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De la formation et de l'évolution du langage au point de vue sociologique - Partie 5

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1899, par Limousin C.M.

Une autre origine des lettres de certaines langues dut être la divination par les bâtonnets projetés. Les figures formées par ces bâtonnets furent peut-être les prototypes des caractères phéniciens, assyriens (cunéiformes) et ogans (irlandais).

Ces opinions diverses sont sans doute le résultat de déductions qui n'ont pas le caractère de certitude des observations scientifiques, c'est là leur faiblesse. Mais cette faiblesse, elles la partagent avec les opinions ordinaires des philologues et paléographes, qui, elles aussi, reposent sur des déductions que j'estime moins vraisemblables que celles que j'ai établies. D'ailleurs, la concordance de ces hypothèses vraisemblables avec les observations plus précises qu'il m'a été donné de faire sur les langues de l'antiquité littérale et sur les langues modernes viendront corroborer mon exposé.

En terminant ce chapitre, je ferai remarquer comme pour le précédent, l'étroit rapport qui existe entre la philologie ainsi comprise et la sociologie. L'évolution du langage, d'après ce système, est en effet la conséquence de l'évolution de l'esprit humain et de l'augmentation de ses connaissances.


Le symbolisme idéographique dans les langues modernes

Il est admis que les langues modernes européennes proviennent des langues anciennes, qui, elles-mêmes, procédaient d'une souche unique. Tel est le résultat incontestable de la science appelée la philologie. M'avançant plus loin, je viens dire : Cette langue unique était une langue écrite à la manière de l’égyptien, et n'était peut-être pas une langue parlée.

C'est l'étude des langues modernes, du français notamment, qui m'a amené à cette opinion. Quand Boucher de Perthes découvrit, parmi les déblais d'une tranchée de chemin de fer, les silex taillés, témoignage de la première industrie humaine, des pierres analogues à celles qu'il étudia avaient avant lui été vues par beaucoup de savants hommes et de savants tout court. Leur attention n'ayant pas été éveillée, ils n'y avaient vu que des cailloux comme d'autres. L'éveil de l'attention, voici la première faculté des auteurs de découvertes. J'ose dire qu'il m'est échu une bonne fortune égale à celle de Boucher de Perthes. Mon aventure est même plus extraordinaire. Les pierres n'attiraient avant lui l'attention que d'une seule catégorie de savants : les minéralogistes, gens plus habitués à considérer, dans la circonstance, le fond que la forme; tandis que mon objet curieux est d'usage courant, indispensable, non seulement pour les savants, mais pour les simples gens instruits, voire parmi un grand nombre d'ignorants, et personne avant moi, — du moins, je le crois, — n'y avait rien remarqué. Mon objet curieux, c'est... l'alphabet.

Dans une note précédente, j'ai fait remarquer qu'à propos des hiéroglyphes, je parlais de valeur littérale et non alphabétique, comme ont fait Champollion et les autres égyptologues, et que c'était parce que l'alphabet est le classement des lettres dans un ordre commençant par A et B : alpha, beta en grec, d'où le nom. Cela indiquait de ma part une opinion sur ce classement. C'est, en effet, dans ce classement que j'ai trouvé le point de départ des inductions qui m'ont amené à cette opinion : 1° la langue principale n'est pas la langue parlée, mais la langue écrite; 2° les lettres sont des symboles idéographiques analogues aux hiéroglyphes égyptiens; 3° les mots formés de plusieurs lettres représentent des associations d'idées. Quand je fis cette découverte, je n'avais pas la moindre connaissance des hiéroglyphes, que je n'ai étudiés que quelques années plus tard. Je dois ajouter que l'étude des hiéroglyphes a jeté de vives lumières sur le résultat de mes observations primitives, est venu expliquer des choses que je ne comprenais pas, et que, d'autre part, mes études sur l'alphabet m'ont permis de voir les hiéroglyphes sous un aspect que ne paraissent pas avoir découvert les égyptologues.

Quelle est la raison d'être du classement alphabétique? Les philologues et grammatologues ne la connaissent pas; ils déclarent même ce classement absurde, et il l'est, en effet, au point de vue où ils se placent. N'est-il pas absurde, en effet, étant donné l'existence de deux groupes de lettres : les voyelles et les consonnes, de ne pas placer les voyelles ensemble et les consonnes ensemble? N'est-il pas également absurde, puisqu'il y a des consonnes évoquant exactement la même articulation, comme C (dur), K et Q, d'autres déterminant des articulations ressemblantes, comme G d'une part, C (dur), K, Q, d'autre part, comme également B, F, P, V ou encore D et T, S et Z, de ne pas placer les lettres parentes ensemble, en constituant autant de groupes? Les grammairiens savants ne tombent pas dans ce travers. Quand ils enseignent la valeur des lettres, ils les classent en gutturales, palatales, dentales, labiales et nasales, suivant les organes servant à les produire. Cela est très rationnel et bien préférable pour l'enseignement.

