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Des moyens de se préserver de la folie - Partie 1

Revue scientifique de la France et de l'étranger

En 1874, par Maudsley H.

Parmi les gens qui ont réfléchi à leurs pensées et à leurs sentiments, beaucoup sans doute, à un certain moment de leur existence, ont eu le sentiment qu'il ne leur faudrait pas grand chose pour devenir fous; que, positivement, un effort était nécessaire pour retenir leur raison prête à s'échapper. Pour ceux chez qui la folie est dans le sang, pour ainsi dire, l'effort doit sans doute être rude et de tous les instants; chez quelques-uns ce n'est pas autre chose qu'une lutte continuelle pour résister aux plus fortes propensions de tout leur être. Jusqu'à quel point donc l'homme qui devient fou est-il responsable de sa folie? La question n’est point de celles dont on se soit beaucoup préoccupé, cependant elle vaut qu'on y réfléchisse, et profondément. Il est certain, en effet, que l'homme a ou pourrait avoir sur lui-même dans une certaine mesure le pouvoir de prévenir la folie. D'où qu'elle vienne, la folie est la déchéance de la volonté, la perte de la faculté de coordonner les idées et les sentiments; donc le sage développement du contrôle de la volonté, sur les sentiments et sur les idées, fournit à l'homme une force qui lutte énergiquement en faveur de la santé. Il n’est pas rare de voir deux personnes, placées l'une et l'autre par l'hérédité sous la même influence fâcheuse et, autant qu'on en peut juger, également prédisposées à la folie, fournir une carrière bien différente: l'une arrive au succès et peut-être à la réputation; l'autre au suicide ou à la folie. Un but élevé, passionnément poursuivi durant toute la vie, un but vers lequel toutes les énergies ont été exclusivement tendues, qui commandait par conséquent le renoncement et la discipline sur soi-même; voilà sans doute, pour le premier de ces individus, l'effort sauveur. Au contraire, ce but, grand en lui-même ou grand seulement pour l'homme qu'il force à s'observer et à se contenir, ce but a manqué au second; il n’a pas eu pour se gouverner lui-même un motif assez puissant, et il a laissé la porte ouverte au courant tumultueux des pensées et des affections qui l’entraînent à la folie.

A cet égard, il est curieux et intéressant d'observer quelles étranges mais salutaires issues, un grain de folie constitutionnelle trouve parfois, pour se développer et se donner carrière: tantôt c'est une minutie extrême et sordide, tantôt l'adoption fanatique de doctrines ou de pratiques religieuses excessives; ou bien, de notre temps, les absurdités d'un commerce imaginaire avec le monde des esprits, une disposition maladive au délire poétique, la propagande désordonnée des théories sociales ou politiques les plus exagérées. Ces indications suffiront pour bien faire comprendre ce que je veux dire, et l'on sait de reste qu'il y a un nombre infini d'excentricités particulières, impossibles à enregistrer ici, qui ne doivent pas être interprétées d’autre manière. Si tristes, si absurdes ou si dangereuses que ces extravagances puissent paraître le plus souvent, il les faut regarder avec indulgence; ce sont autant de directions heureusement prises, dans leur développement, par des tendances déraisonnables; heureusement ai-je dit avec justesse, car sans cela le résultat aurait été, malheureusement, la folie la plus positive. C'est un mal pour un bien, une sorte de folie larvée.

