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L'éducation du sens esthétique chez le petit enfant - Partie 4

Revue philosophique de la France et de l'étranger

En 1879, par Perez B.

Si l'on doit peu s'inquiéter de trouver des plaisirs pour l'enfant, on doit, autant que possible, les diriger et les régler, et l'on peut se demander quels sont les jeux à favoriser dans le premier âge.

La nature nous donne sur ce point deux indications précieuses: la première, c'est que tout jeune animal a pour initiale et suprême récréation l'agitation des membres et l'émission des cris irréguliers; la seconde, c'est que tout animal enfant et même adulte a besoin de compagnons et d'instruments de jeux, soit pour communiquer sa joie, soit pour l'exciter. Les meilleurs jeux, même pour l'enfant à la mamelle, sont donc ceux qui le mettent le plus en dépense d'activité musculaire. A ceux-là, il peut se livrer à son aise, entre les bras de sa nourrice, sur le lit de ses parents, sur le tapis de la chambre, sur la pelouse du jardin; la seule précaution à prendre à l'égard de ces jeux primitifs et universels, c'est qu'on les arrête à propos. L'enfant les varie assez de lui-même pour qu'on n'ait pas besoin de l'y aider, et, si l'on intervient pour les modifier, ce doit être en vue d'expériences propres à éclairer sur sa santé, son tempérament, son caractère, sur son intelligence, et sur l'état de son développement. De très bonne heure aussi, l'enfant doit se mêler aux jeux de ses pareils: il y a là une sympathie immédiate de forces et de goûts, une gaieté plus appropriée et plus franche, et sous le rapport du plaisir, comme pour l'éducation des instincts sociaux, l'enfant ne peut qu'y gagner.

Lorsque déjà l'enfant marche, les jeux préférables sont toujours ceux qui nécessitent un déploiement varié des forces musculaires courir, sauter, crier, exercices de jet et de traction. Il est même possible et utile, comme je le dirai ailleurs, de le soumettre chaque jour à de courts exercices de gymnastique bien adaptés à la mesure de ses forces et de son adresse.

Parlons un peu des jouets, qui tiennent une si large place dans le cœur et dans les habitudes de l'enfant civilisé. J'avouerai qu'à cet égard il me paraît beaucoup moins bien partagé que l'animal. Ainsi un jeune chien, un jeune chat, ne sont pas bien exigeants en fait de jouets: un chiffon, une boule de papier, un bouchon, une patte de lapin, servent pendant plusieurs mois, et quotidiennement, d'objets récréatifs à ces animaux. La vue seule de ces objets leur cause une joie folle: ils les saisissent à pleine gueule, les secouent, les jettent, les reprennent; ils les font glisser, rouler ou sauter avec leurs pattes ils s'aplatissent devant eux, se couchent, se pelotonnent, se tournent et retournent sur eux; ils les apportent (tous mes chats ont cette habitude) pour qu'on les lance au loin, fondent sur eux et les saisissent au vol: perdus, ils les cherchent avec sollicitude, jusque dans des cachettes impossibles, en un mot, s'intéressent à eux, s'égayent par eux, et par eux exercent leurs muscles de mille manières.

De même, quelques jouets pourraient suffire à l'enfant: tout ce qui est à portée de sa main et de sa bouche lui sert à jouer. Et, comme il doit s'instruire en s'amusant, des jouets peu nombreux, assez mais pas trop variés, faciles à manier, et difficiles à détruire, me paraissent être tout ce que réclame la superficielle gaieté du premier âge. Je proscrirais sans pitié toutes ces luxueuses représentations d'objets hideux ou ridicules, qui ne peuvent que développer les germes innés de la sottise humaine et contrarier le développement de nos tendances esthétiques. Surtout pas de jouets façonnés en représentation d'animaux domestiques: l'enfant ne doit pas s'habituer à jouer avec les animaux comme avec des figures en bois et en carton; il ne doit pas battre, même pour rire, même par feinte, même en peinture, un cheval, un chien, un chat, une vache, un mouton, une poule, un canard, un oiseau; il ne doit pas même caresser et embrasser, interpeller, des objets inanimés, comme il ferait des animaux réels. Quant aux sabres, aux tambours, aux trompettes, aux soldats de plomb ou de sapin colorié, jouets aussi bruyants qu'inertes, j'estime qu'une sage pédagogie doit les briser dans les mains des enfants, d'autant plus qu'ils me paraissent les prédisposer à une manie depuis trop longtemps française, celle de jouer à la guerre. Plus nous irons, plus nous devrons considérer la guerre, non pas comme un jeu brillant, mais comme la plus terrible des nécessités et la plus affreuse occupation des hommes.

