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Essai sur la catégorie de l'être - Partie 1

L'année philosophique

En 1901, par Dauriac L.

L'Essai sur les catégories publié par l'Année philosophique est moins l'exposé d'une thèse qu'une suite d’indications en vue d'orienter, éventuellement, les recherches futures. Dans cet essai, nous avons suivi l'exemple d'Aristote, suivi d'ailleurs, avant nous par Renouvier. Aristote, s'il admet un échelonnement des catégories, leur refuse un ordre hiérarchique. A part la catégorie de l'être, il les juxtapose toutes en face de celle-là. Et nous, et avant nous, Renouvier, nous avons rangé toutes les catégories sur la même ligne en face ou au-dessus de la loi générale de Relation.

Puis nous avons nommé les catégories sans les ordonner définitivement. Nous les avons nommées et, par suite, déterminées, sans recourir à une dialectique nouvelle. Nous ne méconnaissons ni l'importance, ni la difficulté d'une telle entreprise. Et si nous avons éludé la difficulté, nous ne nous sommes pas uniquement délié de nos forces. Nous avons constaté que depuis Aristote, jusqu'à Kant et Renouvier, l’établissement par un philosophe d'une doctrine de catégories s'accompagnait chez lui d'une inébranlable confiance. Aristote et Kant ont cru à l'éternité de leur construction. En d'autres termes ils ont pris leur construction pour une simple constatation. Ils espéraient, chacun pour son système, une fortune comparable à celle du syllogisme, ou de la géométrie, en quoi d'ailleurs ils ne se sont qu'à demi trompés. Oui, les fortunes sont ou seront les mêmes. On recommence à dire « la géométrie d'Euclide » comme s'il en était une autre. Et bientôt l'on distinguera couramment la syllogistique d'Aristote d'une autre, tout aussi plausible. Quand seront venus ces temps, peut-être assez proches, on s'étonnera de moins en moins de cette fragilité des classifications, dont il suffit d'un peu de patience pour obtenir la preuve.

Il y avait donc mieux à faire, croyons-nous, qu'à bâtir pour notre propre compte, assurés que nous étions de bâtir sur un sol mouvant. Il y avait à consulter l'histoire des doctrines philosophiques. L'application de la formule darwinienne de la survivance des plus aptes nous fournissait un moyen de savoir quelles étaient parmi les catégories celles qui avaient survécu, qu'aucun philosophe fût-il empiriste, n'avait pu omettre. Notre désir était de rapprocher l'apriorisme et l'empirisme, et il nous semblait que l'histoire faciliterait le rapprochement.

L'histoire se recommence-t-elle? L'histoire de demain ne nous réserve-t-elle aucune surprise? Gardera-t-elle toutes les catégories actuellement survivantes? Ajoutera t-elle ou retranchera-t-elle à leur liste? Et si l'histoire des sciences se confond, en partie du moins, avec celle des catégories, ne devons-nous pas nous attendre à une pénétration progressive et mutuelle de ces catégories? Il est donc permis d'escompter l'avenir et de se demander si cet avenir ne réparera point les lacunes du passé. Or il s'agit précisément de savoir si la liste des catégories par nous esquissées est exempte de toute lacune. N'avons-nous pas discerné une catégorie dominante et, en cela, ne nous sommes-nous pas conformé à la tradition aristotélique? Soit. Mais notre catégorie dominante ou dominatrice était celle de Nécessité, la catégorie maîtresse d'Aristote était celle de l'Être. Et sur la liste aristotélique, la primauté de l'Être se justifiait aisément. Pourquoi nous est-il arrivé de remplacer l'Etre par la Nécessité? Serait-ce donc que notre Nécessité ne diffère que par le nom seul de l'Être d'Aristote?

Si telle devait être notre réponse nous encourrions vraisemblablement un grave reproche. Nous nous entendrions rappeler que la philosophie, même celle qu'on enseigne aux débutants, n'a jamais cessé de prendre le mot « être » dans une acception double. Il y a l'être au sens du mot, comme quand on dit. Il y a l'être entendu, non plus logiquement, mais, si l'on peut, métaphysiquement. Or il y a tout lieu de penser que l'être d'Aristote est l'Être au sens métaphysique du terme, ce que, depuis Descartes, on appelle « la Substance ». Or, pour rejeter la Substance, nous avons deux raisons l'une est que nous l'avons depuis longtemps rejetée; nous avons même expliqué pourquoi. L'autre est que, du moment où il s'est trouvé des philosophes empiristes ou phénoménistes, c'est qu'il s'est rencontré des philosophes pour effacer la Substance sur la liste des catégories. Ainsi, notre doctrine et notre méthode, l'une et l'autre, nous disposent défavorablement à l'égard de la catégorie de l'Être entendue au sens de Substance.

Une étude de la catégorie de l'Être comprendrait, dès lors, une double critique, celle de l'Être au sens infinitif: l'être qui se conjugue, celle de l'Être au sens de l'être qui se décline, ou, si l'on préfère et pour dire comme les grammairiens, l'être au sens « auxiliaire » et l'Etre au sens « substitutif ». Dans les vieilles grammaires la double condition de verbe auxiliaire et de verbe substantif était reconnue au verbe être.