Est-il permis de déclarer le classement alphabétique absurde, comme l'ont fait Victor Hugo et M. Chavée? Ne peut-on supposer que ceux qui le construisirent eurent leurs raisons, ignorées de nous, raisons dont la connaissance est perdue, mais qui à leurs yeux avaient une grande importance? Si l'on découvrait ces raisons peut-être prendrait-on en main l'extrémité d'un fil conducteur pouvant mener plus loin. Cherchons, faisons des hypothèses qui provoqueront de notre part des expériences. Voyons! Les voyelles intercalées parmi les consonnes auraient-elles pour fonction de séparer celles-ci en groupes distincts? Constituons ces groupes pour voir ce que cela nous donnera :

A B C D

E F G H

I J K L M N

O P Q k S T

U V X Y Z

Cela donne quelque chose : presque le classement désiré par les grammairiens. B, F, P, V, lettres indiquant des articulations parentes sont ensemble: de même C, G, K, Q, X, également parentes. Nous trouvons aussi ensemble S et Z, N et T, qui sont presque une même lettre, T étant l'N palatale ou N le T nasal.

Les coïncidences sont trop nombreuses pour qu'il y lit là l'effet d'un simple hasard, ce classement est vraisemblablement volontaire, conforme à une méthode: il a une raison d'être, il n'est pas absurde.

Quelle est cette raison d'être? Ce n'est pas le désir de grouper les homophones ensemble en lignes verticales, puisque des lettres étrangères aux groupes s'y trouvent mêlées. C'est ainsi que nous voyons J dans le groupe B F P V et M avec S Z. D'autre part, la colonne D H L R Y est formée de consonnes absolument différentes. La raison d'être est donc autre.

Arrivé à ce point, je me souvins d'avoir vaguement entendu dire que, d'après un écrivain occultiste nommé Fabre d'Olivet, les lettres hébraïques avaient une valeur propre, étaient des idéogrammes. J'eus l'idée qu'il pouvait en être de même en français, et résolus de chercher dans cette voie. Heureusement, je n'eus pas la pensée de m’enquérir immédiatement de l'ouvrage où cette théorie est formulée, lequel a pour titre la Langue hébraïque restituée: il m'aurait dérouté. Je ne le vis que plus tard. Une rencontre de lecture me fit trouver la signification symbolique — je dis maintenant : une partie de la signification —du groupe C G K Q X.

Cette signification est triple, elle comporte les idées de génération, puissance ou force et connaissance. A l'appui de cette assertion il est nécessaire de citer des preuves. Elles nous sont fournies, en ce qui concerne la première de ces significations, par les latins generare et generatio, par les grecs genos (race) et gunè (femme), genesis (génération, naissance), goune (création) et les nombreux mots dérivés du même radical; par l'anglais queen (reine), qui en breton signifie femme et est parent du suédois qvinna (femme) Könet et qvinnokönet (sexe); par les sanscrits g'ani (femme), ga'nanis (mère), et par l'annamite gay (femme). Nous trouvons la même signification dans les flamands et bretons gaaien (s'accoupler, s'unir), gaaung (accouplement); dans le grec gig (être produit, naître); dans les hébreux kana (créer, former), cun (formé), gnonah (cohabitation, devoir conjugal); dans le sanscrit ga-ga-ti (il produit, il crée); dans les hindous gaganti (il engendre), ganita (engendré); dans le grec (terre). En sanscrit, le sens primitif de ga est, d'après M. Chavée, « être creux », et s'individualise pour signifier : entourer, envelopper, contenir : ce sont là des idées qui s'appliquent au phénomène de la génération. En wolof (Afrique centrale) et en annamite, le mot ghé exprime les idées de cavité, de vase, de récipient et autres analogues.

La seconde signification de ce groupe C G K Q X qui est : puissance, force, est établie de son côté par l'anglais to can, le flamand kunen, l'allemand konen, le suédois kunna qui correspondent au verbe français pouvoir. Il y a aussi les hébreux coha (force), gnos (force, puissance), gnuth (fortifier, soutenir); l'anglais king (roi), le flamand koning (idem), l'allemand konig (idem), le suédois konung (idem), le polonais knez (seigneur), et enfin le tartare khan. La même idée se trouve dans l'anglais et flamand god (dieu), l'allemand gott (idem), le suédois gud (idem), le grec gygas (géant), le français géant (étymologiquement qui est ge); le japonais kyo (grand, puissant).