Mais quel avis et quelle règle tracer à l'homme anxieux de se protéger contre la menace d'une attaque de folie? Quand on y songe, la grandeur et la difficulté du problème semblent presque insurmontables. Il n‘est pas douteux que, dans la capacité de se façonner soi-même, existant plus ou moins en chacun de nous, ne réside un pouvoir de se contenir et de se diriger capable de prévenir la folie. Peut-être peu de personnes deviendraient folles, au moins pour des causes morales, si elles connaissaient toutes les ressources de leur nature et savaient les développer systématiquement. L'expérience et la pratique des fous nous montre quelle force de possession sur eux-même ils sont capables d'exercer lorsqu'ils ont un motif assez puissant. La crainte de souffrir en s'abandonnant aux propensions de folie, suffit souvent pour q'ils parviennent à tenir ces penchants en échec. La fermeté avec laquelle ils dissimulent leurs délires ou même les nient formellement, quand ils ont quelque chose à perdre en les laissant connaître ou quelque chose à gagner on les cachant, prouve chez eux un empire sur soi que bien des personnes sensées leur envieraient. Les exemples de manie suicide ou de manie homicide, que j'ai rapportés, montrent avec quel succès des impulsions folles, même désespérées, ont été maîtrisées pour un temps dans certains cas, et même absolument dominées dans certains autres. Enfin, c'est en conséquence de la force de discipline sur soi-même dont peuvent effectivement disposer des fous et de la manière dont les directeurs des asiles mettent cette force en jeu, que ces établissements sont pour la plupart aujourd'hui des maisons paisibles et bien tenues au lieu d'être des lieux de désordre, de fureur et de violence. Le commencement de la guérison, pour un aliéné, c’est toujours un réveil de la puissance de la volonté; réveil d'autant plus possible que la maladie, sous un grand nombre de ses formes, n’est point accompagnée de désordres physiques; qu'elle est fonctionnelle et non pas organique. Si cette puissance existe dans l'esprit encore malade, à un degré suffisant pour empêcher les manifestations de la folie et, une fois rappelée à l'action, pour commencer la guérison, n'est-il pas juste de supposer que, par une éducation et un exercice convenables, on l'eût dès l'origine mise en état d'étonner le mal? Le malheur est qu'elle est souvent d'autant moins développée qu’elle serait justement plus nécessaire.

Il serait complètement inutile de vouloir inculquer à un homme dont le caractère a déjà commencé à se façonner sur un certain moule, l'art de se faire et de se former soi-même; le caractère en effet, c'est le développement lentement et actuellement produit par l'action, dans les diverses circonstances de la vie qui nous sollicitent. On ne le façonne pas d'un coup et par la réflexion seule. Un homme ne peut pas plus vouloir qu'il ne peut parler, sans avoir appris; et la volonté comme la parole ne s’apprend que par la pratique et l'exercice. On a dit avec justesse que l'histoire d'un homme est son caractère; on pourrait ajouter que vouloir transformer un caractère c'est prétendre défaire l'histoire de toute une vie. Les lois fixes et immuables en vertu desquelles les événements arrivent sont aussi puissantes, dans le domaine de l'esprit, que dans n'importe quelle autre partie du domaine de la nature.

Rien ne montre la difficulté de bien comprendre que la loi préside au développement du caractère et à la succession des événements de la vie humaine comme les critiques dont le Werther de Gœthe est l'objet. On a souvent blâmé Gœthe d'avoir fait se suicider son héros, au lieu de le laisser arriver à une vue plus nette, à un sentiment plus calme, et à une existence tranquille après ses chagrins. Si l’on y avait bien réfléchi on se fût convaincu que le suicide était l'inévitable et naturelle terminaison des tristesses maladives d'un tel caractère. C'est l'explosion finale d'une série d'antécédents qui tous la préparent; un événement aussi sûr et aussi fatal que la mort de la fleur rongée au cœur par un crabe. Le suicide ou la folie, voilà la fin naturelle d'une nature douée d'une sensibilité morbide et dont la faible volonté est incapable de lutter avec les dures épreuves de la vie. Autant vaudrait, en vérité, prêcher la modération à l'ouragan que de philosopher avec l'homme que ses antécédents ont conduit au bord de la folie.

