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Dysthénies périodiques et psychose maniaque-dépressive - Partie 1

Revue des sciences psychologiques. Psychologie, psychiatrie, psychologie sociale, méthodologie...

En 1913, par Tastevin J.

Dans un article de la Revue de Psychiatrie, paru l'année dernière, M. Paul Courbon a bien voulu discuter la nouvelle conception des psychoses intermittentes que j'ai développée dans un mémoire des Annales médico-psychologiques de 1911. Dans ce mémoire je m'étais attaché à démontrer que les accès dépressifs périodiques sont des états d'asthénie (abattement) et les accès maniaques, des états d'hypersthénie; qu'en somme tous ces accès manifestent un trouble, par insuffisance ou par excès, de l'activité nerveuse générale, et pour cette raison je proposais le terme de dysthénies périodiques pour désigner les affections qu'ils constituent.

En exposant cette conception, j'avais mis le plus grand soin à montrer qu'elle se dégage de l'observation immédiatement. J'avais observé des faits nouveaux; or ces faits ne permettaient plus d'accepter les conceptions qui avaient eu cours jusque-là. J'avais donné à ma démonstration un développement aussi serré que possible, cherchant à prévenir les objections, confrontant la conception nouvelle avec tous les faits susceptibles de la justifier ou de la condamner. Or ces faits la confirmaient et en même temps s'éclairaient d'un jour nouveau. Aussi m’eût-il été très agréable de voir la critique s'exercer sur les éléments mêmes de ma démonstration, s'attacher d'abord aux faits d'où je partais, ensuite aux notions que j'en tirais.

M. Courbon n'a pas procédé ainsi; il a considéré la conception des dysthénies périodiques d'une manière très générale et l'a confrontée avec les théories régnantes sur les émotions, sur la mélancolie. Il est vrai qu'il lui a opposé une observation, on verra que cette observation ne la contredit point. Quant aux théories, elles ne prouvent rien: une théorie ne peut infirmer des notions tirées de faits. A l'époque où j'ai publié mon mémoire, j'étudiais depuis longtemps déjà les émotions. Je m'attachais, non point à imaginer des théories, mais à analyser des cas particuliers de chagrin, d'anxiété, de peur, de colère, de joie, pour en tirer les caractères généraux de ces phénomènes. Or cette étude confirmait la conception dysthénique. J'étudiais la mélancolie, et là encore je trouvais un appui nouveau.

La conception des dysthénies périodiques devait donc reposer sur un ensemble d'études, dont seulement la première partie était publiée lorsque est paru l'article de M. Courbon. Depuis, j'ai étudié les émotions afflictives dans un article de la Revue Neurologique; j'étudie la joie dans ce numéro de la Revue, et prochainement je consacrerai un mémoire à la mélancolie. M. Courbon, lorsqu'il a écrit son article, ne connaissait en somme qu'une partie des faits sur lesquels repose la conception dysthénique. Aujourd'hui sans doute, il ne me ferait plus les mêmes objections; notamment il ne me reprocherait pas de n'avoir point parlé de cénesthésie à propos des phénomènes émotionnels. Je vais néanmoins reprendre son argumentation pas à pas. Son article comprend deux parties: l'une d'ordre théorique et de discussion, l'autre de fait. Il convient de les examiner séparément.


I. La conception dysthénique.

Je vais d'abord exposer succinctement et dans l'ordre de leur enchaînement logique les faits sur lesquels repose la conception dysthénique des psychoses intermittentes. J'y ajouterai à mesure l'exposé des conséquences qui, à mon sens, en dérivent d'une manière immédiate. M. Courbon reconnaissant l'exactitude de ces faits, la discussion se trouvera simplifiée.

Mon point de départ a été l'étude clinique des accès dépressifs intermittents, j'étais là au cœur même du problème à résoudre. Les malades que j'observais me disaient en parlant de leurs accès: Ça me prend par de l'abattement... (Obs. I). Ça me vient par la fatigue, l'accablement... (Obs. II). Ça me prenait insensiblement en quelques jours, alors j'étais anéantie... (Obs. III). Ça me prend comme une impuissance de ne pas pouvoir agir... (Obs. IV), etc. Or, pendant tout l'accès, cet abattement persistait; ils se plaignaient de n'avoir point de forces, d'avoir l'esprit paresseux; et ils étaient généralement très contrariés de se voir dans cet état qui les contraignait d'Interrompre leurs occupations.

A ce point de mes recherches, je pouvais indiscutablement admettre que, contrairement aux opinions reçues, dans certains cas au moins les accès dépressifs périodiques, se répétant seuls ou alternant avec la manie, sont des accès d'abattement.

En était-il ainsi dans tous les cas? Je l'observais dans tous ceux que j'avais pu examiner; je ne faisais pas de choix. Mais généraliser dans ces conditions eût été imprudent et antiscientifique.

Qu'ai-je fait alors? J'ai orienté mes recherches dans deux directions. Certes, je ne pouvais songer à observer tous les cas, mais on peut dans une certaine mesure utiliser l'expérience des auteurs et rechercher si, dans les observations qu'ils ont publiées, des indices permettent de penser que leurs malades déprimés étaient des asthéniques. Or, que l'on relise la première description qui ait été donnée des psychoses périodiques, celle d'Esquirol publiée en 1821, — je l'ai reproduite dans mon mémoire, — on ne doutera pas un seul instant du caractère asthénique des accès dépressifs dont il y est question. Trente années plus tard, les maladies qui nous occupent sont découvertes une deuxième fois: Falret les décrit et il constate que dans les accès dépressifs « il n'y a pas lésion restreinte de l'intelligence et prédominance de certains délires bien déterminés, comme dans les mélancolies ordinaires, mais dépression physique et morale portée quelquefois jusqu'à la suspension complète des facultés intellectuelles et affectives. » Que l'on relise les descriptions ultérieures, que l'on parcoure les observations publiées, notamment celles, très nombreuses, du mémoire de Mordret, on sera frappé par le peu de place donné à des éléments mélancoliques et par le rôle dominant joué par la prostration et la diminution des forces. Ainsi les constatations des auteurs s'accordaient avec les miennes. A ce moment je pouvais admettre que les cas que j'observais étaient fréquents et que les accès dépressifs périodiques étaient le plus souvent, sinon toujours, des accès d'asthénie. Mais une deuxième voie m'était ouverte.

