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De la formation et de l'évolution du langage au point de vue sociologique - Partie 4

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1899, par Limousin C.M.


Le langage iconographique ou hiéroglyphique

Nous possédons des hiéroglyphes ou écriture iconographique primitive. Non-seulement, nous avons ceux de l'Egypte, — les plus parfaits, — de la Chine et du Mexique, mais aussi ceux des divers peuples notamment des Bretons néolithiques ou paléolithiques. Ceux de l'Egypte, pays qui était arrivé à un haut degré de civilisation, nous permettent de continuer l'histoire du langage avec des éléments de certitude. Les hiéroglyphes étaient, on le sait, des images représentant des personnes humaines dans différentes postures et costumes, des membres humains, le soleil, la lune, des animaux, des objets. Seulement, ces images, contrairement à ce que l'on a cru longtemps, n'avaient pas un emploi exclusivement idéographique. Parfois, ils servaient à éveiller l'idée de l'objet figuré, mais souvent aussi ils avaient une valeur littérale. C'étaient les mêmes, mais on les employait de quatre manières différentes. Ils étaient figuratifs, éveillant naturellement l'idée par leur forme; ils étaient tropiques, exprimant la qualité par l'image du qualifié, l'action par l'auteur; ils étaient littéraux, n'éveillant l'idée que par l'effet d'une convention, ils étaient déterminatifs, c'est-à-dire complétant par leur forme l'image éveillée par les lettres conventionnelles.

La valeur littérale des hiéroglyphes était le premier son ou la première articulation de l'objet représenté.

Les égyptologues, obéissant vraisemblablement aux incitations de la méthode analogique, voient dans les hiéroglyphes employés comme déterminatifs, l'équivalent des suffixes de nos langues modernes. Je crois qu'ils se trompent, que le véritable déterminant n'est pas le signe figuratif idéographique, mais la collection des signes littéraux le précédant, lesquels formaient des préfixes, l'idéogramme étant non un suffixe mais un radical. Champollion suppose que le déterminatif était employé à cause des nombreux homophones ou mots prononcés de même, et afin de distinguer les uns des autres. Or, Champollion évalue à un peu moins de neuf cents le nombre des hiéroglyphes, lequel est de beaucoup supérieur à celui des sons et des articulations que peut former la bouche. Il en résultait que chacun desdits sons ou articulations pouvait être représenté par plusieurs hiéroglyphes employés littéralement, ce qui devait permettre de distinguer les homophones les uns des autres en n'en faisant pas des homogrammes. Avec nos vingt-quatre lettres latines nous écrivons de même, parce qu'ils se prononcent de même, des mots ayant des significations différentes, nous disposons par suite de moyens d'expression beaucoup inférieurs à ceux des Égyptiens, et cependant nous nous y reconnaissons sans difficulté. L'hypothèse de Champollion doit donc être inexacte.

Pour expliquer ma propre hypothèse, il faut me reporter, par voie d'induction, à une époque antérieure à l'Egypte antique, — qui aussi haut que l'on remonte posséda toujours non-seulement la même écriture, mais la même grammaire.

En Egypte et chez tous les autres anciens peuples la science fut le monopole des prêtres. Ce fut vraisemblablement à cette catégorie d'hommes qu'appartinrent les inventeurs du langage mixte, phonique et graphique. De là viennent les noms de hiéroglyphes donnés par les Crées aux signes de l'écriture iconographique, et celui de hiératique donné à la seconde écriture, plus symbolique, qui était également à l'usage exclusif de la classe sacerdotale.

