, chez un certain nombre d'alcooliques, consécutivement aux accidents aigus, on voit persister des conceptions délirantes émanant des troubles hallucinatoires actuels ou passés, tantôt multiples et variables, quelquefois plus circonscrites et affectant la forme d'un délire partiel. C'est ainsi que les uns jaloux, soupçonneux, se disent trompés par leur femme et interprètent dans ce sens tout ce qui se dit et se fait autour d'eux. D'autres, en butte à des poursuites, s'entendent accuser d'actes obscènes, se plaignent des atteintes portées à leur honneur, à leur moralité; on veut les perdre, les plonger dans la misère, les faire disparaître. Quelquefois encore, il reste des troubles de la sensibilité générale avec des idées hypocondriaques, des craintes d'empoisonnement. Ce délire à forme mélancolique, circonscrit dans quelques cas, laisse, comme les délires partiels, une certaine liberté d'esprit aux malades qui, pouvant ainsi passer plus facilement des conceptions délirantes aux actes, fournissent des exemples plus nombreux de suicide et d'homicide.

Voici quelques chiffres qui vous donneront une idée de la fréquence des tentatives de suicide et d'homicide chez les alcooliques. Je les emprunte à la statistique générale de 1870 et de 1871 que nous avons faite, M. Bouchereau et moi, pour les malades entrés au bureau d'admission.

En 1870, sur 1460 aliénés, 377 étaient alcooliques, et parmi eux 28 ont fait des tentatives de suicide et 9 des tentatives d'homicide. Sur 1059 aliénées, 61 étaient alcooliques et parmi elles 9 ont fait des tentatives de suicide.

En 1871, sur 1128 aliénés, 291 étaient alcooliques, et parmi eux 24 ont fait des tentatives de suicide et 8 des tentatives d'homicide. Sur 1070 aliénées, 61 étaient alcooliques et parmi elles 10 ont fait des tentatives de suicide et 1 des tentatives d'homicide.

Nos chiffres sont inférieurs à ceux qu'indiquent d'autres auteurs, et cela pour deux raisons: c'est que nous avons élagué du cadre des homicides et des suicides tous les accidents, et ils sont nombreux, survenus d'une manière fortuite. Ainsi, tel alcoolique s'imagine être poursuivi, passe par la fenêtre croyant prendre la porte, c'est un accident et non pas une tentative de suicide; tel autre aperçoit devant lui un fantôme, un individu armé, il saisit une chaise, frappe et blesse son enfant couché près de lui, c'est encore un accident et non une tentative d'homicide. D'autre part, nous avons mentionné seulement les cas sur lesquels nous possédions des renseignements positifs. Ce résultat statistique doit donc être considéré comme un minimum. J'ajouterai que les idées à caractère expansif, gaies ou ambitieuses, se sont montrées exceptionnellement chez les alcooliques aigus et dans quelques cas rares chez les alcooliques chroniques, mais la plupart de ces derniers s'acheminaient vers la paralysie générale.

La persistance du délire, après les accidents aigus, se montre chez les alcooliques à prédisposition spéciale, chez ces prédisposés dont parle M. Moreau dans sa psychologie morbide, et sur lesquels M. Laborde a attiré l'attention dans un travail récent. L'infériorité cérébrale de ces malades trouve sa cause le plus souvent dans l'hérédité. Mais il y a aussi le groupe d'individus qui, grâce aux excès répétés, se créent eux-mêmes, pour ainsi dire, une prédisposition morbide. Il est intéressant, à ce point de vue, de comparer l'état de leur intelligence aux différentes entrées dans les asiles à chaque rechute; se transforme peu à peu, il descend successivement les différents degrés de l'échelle intellectuelle, et dès la troisième ou la quatrième rechute, on trouve assez souvent l'affaiblissement des facultés derrière le délire.


