Partie : 1 - 2 - 3

Troubles de l'intelligence et des sens dans l'alcoolisme - Partie 1

Revue scientifique de la France et de l'étranger

En 1873, par Magnan M.


I

Lorsqu'un individu habituellement sobre boit avec excès, il s'enivre. Les premiers phénomènes qui accompagnent l'ivresse sont: une légère excitation, un sentiment de plénitude, de bien-être, dans lequel les préoccupations s'effacent, la parole et les gestes s'animent, les idées surgissent plus rapides, les sentiments s'épanchent avec plus de vivacité. Peu à peu, cette excitation augmente, les idées se pressent, plus confuses, moins nettes, l'esprit commence à échapper aux lois de la raison, et l'homme ivre peut se présenter alors sous les aspects les plus divers; il se montre gai, triste, tendre, grossier ou violent, sans que l'on ait pu jusqu'ici indiquer la part exacte qui revient, dans ces différents modes de manifestations, soit au caractère habituel de l'individu, à sa race, aux conditions physiologiques dans lesquelles il se trouve au moment de l'ivresse, soit aussi à la nature, à la qualité et au mode d'ingestion des boissons spiritueuses.

Quoi qu'il en soit, à cette période d'exaltation succède une véritable perturbation intellectuelle, les idées deviennent confuses et font naître l'incohérence; l'ouïe, la vue, offrent avec de l'obtusion des illusions nombreuses, l'odorat, le goût, sont pervertis, et la sensibilité générale émoussée atteint quelquefois un degré d'anesthésie que ne peuvent vaincre les mutilations les plus graves. Ajoutons que la parole est pâteuse, le regard sans expression, la démarche titubante. Puis les sphincters se relâchent, les fonctions languissent, la température s'abaisse et l'individu tombe dans un sommeil comateux, privé de tout sentiment, réduit en quelque sorte à la vie végétative.

On range à tort, selon nous, à côte de cette ivresse commune, un état particulier désigné par Percy sous le nom d'ivresse convulsive, dans lequel, avec des convulsions cloniques, se présente un accès de fureur mainiaque. « Dix hommes, dit Perey, peuvent à peine se rendre maître de cette espèce de forcené. Son regard est farouche, ses yeux étincelants, ses cheveux se hérissent, ses gestes sont menaçants; il grince des dents, crache à la figure des assistants, et ce qui rend ce tableau plus hideux encore, il essaye de mordre ceux qui l'approchent, imprime ses ongles partout, se déchire lui-même, si ses mains sont libres, gratte la terre s'il peut s'échapper et pousse des hurlements épouvantables. » On le voit, c'est un violent accès maniaque n'ayant aucune analogie avec l'ivresse ordinaire, et que l'on croit devoir à certains vins altérés et frelatés.

Si les illusions sont fréquentes dans l'ivresse, les hallucinations, au contraire, sont rares; certains auteurs et Marcé, en particulier, n'en font pas mention; d'autres, au contraire, attribuant à l'ivresse des symptômes qui appartiennent à une autre phase de l'alcoolisme, signalent non-seulement les hallucinations, mais encore des idées de suicide sous l'influence des hallucinations, des impulsions maniaques, etc. Ce n'est plus là de l'ivresse, mais bien des accidents aigus, soit chez des individus adonnés depuis longtemps aux excès de boissons, atteints conséquemment de délire alcoolique, soit chez des individus à prédisposition spéciale, chez lesquels l'alcool ne vient agir qu'à titre d'excitant. Nous allons d'ailleurs nous rendre compte, du développement de ces phénomènes en interrogeant l'expérimentation physiologique et en suivant pas à pas la marche progressive des accidents, depuis l'ivresse jusqu'à l'apparition du délire alcoolique.


II

Que se passe-t-il quand on soumet un chien, par exemple, à l'action de l'alcool?

L'animal, d'abord légèrement excité, saute, jappe, caresse, court, va et vient en tous sens, puis assez rapidement se montre une hébétude, d'abord légère, bientôt plus complète, à laquelle succèdent un état de demi-stupeur et du sommeil comateux, sans compter les troubles somatiques, les différents degrés de paralysie jusqu'à la résolution complète de tout le corps.

Vous allez trouver ces phénomènes sur ce chien qui a pris 70 grammes d'alcool. On peut, dix à douze jours de suite, répéter cette expérience chez le même animal sans provoquer d'autres accidents, sans convulsions d'aucune sorte, sans apparition surtout d'illusions ou d'hallucinations.

Or chez l'homme, c'est l'alcool sous forme de vin ou d'eau-de-vie qui fournit l'appoint principal dans le développement de l'ivresse; les seuls buveurs de profession se livrent aux excès plus ou moins exclusifs de certaines boissons, telles que l'absinthe, le vermouth, le bitter, etc. Mais cette catégorie d'individus a déjà franchi la première étape marquée par l'ivresse simple. Cette remarque a son importance en raison des accidents immédiats que peut déterminer l'absinthe (troubles hallucinatoires et attaques épileptiques).