Enfin, la signification connaissance se trouve dans le latin cognocere (co'gnocere), le vieux français cognoistre (co'gnoistre), le grec gnosis (connaissance), les anglais to know (connaître), et knowledge (connaissance), l'allemand kennen (savoir, connaître), les flamands, knude (science) et kennen (savoir), le suédois kiana (idem), les sauscrits g'na et ga'na (savoir, connaître, discerner), les hébreux cohen, colm, kalm (prêtre, savant).

La signification de la colonne B F P V fut plus facile à découvrir, elle est : vie, existence, être. La preuve nous en est donnée par le mot v...ie, lui-même, le vivere (vivre) latin et tous les mots de même racine que contient cette langue, le vivere et le vita italien, le vida espagnol et portugais, le havah hébreux, qui est à la fois vivre et Ève (la première femme), le via (principe vital) dahoméen, le bios (vie) grec, le bynid (vie) celte, le to be (être) anglais, le buwan (j'existe) lithuanien, le bytic (existence) polonais, le bha (exister) gaël, le bum (être) kimrique, le be (vie) urdu (Asie centrale), le live (vie) anglais, les vieux et vielle français, l'evus (vieux) et l'aevum (âge) latin, le velho (vieux) portugais, le bijaard (vieux) flamand, le bedaag (vieux) suédois. Ajoutons les mots éveillant l'idée de l'engendrement ou transmission de la vie : les français : père, fils, fille, femme, frère, papa, frayer, le grec papos (père), le latin pater, l'espagnol, italien et portugais padre, l'anglais father (père), le flamand rader (idem), l'allemand rater (idem), les suédois fader et pappa (idem), les arabes aban, ban, baba (idem), l'hébreu ab (idem), l'esquimaux ababa et apapa (idem), l'urdu bap (idem), le nézareth (Afghanistan) baba (idem), le dahoméen vi (fils), le breton bugnel (enfant), le latin bestia (bête) (littéralement : qui est en vie) et tous les mots de diverses langues qui en sont parents ; le flamand vie (bétail).

Il serait possible de fournir de nombreux autres exemples.

On a dû remarquer que le groupe B F P V n'était pas aussi homogène que le groupe C G K Q X, qu'il y avait une lettre étrangère le J intercalée au milieu, faisant en quelque sorte pivot. Or, cette intercalation vient à l'appui de la démonstration. En hébreu, la lettre I ou J exprime l'idée de vie et d'être. Iei aor (soit lumière) dit la Genèse dans le 3° verset du premier chapitre. De plus, la lettre I permute avec le V dans cette langue. Par suite, toute la colonne B F J P V exprime l'idée de vie et d'être. Il est bon, d'autre part, de remarquer l'ordonnance de cette colonne : F et P, les deux fortes sont placées de chaque côté du J et B et V, les douces, sont aux extrémités. Il n'est pas nécessaire d'insister sur ce fait que B et V sont une même lettre en espagnol et dans les idiomes du sud-ouest de la France, qu'en grec le V n'existe pas, mais que bios se prononce vios; que d'autre part l'allemand intervertit régulièrement le P et le B du français; enfin qu'en hébreu F et P sont une même lettre.

Une question de nature à devenir une objection peut être présentée, et pour cette raison il est nécessaire d'aller au devant : Tous les mots toutes les syllabes renfermant une lettre du groupe C G K Q X expriment-ils l'une des idées génération, puissance, connaissance; tous ceux contenant B F J P V ont-ils la signification de vie ou d'un de ses dérivés? Non, cette condition n'est pas réalisée, et cela pour plusieurs raisons. D'abord parce que du radical au dérivé la pensée s'altère, que l'homme qui forge un nouveau mot en le basant sur une analogie peut voir un côté de la question qui n'est pas le principal, mais un accessoire. Ensuite, il y a les mutations entre lettres diverses dont j'aurai à parler plus tard, et enfin, les altérations résultant du parler populaire.

Il y a enfin une raison beaucoup plus importante dont le hiéroglyphe va nous donner la clé. Nous avons vu que les hiéroglyphes étant au nombre de plusieurs centaines, le même son ou la même articulation devait être exprimé par plusieurs signes, et même par un assez grand nombre. Ainsi que l'a découvert Champollion la valeur littérale d'un hiéroglyphe était l'articulation ou le son initial de son nom. Si, d'autre part, conformément à mon observation, les hiéroglyphes, tout en servant parleur initiale à la formation des mots phoniques, étaient dans l'écriture employés comme idéogrammes, deux lettres homophones n'avaient pas toujours la même valeur symbolique. Quand se produisit la substitution des figures conventionnelles aux images, on réduisit de beaucoup le nombre des caractères, quoique, dans l'hiératique encore et même dans le démotique, il y ait plusieurs formes de la même lettre, il en résulta qu'un même signe réunit les valeurs symboliques de plusieurs hiéroglyphes. C'est en présence de cette situation que nous nous trouvons.


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