Je ne puis m'empêcher de croire que les moralistes ont parfois grandement exagéré le pouvoir direct de la volonté, considérée comme une entité abstraite, sur les sentiments et les idées; car en même temps ils n'ont point tenu suffisamment compte de la lenteur avec laquelle la volonté concrète doit elle-même se former par degrés. C'est l'effort culminant du développement mental; c'est la floraison finale de l'évolution humaine; c'est la preuve d'un progrès physiologique, moins apparent sans doute, mais aussi réel que celui qui distingue le système nerveux de l'homme du système nerveux des animaux inférieurs. Le temps et un exercice systématique sont nécessaires à l'organisation graduelle de la structure où, en plein fonctionnement, se manifeste la volonté. Personne ne peut réussir sûrement, par un pur effort de la volonté, à penser d'une certaine façon, à sentir d'une certaine manière, ou seulement, ce qui est bien plus aisé, à agir toujours suivant certaines règles; mais tout homme peut, en agissant sur les circonstances qui, à leur tour, agiront sur lui, modifier imperceptiblement son caractère; il peut, par conséquent, en appelant à son aide les circonstances extérieures, apprendre à détourner son esprit d'une série d'idées ou d'un ordre de sentiments dont par suite l'activité s'éteindra; il peut diriger son esprit vers un autre ordre de sentiments ou d'idées qui, dès lors, deviendront plus actifs; et, par une constante vigilance sur lui-même et un exercice habituel de la volonté dans une direction voulue, il arrivera ainsi à contracter insensiblement l'habitude des actions, des sentiments et des pensées auxquels il souhaitait de s'élever. Il peut en un mot grandir par degrés son caractère, jusqu'à l'idéal qu'il s'est proposé.

Développer le pouvoir de coordonner, pour l'accomplissement d'un but spécial, le jeu de muscles distincts en une action complexe, c'est véritablement développer le pouvoir d'avoir les volitions qui commandent les mouvements nécessaires à cette fin. De même, développer le pouvoir de coordonner des sentiments et des idées pour atteindre un certain but dans la vie, c'est développer le pouvoir d'avoir les volitions qui permettent d'atteindre ce but. Il y a une multitude de volitions concrètes; il n'y a pas une volonté abstraite distincte des volitions particulières. Tout comme un individu acquiert par la pratique un pouvoir particulier sur les muscles de son corps, en les associant dans l'action pour l'exécution d'actes compliqués qu'il ne pourrait pas plus accomplir, sans cet entrainement, qu'il ne peut voler, rendant ainsi ses muscles obéissant d'ordinaire aux ordres de la volonté; de même il peut acquérir par la pratique un pouvoir spécial sur les sentiments et les pensées de son esprit, en les associant dans l'action pour l'exécution d'un objet déterminé, les rendant ainsi habituellement obéissants aux ordres de la volonté à la poursuite de son idéal. Nos hospices d'idiots nous fournissent des exemples très remarquables du développement graduel que peut acquérir le pouvoir de la volonté sur les mouvements et sur les idées, dans les conditions les plus défavorables. Les annales de ces établissements nous montrent qu'à peine est-il un idiot si dégradé, qu'on ne puisse, par une culture laborieuse et patiente, le transformer au point qu'il possède tant au physique qu'au moral une certaine faculté de gouvernement. Puis, donc, que le pouvoir de la volonté est incontestablement si grand, quand il est convenablement développé, il faudrait ne pas négliger ce fait que son développement s'obtient par l'éducation graduelle et un exercice appropriés aux circonstances dans lesquelles vit le sujet.

On comprend ainsi pourquoi, lorsque nous méditons profondément sur le conseil à donner à une personne qui craint de devenir folle, il nous arrive souvent de n'en découvrir aucun qui lui puisse être d'un réel secours. Le caractère de cette personne, développé comme il l'a été, ne s'assujettira point à une règle qui contrarie toutes ses affinités. Nous ne pouvons pas effacer l'oeuvre des années de sa croissance; nous ne pouvons pas défaire son organisation mentale; et cette vérité s'impose à nous, que, si un conseil eût pu être de quelque utilité, c'était à la condition de servir de guide et de direction pour son éducation. Le médecin apprend de bonne heure le peu d'effet des meilleurs conseils sur ceux qui, ayant une tendance à la folie, viennent lui demander ce qu'ils doivent faire pour échapper au danger; ils l'écoutent avec attention, ils conviennent qu'il a raison, ils le remercient, puis ils s'en vont... et se conduisent absolument comme devant.


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