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Sur la nature du plaisir - Partie 1

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1909, par Ribot T.

Cet article a pour but non l'étude du plaisir, mais l'examen d'une seule question qui d'ailleurs me paraît fondamentale. C'est un fait reconnu que la psychologie du plaisir, comparée à celle de la douleur, est extrêmement courte et pauvre. Évidemment cette différence a sa cause et, selon moi, elle est dans la nature même du plaisir si on le prend pour ce qu'il est en réalité, c'est-à-dire pour une forme supérieure de la vie normale, — une augmentation, un accroissement, un rehaussement de l'état de santé physique et mentale.

Avant d'aborder la question principale, il est nécessaire de nous débarrasser de deux hypothèses qui ont grandement contribué à l'embrouiller l'une en admettant que le plaisir est le contraire de la douleur: l'autre en l'assimilant à une sensation:

Tout d'abord, il convient de remarquer que la notion de contraire est vague, beaucoup plus subjective qu'objective. Elle n'atteint la précision scientifique que dans très peu de cas:

Par une détermination dans l'espace: Aller d'un endroit à un autre et revenir exactement par la même route.

Par une détermination dans le temps: Réciter l'alphabet de A à Z, puis de Z à A. Encore faut-il reconnaître que ces exemples et leurs analogues sont passibles d'objections.

Ajoutons les concepts contraires, au sens des logiciens, qui ne sont guère que des formules abstraites.

Dans la réalité, la détermination du contraire est toujours approximative, souvent arbitraire, dépendante de l'organisation individuelle. C'est une classification commode pour la pratique, ce qui explique son emploi universel; mais elle n'en demeure pas moins une conception de psychologie populaire, sujette à égarer. Ainsi, sous prétexte que le plaisir est le contraire de la douleur, on a taillé leurs deux psychologies sur le même patron, en se bornant de faire remarquer l'abondance des matières pour étudier l'une, leur peu de variété pour étudier l'autre. Mais on ne recherche pas la raison d'une différence aussi tranchée. La voici: Toute douleur physique ou psychique est un commencement de désorganisation une vie de douleur ressemble, dans l'ordre social, à celle d'un État en proie à des troubles perpétuels et dont par suite l'histoire est copieuse. Une vie exempte de douleur ressemble à celle des peuples heureux « qui n'ont pas d'histoire ».

L'hypothèse que le plaisir est une sensation d'une certaine espèce est actuellement soutenue par quelques auteurs qui, d'accord quant à cette thèse générale, diffèrent entre eux dans les détails. Bourdon l'a soutenue ici-même en 1893. Pour lui le plaisir n'est pas une propriété possible de toutes les sensations, mais une sensation spéciale, analogue au chatouillement, « un chatouillement diffus et de faible intensité » – Il croit trouver une opinion analogue dans Descartes, Bain et peut-être Wundt.

Récemment, la théorie dite sensationaliste a été reprise et développée par Stumpf. Pour lui, l'agréable et le désagréable sont des sensations spéciales comme les sensations visuelles ou kinesthésiques elles forment le groupe des sentiments sensoriels (Sinnlichen Gefühle) sentiments de bien-être et de mal-être corporels, état d'agrément ou de désagrément lié à toutes les sensations spéciales, température, goût, odorat, sons, couleurs. On remarquera que l'auteur énumère seulement les sensations physiques provenant soit de l'organisme, soit du dehors. En effet, comme Herbart et quelques autres, Stumpf établit une différence tranchée entre les plaisirs et douleurs sensoriels et les sentiments supérieurs, intellectuels (Affecte, Gemüthsbercegungen), sans donner d'ailleurs aucune raison valable de, cette coupure arbitraire qui suppose une solution de continuité entre le sensoriel et l'intellectuel et qui suppose aussi que les pures représentations nous font entrer dans un autre monde.

Titchener a fait une longue et minutieuse critique de la doctrine de Stumpf. Quoiqu'il se range avec ceux qui posent les manifestations affectives comme foncièrement distinctes des processus intellectuels, pourtant il se rapproche un peu de la théorie sentionaliste par une hypothèse originale, « Il est naturel, dit-il, de supposer que l'étoffe (Stuff) dont l'esprit est fait est à l'origine homogène, tout d'une pièce. Les affections apparaissent alors, je n'ose dire comme des sensations non développées (car une sensation non développée est encore une sensation), mais en tout cas comme un processus mental de la même espèce que les sensations et qui, dans des circonstances favorables, se serait développé en sensations. Je me hasarde à supposer que les organes périphériques du sentiment sont les terminaisons nerveuses, libres et afférentes qui sont distribuées dans les divers tissus du corps; et je prends ces terminaisons libres comme répondant à un degré de développement inférieur à celui des organes récepteurs spécialisés. Pour les processus affectifs, nous avons les organes périphériques d'un sens, mais non des organes au sens strict du mot. Si le développement mental avait été poussé plus loin, l'agréable et le désagréable auraient pu devenir des sensations (p. 292).