Dans les psychoses intermittentes la place que tiennent les accès dépressifs et les accès d'excitation est telle qu'ils semblent être de même nature tout en ayant des caractères opposés. Cette notion hypothétique mais très vraisemblable devait être confrontée avec mes constatations. Les auteurs trouvaient tout naturel que la mélancolie alternât avec la manie: ils croyaient à l'opposition de la tristesse et de la joie. Dès lors que j'observais que c'est l'abattement qui alterne avec la manie, je devais rechercher s'il n'y avait pas des raisons profondes pour qu'il en fût ainsi. Alors j'étudiais :

1° Les émotions afflictives et la joie; et je constatais qu'en aucune façon elles ne pouvaient s'opposer si on les considérait en elles-mêmes; qu'il n'y avait d'opposition que dans leurs causes: les premières étant dues au mal, la dernière au bien.

2° L'asthénie post-douloureuse; j'étudiais l'asthénie produite par les douleurs physiques, j'observais que les douleurs émotionnelles sont des spasmes douloureux dans les voies digestives, et que, comme toute douleur, elles déterminent de l'abattement. Cela me permettait de comprendre l'abattement que l'on observe dans la mélancolie véritable.

3° J'étudiais l'abattement. Jusque-là on s'était contenté de l'appeler asthénie, et encore s'agissait-il seulement de l'abattement post-grippal, de celui de la neurasthénie, de celui de quelques autres affections telles que la maladie d'Addison. D'ailleurs les psychiatres l'ignoraient et sous le terme de dépression le confondaient avec la tristesse alors que cependant « tout le monde » l'en distinguait. J'étudiais donc l'abattement; je montrais que c'était un syndrome constitué principalement par de la paresse intellectuelle (anidéation) et par de la diminution des forces physiques (amyosthénie). J'observais que ce que décrivaient mes malades sous le nom d'abattement, était bien identique à ce que nous appelons du même nom dans la vie quotidienne. D'autre part les psychiatres avaient dans les psychoses intermittentes des faits inespérés pour l'étude de ce syndrome, les accès dépressifs offrant là une gamme très étendue d'intensités. Mes premiers cas m'avaient montré des accès moyens d'abattement. J'en observais plus tard de très intenses; dans ces accès, qualifiés d'états de stupeur, les caractères de l'accès dépressif devaient être a priori grossis ; je pensais qu'ils me montreraient quelque trace d'élément mélancolique si, faute d'une observation suffisamment précise, cet élément était resté dissimulé dans les accès moyens. Or qu'ai-je observé? L'absence absolue de tout élément mélancolique, le syndrome abattement à l'état pur et à un haut degré d'intensité: la diminution des forces devenait l'inertie presque absolue, la paresse intellectuelle allait jusqu'au vide de l'esprit. Je recherchais des cas semblables dans les auteurs et constatais que mes malades étalent identiques à des malades de Falret, de Foville, etc.

Connaissant bien les caractères de l'asthénie je les comparais à ceux de la manie. Or je découvrais entre les éléments de ces deux complexus une opposition parfaite. Terme à terme ils s'opposaient. L'asthénie était une insuffisance de forces, la manie un excès; la manie était donc de l'hypersthénie. Arrivé là, je n'étais plus surpris d'avoir constaté que c'étaient des accès d'abattement qui alternaient avec les accès de manie et non point des accès mélancoliques. Je venais d'apercevoir la raison profonde de ce fait.

4° On m'avait signalé, à cette époque, une malade ayant des crises d'anxiété suivies de crises de manie. Tel qu'il m'était présenté, ce cas ne cadrait pas avec les constatations précédentes. Il était donc important de l'observer. Or dès le premier interrogatoire la malade me disait qu'elle avait de nombreuses crises d'anxiété qui la laissaient abattue pendant un temps plus ou moins long suivant le degré de la crise, mais que lorsque celle-ci était de très longue durée, l'abattement disparaissant progressivement, faisait ensuite place à de l'excitation, à de la manie (V. p. 38; fig. 2). La malade était très nette sur ce point. J'avais là un premier cas d'asthéno-manie secondaire. Je retrouvais ensuite des phénomènes du même ordre après des attaques d'épilepsie, après des infections épuisantes, après des traumatismes, etc.; puis Benon en observait après des attaques apoplectiques. Ainsi j'étais conduit à constater des faits nouveaux qui apportaient cette fois un argument de la plus haute valeur pour établir l'identité de nature de l'abattement et de la manie. Je n'insiste pas sur les éléments de cette démonstration pour ne pas répéter ce que j'en dis dans l'article sur la joie, p. 36.

Tel est le faisceau de faits et d'arguments sur lequel est basé la conception dysthénique. A cette dernière M. Courbon oppose la conception de Kroepelin, où les psychoses périodiques sont fusionnées avec la manie et la mélancolie simples sous le nom de psychose maniaque dépressive. Voici cette conception, sous la forme un peu personnelle qu'en l'opposant à la conception dysthénique, lui donne M. Courbon.


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