Une fois entré dans la voie des proscriptions et des exécutions, on a peine à s'arrêter. Bien peu de mères me pardonneront de ne pas même respecter les poupées de leurs fillettes. Les plus sérieuses daigneront au moins discuter avec moi cet arrêt délicat, et elles auront toutes sortes de raisons pour défendre un préjugé séculaire, voire préhistorique. Je lis, en effet, cet intéressant passage d'un article dernièrement publié dans un grave recueil par une savante femme. « Si l'on présente à l'enfant quelque grossière poupée, habillée d'oripeaux brillants, en lui disant encore: C'est beau! il la saisira avidement en répétant: C'est beau! flatté à la fois dans son instinct esthétique naissant par l'éclat de couleur, et dans ses instincts imitatifs par la vague ressemblance qu'il saisira entre la forme de cet objet et celle de sa mère ou de sa nourrice, dont ni le tableau sans relief ni les formes sans couleur de la statue n'auraient pu lui donner l'illusion assez complète. La poupée fut certainement le premier essai de l'art imitatif, et devint rapidement fétiche chez l'homme, dès lors accoutumé à lier l'idée de beauté, même à toute représentation grossière de la simple nature, pourvu qu'elle lui donnât cette illusion de la vie, d'autant plus facile à provoquer en lui que ses sens sont plus grossiers, son esprit moins analytique et ses sensations plus vives et plus naïves. » Ainsi la poupée serait une invention aussi recommandable par son antiquité que par ses qualités esthétiques. Plusieurs mères fort instruites m'ont assuré aussi que ce respectable fétiche est non moins utile à développer le sens moral que le goût chez les petites filles. La poupée est pour elles une petite camarade, ou une imitation de grande personne. Elles la traitent en amie ou en mère raisonnable, elles lui répètent les leçons qu'on leur a faites, elles la conseillent, la grondent, la louent, la surveillent, la déshabillent, la débarbouillent, l'habillent, lui taillent ses robes et ses atours, lui apprennent le bon ton, les bonnes manières, les convenances et la sagesse. Que de mérites inappréciables aurait la poupée!

Mais toute médaille a son revers: la poupée n'a-t-elle que des qualités, et peu ou point de défauts? En psychologue impartial de l'enfant, j'en dois signaler les graves imperfections. Outre que ce jouet ne peut, en aucun cas, satisfaire que très incomplètement les instincts esthétiques de l'enfant, il est d'expérience qu'il les développe dans un mauvais sens.

N'est-ce pas une déplorable faiblesse que celle qui autorise les petites filles à affubler ces petits mannequins anthropoïdes de parures aussi ridicules que celles dont on les affuble souvent elles-mêmes? Ainsi notre immense débordement de luxe est favorisé chez l'enfant au berceau, et, avec l'instinct de la vanité, celui de l'envie. Toute belle poupée fait une orgueilleuse et mille jalouses. Qu'il me soit permis de raconter une petite scène qui m'émut fort, il y a quelques années. Les petites villageoises de mon pays, soit influence d'une habitude héréditaire, soit imitation des habitudes bourgeoises, ont quelquefois aussi dans leurs mains des poupées. Mais la simple nature en fait tous les frais: un chiffon blanc est serré d'une ficelle ou d'un cordonnet, et voilà une tête façonnée; quelques brins de chanvre ou de crin constituent la chevelure un petit morceau d'étoffe rouge plié en deux sur cette perruque et rattaché avec deux épingles est le capulet de la mounaquo (poupée); de la jupe, du corset, du tablier, de la quenouille, la matière et la forme sont à l'avenant. Me promenant un jour aux environs de la ville, je contemplais avec admiration, sur le bord de la route, une petite paysanne d'environ six ans, qui portait dans ses bras, avec un air de ravissement presque religieux, un de ces grossiers joujoux. Son œil, qui chercha le mien, semblait dire: « Que je suis heureuse! » Bientôt, par un sentier détourné, débouche sur la grande route une gouvernante escortant deux fillettes chargées de magnifiques poupées à ressort: la petite paysanne fit quelques pas vers elles et admira tout d'abord les toilettes des jolies citadines elle s'approcha davantage, pour voir quels étaient ces beaux objets que les demoiselles secouaient en riant. Elle n'en pouvait croire ses yeux: des poupées ainsi faites et ainsi parées Elle devint rouge comme une cerise; sur ses yeux glissèrent un nuage de tristesse, un éclair d'envie, et peut-être une larme; toute honteuse, et sans souffler mot, elle tourna les talons et se retira lentement vers sa chaumière, d'où elle se mit à regarder, d'une petite lucarne, les demoiselles et leurs poupées qui s'éloignaient. N'est-ce pas ici l'histoire de bien des petites filles de la ville?

