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Des moyens de se préserver de la folie - Partie 5

Revue scientifique de la France et de l'étranger

En 1874, par Maudsley H.

« L'incapacité chez un homme de modérer et de surveiller l'élément affectif ou émotionnel de sa nature, je l'appelle ECLAVAGE, dit Spinoza. Car l'homme dominé par ses affections n'est pas maître de lui-même, mais il est conduit par le destin en quelque sorte; si bien que voyant et même approuvant le bien; il se sent néanmoins contraint de faire le mal. » Nul doute que, si l'homme pouvait atteindre ainsi à la liberté, en modérant et surveillant l'élément affectif ou émotionnel de sa nature, il ne diminuât considérablement la somme de folie existant en ce monde; il serait en effet — débarrassé, du coup, de ce qu'on appelle les causes morales de cette maladie. Il est bien rare, si cela même arrive jamais, qu'un homme devienne fou par excès d'activité intellectuelle, si celle-ci n'est accompagnée du trouble des émotions; c'est quand les sentiments sont profondément engagés que la stabilité de l'esprit est le plus en danger. Lorsqu'on raconte qu'un homme a perdu la raison ou s'est tué par excès de travail intellectuel, la vérité, neuf fois sur dix sinon dix fois, est que les inquiétudes, les craintes, les déceptions, l'envie, la jalousie, les souffrances d'un amour-propre exagéré ou des chagrins analogues ont été les causes réelles de ce désastre; or ces causes ont toutes leur point de départ dans un sentiment personnel excessif. Les passions déprimantes et les pensées du même genre qu'elles mettent et entretiennent en activité, exigent une large dépense de force nerveuse. Si, alors, l'esprit n'a pas acquis, par la culture, le pouvoir de détourner l'attention de ces idées et de la fixer sur d'autres plus salutaires; ou, si des circonstances extérieures favorables ne réagissent pas contre cet état et n'aident pas l'individu à faire ce qu'il est trop faible pour accomplir de lui-même, le résultat en définitive est inévitable; les nerfs font faillite. En hygiène comme en finances, les excédants même faibles de la dépense sur le revenu retombent au compte du capital, et, bien que chaque déficit soit peu de choses en lui-même, comme ils s'accumulent, il faut bien qu'à la fin le compte se règle.

La formation d'un caractère dans lequel pensées, sentiments, actions, soient sous la conduite habituelle d'une volonté bien façonnée est peut-être la tâche du monde la plus difficile; accomplie, elle est l'effort suprême du développement personnel. C'est atteindre par une méthode consciente à l'accord absolu de l'individu avec sa nature propre et à l'harmonie la plus complète entre l'homme et la nature. L'individu qui s'est élevé à cette condition a tiré le parti le plus avantageux, et de sa personnalité, et de la nature humaine dont il avait à tenir compte, et enfin du monde dans lequel il se meut et a reçu l'être. Vivre pour cette culture de soi par soi; voilà assurément un but qu'on peut proposer à l'humanité comme devant, s'il est atteint, la rendre supérieure aux circonstances et la protéger contre la pernicieuse action de ces émotions pénibles qui souvent font naufrager la raison. Il existe donc un moyen, si difficile, si long et si fatigant qu'il puisse être, de combattre la troisième des causes puissantes que j'ai précédemment déclarées les plus efficaces dans la production de la folie.

Avant de mettre fin à ces réflexions un peu décousues, et de terminer ce chapitre qui contient plutôt des suggestions qu'une méthode, je veux signaler tout ce que l'éducation communément usitée de nos jours laisse perdre de mentalité dans l'espèce humaine. Il semblerait qu'une éducation rationnelle de l'esprit dût nécessairement donner à chaque enfant la connaissance de la nature du monde où il a été placé et dont il fait partie. Les relations de notre globe avec les planètes de son système, les changements qui ont eu lieu à sa surface à travers les siècles, les éléments dont la terre est formée et les lois de leurs combinaisons et de leurs décompositions, la nature et les fonctions de la vie végétale et de la vie animale, la constitution du corps et de l'esprit humains, les relations du corps et de l'esprit avec le monde ambiant; voilà des questions sur lesquelles une immense somme de savoirs a été formulée par les sciences naturelles. N'est-il pas étrange, quand on y songe, qu'une éducation laissant l'homme dans l'ignorance de toutes ces choses puisse même recevoir le nom d'éducation? N'est-il pas merveilleux que des hommes intelligents acceptent de passer leur vie sans plus rien savoir de tout cela que les sauvages?

