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Essai sur la catégorie de l'être - Partie 6

L'année philosophique

En 1901, par Dauriac L.

Enfin le nom de « forme » ou de « catégorie de l'être » nous parait convenir à cette affirmation dont il faut dire qu'elle est non pas une affirmation mais l'affirmation même. Le mot catégorie ne signifie pas autre chose. — Catégorie, soit. Il est moins évident qu'il y ait lieu d'ajouter catégorie de l'Être. — La difficulté prend sa source dans une équivoque, dans l'oubli d'une distinction indispensable. A cette difficulté s'en ajoute une autre. C'est qu'il faut descendre du concret à l'abstrait. Or en vertu de la théorie psychologique de l'abstraction, confirmée d'ailleurs par l'analyse, mais que l'on érige, sans raison suffisante, en thèse de métaphysique ou de critique générale, on résiste mal à la tentation de prendre une forme réduite à ses contours, pour quelque chose de chimérique. Il est trop clair que pour penser l'être sans mélange, l'être pur, lequel n'est l'être vide qu'au regard de l'imagination ou de la perception, il faut que la conscience se détache préalablement de tout contenu d'ordre sensationnel, et même de toute notion dont la sensation est l'origine lointaine. Autrement dit, il faut que la conscience cesse d'être « ma » conscience, il faut que la pensée cesse d'être, non seulement la pensée de tel ou tel objet, bien plus la pensée de tel ou tel genre d'objet, mais encore la pensée de Pierre ou de Paul: il faut qu'elle cesse d'être « ma » pensée. Et qu'elle puisse cesser de l'être sans s'anéantir, notre travail ne vient-il pas de le démontrer par une démonstration à la Diogène, la seule, d'ailleurs, exigible en pareil cas?

En effet, et c'est le plus fécond résultat de Psychologie et métaphysique, il ne suffit pas de répéter ce que chacun sait, et que nous sommes capables de formuler le principe d identité. Il faut encore s'interroger sur ce qu'une telle capacité implique et elle nous paraît impliquer la faculté, pour la pensée, de s'isoler non pas assurément de toute conscience, mais dans toute conscience, et de se saisir dans son antériorité logique à toute matière, entendons à toute matière même intelligible, à tout concept issu de la sensation ou même de la représentation.

Ainsi nos positions de l'année dernière nous semblent devoir être maintenues. La catégorie de Nécessité, par nous reconnue et investie d'une sorte de souveraineté, loin de supprimer la catégorie de l'Être ne s'en distingue pas. Et puisque les autres catégories auxquelles on pourrait presque donner le nom commun de « catégories de l'existence », (attendu que celles qui ne la réalisent pas, du moins la préparent, ne peuvent prétendre au nom de catégories qu'en un sens différent de celle de l'être), il nous sera permis de prendre à son égard l'attitude d'Aristote et de l'opposer aux autres. Même il ne sera peut-être pas inutile de discuter pour savoir si le nom de « catégorie » ne devra pas lui être réservé ou retiré: retiré dans le cas où pour se conformer à l'usage on croirait devoir le maintenir à la quantité, à la qualité, au temps, à l'espace, etc. Il y a là plus qu'une question de nomenclature. Si nous l'avons provisoirement négligée, notre opinion n'est pas qu'elle soit négligeable.


IV

Nous avons maintenant à nous expliquer sur notre apparente réintégration de l'absolu dans le criticisme et sur les conséquences qu'elle nous parait devoir impliquer.

Notre franc avis est que le néo-criticisme ne cesse point, pour cela, de rester phénoménisme non assurément qu'il n'y ait rien dans la présente étude qui ne « sente le fagot ». Toutefois l'odeur d'hérésie qui s'en dégage se dissiperait peut-être si on voulait relire attentivement le premier Essai de Critique générale, au chapitre où il est question de « distribuer » les catégories. Là il est écrit: « L'expérience est essentielle à toute représentation, mais logiquement elle est précédée de tout ce qui rend l'expérience possible, quel que que puisse être l'ordre chronologique des phénomènes. » Voilà qui est parler net. Autrement dit, — et là un empiriste protesterait; et le criticisme, sous peine de se démettre, ne pourrait faire aucun droit à la protestation — indépendamment de l'ordre chronologique il est un ordre logique. Autrement dit encore, et il ne faut pas craindre d'y trop insister, des deux ordres chronologique et logique, c'est ce dernier qui précède. Or, puisqu'il n'est précédé par rien d'autre, il est absolument, il est par lui, il est en soi. Continuons de lire. « Il y aurait contradiction à supposer que l'expérience définit d'une manière « complète et radicale cela qui se pose dans la représentation, comme embrassant l'expérience possible; or on ne saurait nier qu'il en soit ainsi des catégories. » Plus loin encore « J'ai dit que la loi la plus générale est la relation même, que toutes les lois possibles ne font, en effet, que diversifier. La relation est donc passée la première des catégories. » Puis les catégories sont distribuées, leur « cercle s'ouvre ». Et comment s'ouvre-il? Il s'ouvre « par l'être indéterminé ». Qu'est-ce maintenant que cet être indéterminé? Nous l'avons appelé un absolu. Et nous maintenons le terme. Et nous prétendons que si l'absolu est quelque part, il ne saurait être ailleurs. Bien plus nous affirmons sa présence. Cela ne veut assurément point dire que cet absolu existe quelque part séparé d'une conscience. J'admets que l'idée de l'être, adéquate à celle de relation, n'est représentable qu'à l'aide d'une conscience, qu'elle a besoin d'y être « découverte ». Et il faut oser prendre le mot découvrir, au pied de la lettre. On ne découvre que ce qui est recouvert. Et qu'est-ce qui recouvre? Pour le savoir il suffit de relire Psychologie et métaphysique, et de méditer une fois encore sur l'allégorie qui s'y trouve esquissée, laquelle n'est autre, elle aussi, qu'une « allégorie de la caverne » avec cette différence, qu'au lieu d'être seul à « en sortir » comme chez Platon, le philosophe est seul à « s'y enfoncer »..., sans toutefois cesser d'y voir clair. Donc ce qui recouvre en nous l'idée de l’être, ce sont toutes les couches concentriques de la vie spirituelle où il n'est pas impossible, tant s'en faut que l'analyse pénètre (autrement la philosophie ne serait pas) mais où les couches supérieures et superficielles seules sont seules ordinairement, habitées par la conscience. Dès lors, il est trop clair que l'idée de l'être serait pour nous comme nulle, si nous étions inhabiles à nous en former la conception, par suite à nous en procurer la conscience. Ici, pour concevoir et pour savoir, il faut abstraire. Et c'est en ce sens qu'on peut continuer à dire que « rien n'existe hors la représentation dans un sujet et par ce sujet ».