Mais ceci est une hypothèse génétique et l'auteur déclare « qu'il est convaincu que, pour l'esprit humain adulte, une différence générique doit être établie entre l'affection et la sensation. Stumpf, en traitant les processus affectifs comme s'ils étaient des sensations, en appliquant aux sentiments l'appareil d'expérimentation dont on use pour étudier les sensations, est dans la voie de l'erreur (ouv. cité, p. 290).

Je ne m'arrêterai donc pas à discuter une opinion rejetée par la majorité des psychologues contemporains. C'est un reste de cette méthode intellectualiste, si longtemps et si exclusivement employée dans l'étude du sentiment, qui parfois dégénère en un exercice scolastique, parce que, au fond, elle se concentre sur un problème de classification assez oiseux, plus que sur la nature même du plaisir et de la douleur.

Prenons le plaisir pour ce qu'il est, pour une des marques caractéristiques de la vie affective, pour un signe indiquant que certaines tendances (besoins, appétits, inclinations, désirs) sont satisfaites. Il est la traduction dans la conscience de ce fait que la constitution physique ou mentale a agi ou réagi avec succès. C'est un événement psychologique sui generis, simple, indéfinissable, irréductible à tout autre comme le son, la couleur, que chacun connaît par son expérience propre. Sa cause doit être cherchée dans les tendances, dont les conditions doivent être cherchées dans l'organisation individuelle.

Un fait d'expérience incontesté, c'est que le phénomène-plaisir peut varier d'un minimum qui dépasse à peine l'état neutre à un maximum qui confine à son extinction. Pour employer les termes de la psychophysique, il y a un seuil d'apparition et un seuil de disparition qui la limitent.

Cette donnée banale de l'expérience indique d'où il faut partir et quelle voie on doit suivre pour étudier la nature du plaisir et pour constater qu'il reste le même dans ses manifestations multiples, soit qu'on le désigne d'une appellation très générale (l'agréable), soit qu'on use de nombreuses dénominations de la psychologie populaire qui expriment des nuances (joie, jubilation, transport, etc).

Il faut donc partir de l'état sain quoiqu'il ne soit pas le vrai moment d'origine du plaisir. On objectera, suivant la remarque de Claude Bernard, « que ce qu'on appelle l'état normal est une pure conception de l'esprit, une forme typique idéale, entièrement dégagée des mille divergences entre lesquelles l'organisme flotte incessamment ». Pourtant, on peut admettre sans témérité que dans la pratique, cet état se rencontre, stable chez les uns, intermittent chez les autres. Mais cet état est non senti, neutre, ni agréable ni désagréable, indifférent. On a soutenu théoriquement qu'il est fait de plaisirs et de peines infiniment petits vraie ou fausse, cette hypothèse est pour nous négligeable. Il est constitué par la routine de la vie dont le mécanisme marche tout seul. Il ne sort des limbes que si la réflexion s'y applique — ce qui n'est pas la tendance naturelle de l'homme sain, parce que l'introspection s'introduisant dans la vie normale qui coule toute seule, serait entravante ou nuisible la conscience perdrait sa fonction naturelle d'utilité.

Toutefois, cet état, puisqu'il est neutre, n'est pas le plaisir; il est seulement sa condition d'existence. Pour qu'il apparaisse il faut monter d'un ton.

C'est cette disposition, ce sentiment de bien-être que les médecins nomment l'euphorie. Elle a pour cause soit des influences extérieures (la température, le soleil), soit intérieures surgissant de l'organisme, peut-être aussi une activité inconsciente qui, si elle franchissait le seuil de la conscience deviendrait la joie. C'est un sentiment de plaisir diffus, indéterminé, sans objet, qui n'est reconnu que par comparaison avec l'état moyen ou neutre. C'est une tendance généralisée à tout voir en rose, à goûter la joie de vivre, un optimisme spontané et momentané. C'est l'opposé non de la douleur mais d'une dysphorie dont le fond serait inertie, ennui, défaut d'entrain.

La plupart des hommes ressentent cet état d'euphorie sans l'analyser ils se contentent d'en jouir. Mais les psychologues se sont chargés de cette analyse. Ainsi Beaunis a décrit « certains moments de sa vie où il éprouve « une sorte de sentiment vague de repos, de calme, sentiment impossible à définir que je ne puis faire comprendre que par des comparaisons plus ou moins justes. Cela ressemble au sentiment qu'on éprouve en s'asseyant après une promenade un peu longue; le terme « euphorie » employé par les médecins grees me parut répondre le mieux à cet état. Il ne s'agit pas d'un état émotif véritable; la chose est trop vague, trop légère pour mériter le nom d'émotion; mais elle n'en est pas moins réelle; c'est à peine un degré au-dessus de l'indifférence; mais ce degré est cependant perceptible. »


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