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Essai sur la catégorie de l'être - Partie 5

L'année philosophique

En 1901, par Dauriac L.

Derrière le mot "...", qui est, certes, infiniment plus loin du mot "..." qu'on ne le dirait à lire la grammaire, il y a pourtant quelque chose de plus qu'un simple mot. Il y a, non pas « une » pensée mais quelque chose de moins et de plus tout ensemble, quelque chose d'insaisissable aux yeux du corps et qui, par suite, échappe aux prises de l'imagination. Si donc nous avons eu mainte fois la distraction de dire et même d'écrire qu'une pensée qui n'est la pensée de rien est un néant de pensée, nous avons commis un paralogisme, puisque la pensée faute d'objet auquel se prendre a toujours la ressource de se prendre elle-même et de se penser. Et même, ainsi que nous le dirons tout à l'heure, il peut être plus facile, à la pensée, de se fixer sur sa propre forme, qu'à la volonté d'obéir à une règle morale purement formelle. Et quand on se demande si le Dieu d'Aristote n'est pas un comble d'abstraction réalisée, on aurait tout autant de raisons de se demander, si l'idée d'un tel être n'est pas véritablement la plus réelle de toutes les idées, saisie dans sa pureté par un suprême effort d'analyse.

Cependant — il n'est que trop certain — entre « l'acte pur » du XII° livre de la Métaphysique et la proposition purement formelle « l'être est », ou bien encore « A est A », la distance est vraisemblablement extrême. Et si l'on imaginait une échelle des valeurs métaphysiques on placerait l'un au sommet, l'autre à la base. Et l'on pourrait quand même, en un certain sens, assigner à l'axiome d'identité une « valeur absolue », car la « loi régulatrice des relations constantes » — la formule d'ailleurs est des plus significatives — peut être considérée comme la loi par excellence ou « l'idée » même de la loi. Nous lui avons déjà donné les noms de l'Etre, de la Nécessité. Nous proposons d'en ajouter un troisième, et notre addition est en apparence des plus graves, puisqu'elle va contre l'une des thèses les plus essentielles du néo-criticisme à savoir qu'il n'est rien hors de la représentation. Est-il possible de continuer à se déclarer phénoméniste et d'attribuer au principe d'identité une « valeur absolue », d'où faire l'équivalent d'un « absolu »?


IV

Et d'abord qu'est-ce que cette valeur absolue et comment la devons-nous entendre? Le mot « absolu » connote les idées d'affranchissement, de délivrance... etc. Absolu signifie solutus ab omni conditione: libre de toute condition. Par suite on peut se servir indifféremment des termes absolu et inconditionné. Ils sont rigoureusement synonymes. En effet si l'on admet avec l'auteur de Pensée et Réalité, Spir, « qu'un objet inconditionné est celui qui a une essence qui lui est propre, non empruntée du dehors, et, par suite indépendante de toute chose étrangère », il semble bien que l'essence du principe d'identité soit telle. On peut à la fois soutenir que cette essence implique la relativité de toute connaissance humaine et qu'une sorte d'aséité appartient à cette essence, car on essaierait vainement de la dériver d'une autre. Il est un sens négatif du mot « absolu » qui ne doit pas échapper à notre attention. Il peut être contradictoire d'affirmer l'existence d'un être absolu, et nous nous en sommes naguère expliqué ailleurs. Il n'est en rien contradictoire d'affirmer l'existence d'une vérité logiquement antérieure à la réalité. Qui sait même si la répugnance que l'infinitisme inspire aux néo-criticistes ne les y contraindrait pas?

En effet, si la chaîne des conditions a un terme, si la régression doit ne pas se continuer indéfiniment, s'il est une vérité indémontrable par toute autre et, quand même, évidente, cela revient à dire qu'elle est absolument, inconditionnellement, et que le nom d'inconditionné peut et doit lui convenir. Il n'est donc pas certain que l'antithèse de l'infinitisme appelle nécessairement la négation de tout inconditionné, non pas sans doute dans l'ordre du réel ou de l'existence mais dans l'ordre du connaître et de l'être.