La thèse fondamentale néo-criticisme peut encore se justifier d'une autre manière, à savoir par la critique des notions de noumène, d'être absolu, de substance. Cette critique nous l'avons reprise ici même. Peut-être l'achèverons-nous prochainement. Nous ne gagnerions rien à y revenir puisqu'en la résumant, nous lui ôterions l'appui de ses preuves. Contentons-nous de rappeler comment le néo-criticisme est né. Il procède historiquement de Kant, puisque ce fut le « noumène » kantien qui réveilla Renouvier du sommeil substantialiste. Et comme, dans la pensée de Renouvier, « substance, noumène, absolu » n'étaient ni ne pouvaient être que trois noms pour désigner une même entité, parlons franc, une même chimère, il ne devait rester, de l'ancien criticisme dans le nouveau que la partie correspondant à l'Esthétique et à l'Analytique transcendantales où il est exclusivement question des phénomènes et des catégories. L'épithète de « phénoméniste » que réclame, pour sa philosophie, le fondateur du néo-criticisme se justifie donc par des raisons de génèse historique. Est-elle, cette épithète, à l'abri de toute critique? Elle l'est dans la mesure où l'on pourrait écrire l'équation suivante « Le kantisme spéculatif, déduction faite du noumène, est un phénoménisme ». — « Phénoménisme rationnel! » J'entends M. Pillon qui réclame en me reprochant presque d'avoir oublié son excellente et lumineuse préface à la traduction du Traité de la Nature humaine. — Le mot de « phénoménisme rationnel » n'est pas pour nous déplaire, puisque nous nous sommes toujours dit, nous-même, phénoméniste, et que nous n'avons jamais pris la raison pour une dérivée de la sensation. Nous estimons toutefois qu'en gardant ces deux épithètes dont nous ne pouvons ignorer qu'elles ont longtemps passé pour incompatibles, nous devons effacer toute trace de cette ancienne réputation, éviter, par suite, de sacrifier l'une à l'autre. Dès lors, notre devoir est clair. Nous sommes tenus d'être aussi résolument rationaliste que résolument phénoméniste... et réciproquement. Etre l'adversaire du phénoménisme, quand on est criticiste, c'est admettre la substance, c'est suspendre l'intelligible au sens clair et, après tout, seul acceptable du terme, à l'inintelligible, ce qu'est assurément le noumène de la philosophie de Kant, ne disons plus de sa « Critique ». Or en déclarant que si, pour découvrir les conditions de toute expérience nous avons besoin d'exister et non pas seulement nous, mais encore quelque chose d'autre que nous, nous n'affirmons, ce nous semble, l'existence d'aucune réalité substantielle, par suite nous restons sur le terrain du phénoménisme. D'autre part, en admettant, avec Ch. Renouvier, que l'expérience est soumise à des conditions, nous élevons l'antécédence logique au-dessus de l'antécédence chronologique, l'antécédence formelle, pourrait-on dire, au-dessus de l'antécédence réelle. Peut-être en affirmant ce qui vient d'être affirmé répétons-nous d'assez près l'illustre philosophe grec qui acheva le platonisme bien plutôt qu'il ne l'abattit, comme on s'est trop pressé de le dire, Aristote. Mais ou la raison n'est qu'un mot, ou elle implique la réalité de l'antécédence logique. Et si telle est notre opinion, cette opinion garantit notre rationalisme.

Quant à notre phénoménisme, il court si peu de risques, que notre doctrine des catégories, celle du moins, dont nous commencions l'esquisse dans notre « Essai » de l'année 1901, est la plus empiriste qui ait jamais été soutenue chez les néocriticistes et chez leurs alliés de droite ou de gauche. Il y est fait à l'empirisme une part dont ni l'importance ni la gravité ne nous ont échappé. Cette part, nous n'entendons ni l'augmenter ni la diminuer. C'est donc qu'au lieu d'imprimer au criticisme un mouvement ascensionnel dans la direction de métaphysiciens de l'absolu, au lieu de regarder du côté de Kant, nous continuons de regarder du côté de Hume. En quoi, si nous avons la hardiesse de faire « rétrograder » le criticisme, nous serions fort surpris de travailler à sa déchéance.


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