I

A moins d'entreprendre une critique nouvelle de la notion d'Absolu dans son rapport avec celle d'Existence, et de faire éventuellement un nouveau procès à la métaphysique, nous ne saurions discuter utilement l'idée de Substance sans répéter à peu près ce que nous en avons dit vers 1889. A ce point de vue, notre attitude, qui, en ce temps là, datait d'au moins dix ans, est restée la même. Nous n'avons jamais cessé de penser qu'il n'était pas absurde de croire à la substance, à une condition toutefois, c'est que l'on eût préalablement « aboli l'Absurdité ». Abolir l'absurdité, c'est ni plus ni moins supprimer tout critère de la vérité logique, c'est limiter le principe de contradiction à l'ordre des phénomènes. En un sens, c'est là bien ce que font les néo-criticistes puisque chez eux on rejette les noumènes. En un autre sens, c'est tout le contraire, car rejeter les noumènes pour ne garder, du kantisme primitif, que les phénomènes, c'est, que l'on nous passe le terme, « illimiter » la juridiction des axiomes logiques et par conséquent, faire une place, et, la plus grande possible, à ce que l'on pourrait appeler la catégorie de l'absurde. Il est vrai qu'il ne suffit pas de décréter cette catégorie pour en déterminer ipso facto l'extension. Si nul ne se contredit volontairement, et si tel qui se contredit, ou est censé se contredire, se révolte contre les contradictions qu'il croit trouver chez le voisin, c'est qu'on peut s'incliner devant l'axiome de contradiction, et, quand même lui désobéir, plus facilement, peut-être, qu'il n'arrive d'enfreindre l'impératif catégorique après l'avoir sincèrement constaté. Ces réserves faites, nous continuons de juger, avec les néocriticistes, que toute thèse substantialiste ne peut être soutenue si ce n'est au prix d'une contradiction avec soi-même. De deux choses l'une, en effet: ou les axiomes logiques n'ont qu'une valeur superficielle, ou le phénoménisme est le vrai. L'allure paradoxale que nous donnons au dilemme n'ôte rien à son autorité.

Il est une seconde thèse que nous n'avons jamais cessé de tenir pour évidente, c'est celle de l'unité, ne reculons pas devant le barbarisme « de l'unicité » de la définition de la Substance partout où elle se rencontre. On ne saurait la définir autrement que Spinoza. Par suite le problème de la Substance se confond avec celui de l'Être absolu. Dès lors, discuter la notion de substance c'est, au fond, discuter la valeur de la métaphysique et non pas seulement de la métaphysique transcendante, mais encore de l'autre, de celle que l'on pourrait appeler « immanente ». La métaphysique transcendante s'efforce de distinguer entre l'être absolu et l'être que nous sommes. Elle place l'être absolu au sommet des choses. La métaphysique immanente fait descendre Dieu du ciel pour le situer au cœur des choses, parlons mieux au plus profond des consciences. Notre sentiment est qu'une distinction de ce genre pourrait bien n'être que verbale. Notre opinion est que le concept d'un être absolu prenant conscience de lui-même en nous n'est, au demeurant, rien de plus qu'un pseudo-concept.

Mais, je le répète, on ne justifie point ces façons de penser rien qu'en les énonçant; et d'avoir contre soi presque tous les métaphysiciens de l'âge moderne, sans oublier ceux de l'antiquité dont il serait, tout au moins, téméraire d'escompter l'assentiment posthume, voilà qui est bien fait pour nous tenir au garde contre l'intransigeance néo-criticiste et phénoméniste. Ainsi les adeptes du néo-criticisme devront ne point perdre courage et ne se fatiguer point de répéter leurs arguments contre la substance. Si l'on ne parvient pas à persuader l'adversaire, c'est bien le moins qu'on lui ôte l'illusion d'avoir persuadé.

Au cas où de jeunes philosophes seraient en veine de combattre, et de nous prêter l'appui de leur zèle, nous les inviterions à méditer les écrits du philosophe qui, au XIX° siècle a tenté du substantialisme la restauration la plus solide et il faut bien l'avouer, la plus séduisante. Ce philosophe est Schopenhauer. Et chacun doit convenir que l'antithèse de ses mondes, je me trompe, de « ses deux points de vue sur le monde » est, pour ne rien dire de plus, d'une habileté merveilleuse. Car, si l'on ne se méprend pas sur la vraie pensée de Kant, on a plus que le droit, et cela sans jouer sur les mots, d'infliger au monde des noumènes l'épithète d'« inintelligible »: Kant lui donne le nom de « monde intelligible », peut-être en souvenir de Platon. Mais Platon reste pleinement dans son droit quand il parle du monde des Idées, accessible à la seule Intelligence, à la seule pensée. Ce monde est l'exact contre-pied de l'inconnaissable. Car il est le connaissable par excellence. Et ce monde des êtres intelligibles, reste, chez Platon, numériquement distinct des êtres du monde sensible. Chez Kant et chez Schopenhauer, il n'est qu'un seul monde. Combien la différence entre le métaphysicien grec et les deux métaphysiciens d'Allemagne ne doit-elle pas, s'il en est ainsi, être jugée extrême! Et certes, il en est ainsi; car, dans la doctrine de Kant, « intelligible » signifie tout le contraire d'accessible à l'intelligence. A vrai dire et, toujours chez Kant, c'est le monde sensible qui est le monde véritablement intelligible puisqu'il est aussi celui de la science.


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