Et il ne faut pas répliquer que cette loi ou cet axiome, par cela seul que sa destination est de régulariser des relations ne peut être à la fois dit inconditionnel et considéré comme le schéma de la relativité. Il est trop clair que le principe d'identité, en vertu de lui-même, est tenu d'obéir à lui-même, ce qui d'ailleurs revient à dire qu'il est le principe d'identité. Il est, d'autre part, assez incontestable qu'il s'exprime par un jugement, disons mieux, qu'il ne se distingue pas du jugement qui le constitue. Il est ce jugement même. Reconnaissons, en outre, qu'un jugement est une synthèse, que toute synthèse est faite d'une multiplicité de parties soumises à des relations mutuelles, et souvenons-nous qu'il n'est pas de jugement là où il n'est point de relation. Même, il y aurait lieu, croyons-nous, de remanier de fond en comble la théorie écossaise des « jugements d'existence ». Elle a passé, presque sans amendement, de Reid chez V. Cousin. Il s'agirait de faire voir que de deux choses l'une: ou ces jugements s'énoncent en guise de constatation, comme quand nous disons: « J'ai mal, je souffre » ce sont là moins des jugements que des exclamations comprimées et converties; ou si ce sont des jugements véritables, comme par exemple quand on juge que Dieu existe, cela signifie vraisemblablement a fortiori que de la comparaison de l'idée de Dieu et de celle d'existence, aucune contradiction ne résulte. Donc tout jugement est une relation et il n'est point d'exception à la règle. Donc le principe d'identité énonce une relation. Mais cette relation qu'est-elle, sinon une relation de soi-même à soi-même? Or, je le demande encore, si tel est le principe d'identité, peut-on lui refuser l'épithète d'absolu? La « relativité à soi-même » et rien qu'à soi-même est loin d'être une expression vide de sens. On peut dire du principe d'identité qu'il est intelligible par soi-même et non par un autre. Il est donc « la vérité par excellence ». Et la proposition qui l'exprime est le schéma de la vérité absolue.

Elle est également le schéma de l'a priori, de la nécessité logique. Car ce n'est pas non plus parler pour ne rien dire que d'énoncer cette proposition: « Il n'est rien de plus nécessaire que la nécessité. » Et ne craignons pas d'ajouter « la nécessité en soi », c'est-à-dire considérée dans son essence, abstraction faite de toute représentation. La loi d'Aristote n'est vraie que de la pensée en mouvement, lorsque cette pensée circule à travers les choses. Elle n'est plus vraie de la pensée au repos qui est la pensée divine, laquelle se prend elle-même pour objet. On peut se demander si le Dieu d'Aristote, tel qu'Aristote se le figure, mérite bien le nom de « personne » qui lui est donné dans la Politique. Si ce Dieu-là est « quelqu'un », il ne lui est pas impossible de se suffire à lui-même. Et ce n'est rien lui ôter que de le vouer à l'ignorance du monde, puisque, dans la pensée d'Aristote, le monde n'est ni ne pourrait être son œuvre. Mais, dirait-on, si ce Dieu est quelqu'un, comment peut-il éternellement penser une pensée qui ne pense jamais qu'elle-même? La difficulté, ne craignons pas de le dire, ne porte pas sur la réalité, mais sur le pérennité de l'acte. C'est donc qu'un tel acte est possible et même qu'il nous est possible de nous représenter la « pensée en soi ».

J'entends que la contradiction nous guette et qu'on nous interdit de parler, sans cesser de nous comprendre, d'une « pensée en soi objet de représentation. A parler franc, s'il y a contradiction, cette contradiction nous échappe. Car, ou bien la formule du principe d'identité n'est qu'une suite de sons, ou bien, si cette suite de sons a un sens, en la pensant nous nous la représentons, cela va de soi. Mais le contenu de cette représentation n'est pas un "...", car rien n'apparaît si ce n'est la loi même de l'apparaître. Et si ce n'est pas un "...", c'est en revanche un "...", c'est-à-dire en explicitant l'expression « quelque chose qui ne peut être placé sous rien d'autre » et, par suite, quelque chose de premier. Car dès que nous nous représentons ce principe, nous nous le représentons comme supérieur au cours du temps. Selon la belle expression de M. Lachelier, « le temps coule au-dessous de lui », par suite le temps ne saurait l'atteindre. Il s'agit donc bien ici d'une priorité logique, autrement dit de l'a priori par excellence. Et c'est ici le cas de se demander dans quelle mesure peut être appelé « phénoménisme » un système où il est fait droit à l'a priori. Nous y répondrons bientôt. Disons tout de suite que cette mesure est exactement celle du phénoménisme néo-criticiste, puisque le néo-criticisme s'intitule parfois « phénoménisme rationnel ».


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