Rien aussi de plus fait pour enniaiser les petites filles que ces récréations trop sérieuses, dont les poupées sont le prétexte et les instruments. Avec les poupées, elles jouent aux dames, aux bonnes, aux nourrices, aux institutrices, aux couturières, avec une servile imitation des gestes, des attitudes, des inflexions de voix, des formules de conversation, qu'elles ont notés chez les grandes personnes. Ce ne sont là que des jeux, mais qui prédisposent à l'affectation et à la dissimulation. Je ne suis pas absolument d'avis qu'il faille réprimer chez les petites filles la tendance qu'elles ont à imiter, en jouant, leurs mamans: elle est dans la nature. Mais je veux que cette imitation soit faite avec mesure et à propos, qu'elle tourne à leur gaieté, au développement de leurs muscles et de leur intelligence. Par exemple, puisqu'on ne saurait vaincre l'inclination qu'elles ont pour ces amusements, il faudrait laisser agir en elles cet instinct, et leur laisser créer et disposer les instruments de leurs jeux. J'ai remarqué que les petites plébéiennes, quand elles n'ont pas été gâtées au contact de leurs camarades d'école, ont plus d'invention et d'amusement dans les jeux que les enfants des riches. Tandis que leurs frères se font eux-mêmes des chalumeaux, des trompettes, des castagnettes, des cannes, des leviers et divers autres instruments de jeux, ces petites filles n'ont pas de peine à se monter en marmites, en poêlons, en assiettes, en couverts et en couteaux: des morceaux de papier, de bois, de carton, des tessons, des cailloux, tout ce qu'elles peuvent avoir sous la main, représente pour elles ce qu'elles veulent bien lui faire représenter; ici du moins la part de l'initiative et de la libre fiction est supérieure à celle du plagiat. Je déclare, d'ailleurs, que les filles du peuple ont moins recours que les autres à ces représentations de scènes entre grandes personnes: elles s'amusent plus volontiers avec leurs compagnes qu'avec leurs poupées, en enfants qu'en mamans. Elles jouent aussi beaucoup avec les garçons de leur âge, et c'est tout profit, quand leurs jeux sont surveillés.

Cette délicate et grave question de la poupée a d'autres côtés intéressants. Qui n'a vu des petites filles, d'une sensibilité très vive, prendre si bien au sérieux leur poupolâtrie, qu'elles en étaient obsédées, qu'elles en perdaient l'appétit, le sommeil et la santé? Les prétendues maladies, les migraines, les blessures, les ennuis de leur tit'fi, les affolaient de pitié et de terreur. J'ai même eu dans mes relations un petit garçon, très garçon sous tous les autres rapports, qui devint maniaque des poupées, sans doute pour n'avoir guère joué qu'avec des petites filles. Quelque poupée qu'on lui achetât, sur ses demandes réitérées, laide ou jolie, petite ou grande, nue ou parée, il s'en improvisait la nourrice tendre et attentive. A table, il voulait la faire manger; au jardin, au lieu de gambader, il s'asseyait sur un banc, la poupée reposant entre ses bras, comme un enfant qui dort; il la berçait, la cajolait; il l'allaitait aussi, disait-il. Un jour, il nous étonna bien, en se mettant à table, quand il nous dit « Maintenant j'aimerai le pain et la soupe, j'en mangerai beaucoup, parce que cela donne du lait. » La poupée devait coucher dans son lit, et il criait de douleur, s'il ne la trouvait pas serrée contre lui, quand il s'éveillait. C'étaient des trépignements et des lamentations désespérées, si, lorsqu'il n'avait pas été sage, on ne lui permettait pas d'emporter son poupon dans son lit. Je n'en finirais pas de raconter toutes les inepties que son prétendu rôle de mère-nourrice lui faisait faire, au grand détriment de sa gaieté, de sa santé et aussi de son jugement. Avoir les yeux et la pensée fixés sur un ridicule morceau de bois et de carton peint, lorsqu'on devrait les avoir éveillés sur toutes choses autour de soi, croupir dans l'immobilité comme un oiseau sans ailes lorsqu'on devrait être toujours en mouvement, n'est-ce pas une situation physique et morale que l'on doit avec le plus grand soin éviter à un petit enfant? Or c'est encore là un des méfaits dont la poupée est, plus souvent qu'on ne le croit, la cause et le moyen. Ai-je assez consciencieusement fait contre elle un réquisitoire, qui, je le crains, ne convaincra pas beaucoup de mères?


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