Voyons maintenant les effets de l'action prolongée de l'alcool sur le chien. Dès le quinzième jour de l'intoxication, il survient une susceptibilité nerveuse, une impressionnabilité remarquable. L'animal est inquiet, triste; il écoute, se tient aux aguets; le moindre bruit le fait tressaillir. Dès que la porte s'ouvre, pris d'une vive frayeur, criant et laissant sur son passage une traînée d'urine, il court se blottir vers le coin le plus obscur de la salle; il ne répond plus aux caresses, s'éloigne, se cache, cherche à mordre dès qu'on veut le saisir et pousse des cris aigus à la seule menace de coups.

Cette disposition craintive augmente chaque jour, et dès la fin du premier mois, des illusions et des hallucinations venant s'y ajouter, elle se transforme en véritable délire. Au milieu de la nuit, tout étant calme, il se met parfois à aboyer avec force, élevant et multipliant les cris comme à l'approche d'un agresseur; d'autres fois, il pousse des gémissements plaintifs; la voix, l'appel, sont insuffisants pour le rassurer, il faut intervenir avec la lumière. Enfin, pendant le jour, il grogne sans motifs, puis se croyant poursuivi, il crie, court effaré dans tous les sens, la tête tournée en arrière et mordant dans le vide. Ces accès de délire sont passagers, mais dans l'intervalle l'animal ne reprend pas cependant sa gaieté habituelle.

L'action de l'absinthe est bien différente de celle de l'alcool, non-seulement au point de vue des troubles physiques, des vertiges et de l'épilepsie qu'elle détermine et dont je n'ai pas à parler aujourd'hui, mais aussi au point de vue du mode de développement des phénomènes intellectuels. Tandis que l'alcool, ainsi que nous venons de le voir, a besoin de préparer son terrain pour faire naître les hallucinations, l'absinthe provoque d'emblée des troubles hallucinatoires. Quoique le délire ne se montre pas chez tous les animaux, vous aurez, je l'espère, l'occasion d'observer des faits de ce genre dans le cours des expériences que va nécessiter cette étude. En attendant, je vais rappeler deux cas dans lesquels ces phénomènes se sont produits de la manière la plus évidente.

Dans une des leçons de 1868, après une injection de 4 grammes d'essence d'absinthe dans l'estomac d'un chien, celui-ci fut pris d'attaques épileptiques suivies de légère hébétude; revenu bientôt à lui, l'animal restait caressant, répondait à l'appel, marchait, courait facilement. Tout à coup et sans aucune provocation, il se dresse sur les pattes, le poil hérissé, l'aspect courroucé, les yeux injectés et brillants; il fixe le regard vers un mur complètement nu et dont rien ne peut attirer l'attention; fléchi sur les pattes de devant, le cou tendu, prêt à s'élancer, il avance et recule, successivement, il aboie avec rage et se livre à un combat furieux; entrechoquant les mâchoires, faisant des mouvements brusques comme pour saisir l'ennemi, il secoue ensuite latéralement la tête, serrant les dents comme pour déchirer une proie. Peu à peu, il se calme, regarde encore plusieurs fois, en grognant, vers la même direction, puis il se rassure complètement.

Chez un second chien, une injection d'essence d'absinthe dans les veines provoque plusieurs attaques épileptiques puis des hallucinations; l'animal aboie, mord dans le vide et cherche à saisir des êtres imaginaires. Cette dernière expérience faite à l'Hôtel-Dieu, à la clinique de M. le professeur Béhier, a été rapportée, avec détails, par M. Challand.

Le fait de l'apparition prématurée des troubles hallucinatoires sous l'influence de l'absinthe, n'avait pas échappé à un observateur sagace, M. Motet, qui déjà en 1859 avait signalé cliniquement le développement plus rapide du délire chez les buveurs d'absinthe. « Là, sans doute, dit-il, se retrouvent tous les caractères généraux du délire alcoolique; mais ce qui prête un caractère particulier à l'intoxication par l'absinthe, c'est l'absence totale à cette période (aiguë) de tremblements musculaires; il semblerait qu'on eût sous les yeux une forme éclose avant développement complet, et dans laquelle la rapidité d'action de la cause eût empêché les phénomènes habituels de se produire. »

Des deux agents actifs de la liqueur d'absinthe, l'alcool et l'absinthe, ce dernier poison a produit le délire et les hallucinations avant que l'alcool ait eu le temps d'exercer sur les centres nerveux une action suffisante pour amener le tremblement. C'est ce qui ressort des observations I et II de M. Motet, surtout de la première, où l'individu, habituellement sobre, s'était mis à boire depuis peu de jours et prenait quotidiennement dix à douze verres d'absinthe.

Si dans leur mode d'apparition les troubles hallucinatoires diffèrent selon l'agent qui les produit, alcool ou absinthe, leurs caractères généraux sont les mêmes dans les deux cas: ces hallucinations sont pénibles, désagréables, agressives; elles ont, d'autre part, une mobilité que les gestes expressifs, les attitudes et les mouvements rapides des animaux montrent suffisamment.


Partie : 1 - 2 - 3

Utilisation des cookies

carnets2psycho souhaite utiliser des cookies.

Vous pourrez à tout moment modifier votre choix en cliquant sur Gestion des cookies en bas de chaque page.