VI

Quand l'intoxication se prolonge, soit d'une façon lente et progressive, soit après plusieurs rechutes avec accidents aigus, il reste souvent, ainsi que le fait remarquer M. J. Falret, quelques idées délirantes, des préoccupations hypocondriaques, des illusions et quelquefois même des hallucinations qui reflètent les caractères généraux des troubles intellectuels et sensoriaux des premières périodes, mais sans en avoir ni l'activité, ni l'acuité; les saillies délirantes s'émoussent, les réactions sont moins promptes, moins bruyantes, sans toutefois disparaître complètement. Les alcooliques chroniques, en effet, ne sont pas exempts de délire mélancolique et d'idées de suicide, mais ces troubles, je le répète, vaguement exprimés, ne sont que l'ébauche des accidents produits, au début de l'empoisonnement, dans l'alcoolisme aigu. Enfin, chez quelques malades, il survient par périodes irrégulières, avec ou sans nouveaux excès, de la turbulence, une excitation semi-maniaque, dans laquelle l'individu chiffonne, déchire ses vêtements, va et vient en tous sens, d'une façon automatique. Dans cette période chronique de l'empoisonnement, il intervient un nouvel élément, la graine est la même, mais le terrain est différent, l'alcool a déjà fait de l'individu un autre individu. Ce n'est pas en vain que l'alcoolique s'est soumis à l'action constante du poison, celui-ci a édifié peu à peu son oeuvre. A la longue, on ne voit plus seulement des troubles fonctionnels, des modifications passagères, ne laissant comme traces de leur passage qu'un léger malaise; une action plus profonde s'est produite, la nutrition est altérée dans tous les organes, tous les systèmes, tous les tissus; la cellule elle-même vit d'une autre vie. Sous l'influence de l'alcool, un double processus s'est développé; l'organisme dans son entier a été frappé, comme on l'a dit, d'une vieillesse précoce, et a subi la dégénérescence graisseuse; mais la stéatose n'est pas seule; avec elle se produit une tendance aux irritations chroniques diffuses, double processus (sclérose et stéatose), qui devient la caractéristique de l'alcoolisme chronique. Selon la prédominance, dans les centres nerveux, de l'une ou de l'autre de ces lésions, nous voyons l'alcoolique chronique marcher vers la démence (stéatose et athérome) ou vers la paralysie générale (sclérose interstitielle diffuse). Ces altérations organiques, d'ailleurs, se présentent avec les mêmes caractères dans les muscles, les glandes, et pour le foie, en particulier, on sait que la cirrhose ou la dégénérescence graisseuse sont l'apanage de l'alcoolisme chronique.

Mais revenons aux phénomènes intellectuels. Nous trouvons dans l'alcoolisme chronique la mémoire affaiblie, le jugement moins sûr, incapable de discernement, l'imagination éteinte, la faculté d'association des idées très amoindrie n'empêchant plus l'incohérence, la sensibilité morale enfin très émoussée. Apathique, indifférent, hébété, l'alcoolique chronique n'a aucun soin de sa personne, ne prend nul souci de sa famille; il a baissé dans toutes ses facultés intellectuelles, morales et affectives, et se trouve livré sans défense aux caprices de ses appétits instinctifs. C'est à ce moment que l'on peut répéter le proverbe: Qui a bu boira; le malade y est poussé de diverses manières, sans que la raison apporte le contre-poids suffisant à l'arrêter. Les excès de boissons sont devenus une habitude; excité, en outre, par ses tendances hypocondriaques, le vieil alcoolisé renouvelle ses excès pour porter remède à ses maux, reprendre des forces, faire cesser l'incommode pituite du malin. Les résultats de cette médication ne se font pas attendre, le malaise augmente; de là ce cercle vicieux, d'où ne sort le malheureux patient que pour tomber dans la démence la plus absolue. Dans les dernières périodes, l'intelligence est frappée de nullité; insensiblement toutes les saillies délirantes disparaissent, les préoccupations hypocondriaques, tous les troubles sensoriaux, s'effacent peu à peu. Il survient parfois de la sensiblerie analogue à celle des déments apoplectiques; il est fréquent, d'ailleurs, de voir se produire à ce moment des étourdissements, des vertiges, des attaques apoplectiformes ou épileptiformes, des paralysies partielles, en rapport avec les désordres organiques révélés par l'autopsie dans les centres nerveux.


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