Or, sans parler du devoir positif, pour tout homme, d'acquérir l'intelligence la plus complète de ses relations avec les milieux environnants, afin d'en tirer le meilleur parti au profit de son développement personnel, l'étude et la pratique des sciences naturelles constituent la gymnastique la plus favorable aux facultés intellectuelles, en mettant en jeu l'observation, la généralisation, l'abstraction, le raisonnement inductif et déductif. Aucune autre étude ne peut au même degré apprendre à observer avec exactitude et à raisonner avec justesse. Car, dans les sciences, la vérité est recherchée avec passion pour elle-même et sans égard soit à ce qui semble utile ou inutile, soit aux opinions préconçues ou aux prétentions d'une autorité quelconque. De plus, une conclusion n'y est jamais acceptée comme exacte sans avoir été soumise à tous les moyens de vérification possible. Qu'est-ce que la vérité sinon l'expression adéquate, dans la pensée humaine, des rapports exacts existant entre l'homme et la nature? Elle se modifie et se complique à mesure que, chaque jour, ces rapports deviennent plus exacts, plus spéciaux, plus complexes, grâce aux progrès successifs de chaque science. Par ces progrès et par les arts auxquels ils donnent naissance, la nature réalise sa dernière évolution, au moyen de l'homme, la dernière et la plus élevée de ses productions. Comment donc, alors, l'homme serait-il convenablement préparé à tirer le meilleur parti de ses forces et à remplir utilement sa fonction dans le monde, s'il demeure dans l'ignorance des sciences naturelles?

On ne niera pas qu'un grand nombre de personnes sont tout à fait incapables d'attention soutenue, d'observation exacte, et de raisonnement juste. Elles sont incapables de saisir nettement un problème et d'y appliquer leur attention; elles usent des mots sans y attacher un sens défini; elles nourrissent des croyances sans comprendre la vraie signification de ce qu'elles affirment; elles s'égarent en discours incohérents sur les sujets qu'elles tentent de discuter; elles croient selon leurs craintes, selon leurs affections, selon leurs intérêts et prennent des préjugés ou de vagues sentiments pour des convictions solidement fondées. Or, ce sont là des défauts intellectuels que n'a pas à redouter celui qui s'applique à acquérir une connaissance suffisante des sciences physiques. Dans ce travail, il lui faut concentrer son attention, saisir clairement la signification définie des termes, soumettre avec humilité et persévérance son intelligence aux faits, et franchir avec patience les degrés successifs par lesquels les résultats ont été obtenus. Il ne parvient à savoir qu'autant qu'il est l'humble ministre et l’honnête interprète de la nature ou qu'il marche sur les traces de ceux qui, ayant été heureusement l'un et l'autre, ont formulé la science. Pour peu que, dans son étude, il dévie de la vraie méthode, sa connaissance est imparfaite ou erronée. Cela étant, il semble que, bien évidemment, rien n'est plus propre à fortifier et à développer les facultés intellectuelles, car l'étude des sciences naturelles ne donne pas seulement la connaissance de faits particuliers, elle fait contracter à l'esprit une habitude précieuse, l'habitude d'observer avec soin et de raisonner avec rigueur, qui lui servira dans toutes les autres recherches. L'avantage n'est pas seulement dans le pouvoir résultant d'un plus grand savoir, mais dans un pouvoir plus grand d'acquérir du savoir; le développement intellectuel marche parallèlement à l'évolution de la nature. Plus les pensées de l'homme reflètent avec fidélité la nature dans un de ses domaines, plus les autres domaines s'y viendront facilement refléter; car, en tant qu'il s'agit des procédés de l'intelligence pour l'acquérir, une science bien sue contient implicitement toutes les sciences. L'entendement préalablement rompu au service de l'une d'elles devient par là même virtuellement maître des autres.


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