La préoccupation principale de ces hommes était d'ordre théologique, ordre beaucoup plus étendu qu'il ne l'est de nos jours, puisqu'il comprenait la Nature et le Monde entier. D'autre part, la méthode d'investigation par l'observation minutieuse et par l'induction est récente. Dans le passé, on procédait par déduction avec le minimum de connaissances expérimentales. L'esprit inventif des premiers prêtres construisit de toutes pièces un monde fort différent du monde réel. La métaphysique devança de beaucoup la physique, l'abstraction de l'idée fut opérée sur des connaissances fort inexactes des réalités. On fit des choses et des êtres les réalisations ou les incarnations de certaines qualités, et cet ensemble de conceptions arbitraires, venu jusqu'à nous, constitue la grosse masse des superstitions. Il est encore admis, dans le peuple et même hors du peuple, que le chien personnifie la fidélité : le chat, l'ingratitude; le serpent et le renard, la ruse; le lion, la force ; le tigre, la férocité; l'éléphant, la sagesse, etc. Que certaines de ces qualités soient réelles, comme par exemple la fidélité du chien et la ruse du renard, cela n'empêche pas le caractère arbitraire ou inexact de l'ensemble.

Mais peu importe l'exactitude ou l'inexactitude de ces croyances, l'important est qu'elles existèrent. Comme elles existaient, quand on voulut exprimer graphiquement l'idée de force on dessina un lion; l'idée de fidélité, on figura un chien, et ainsi de suite. Quand on voulut associer ces diverses idées on associa les figures les représentant. Vraisemblablement, pour manifester par la voix les idées successives on nommait les choses représentées, c'est la méthode dite du rébus, dans laquelle pour exprimer une idée on dessine des objets dont les noms réunis forment la phrase. Pour dire « la ciboule est mûre », on figure la note la, une scie, une boule et un mur. On inventa ensuite une méthode qui a été et est encore en usage et qui consiste à former un mot composé avec les initiales des mots simples qui ont servi à le constituer. C'est ainsi qu'on traduit l'inscription JNRI placée au-dessus de Jésus crucifié par Jesus Nazareus Rex Iudeorum. C'est le système du monogramme ; il a été usité de tous temps et l'un de ses derniers emplois est la création du mot AFAS avec les initiales de Association Française pour l'Avancement des Sciences.

Il résulte de ceci que vraisemblablement les mots égyptiens composés d'un groupe de hiéroglyphes employés littéralement, et d'un seul employé iconographiquement, expriment non une simple idée, mais une pensée entière. L'association de lettres et de la figure exprimant l'idée d'un dieu (un homme ou une femme avec des emblèmes solaires) signifiait, par exemple : « le Dieu qui a la force du lion, la sagesse de l'éléphant et qui fait pleuvoir », son nom était formé des lettres initiales des noms des animaux symbolisant les diverses idées. De même pour tous les autres noms.

Un fait qui peut être invoqué en faveur de cette hypothèse c'est le grand nombre des hiéroglyphes, plusieurs centaines, c'est-à-dire beaucoup plus que la bouche humaine ne peut produire de sons et d'articulations. Aussi chacun de ces sons ou articulations pouvait-il être représenté ou provoqué par plusieurs signes. Pourquoi cette multiplicité évidemment gênante si tous ces signes avaient la même valeur, s'ils n'étaient que les symboles de sons ou d'articulations au nombre maximum d'une vingtaine? D'autre part, l'emploi des hiéroglyphes ayant la même initiale et par conséquent provoquant le même son ou la même articulation n'était pas arbitraire. Ils ne pouvaient pas être mis l'un pour l'autre. Pour écrire les noms des dieux, par exemple, on ne pouvait employer que des images d'animaux : quand, dans un mot, se trouvait le signe RaH, représentant le dieu soleil (un cercle avec point au milieu), on le mettait toujours par déférence, en tète quelle fut sa place naturelle. Ces images avaient donc une qualité particulière.

Il est permis de penser que les mots homophones, mais écrits avec des hiéroglyphes différents ayant la même valeur phonique ne désignaient pas des choses homosideïques. Nous constatons le même fait dans les langues modernes, notamment en français, ou nous avons cent, sent et sans, qui bien que prononcés de même s'écrivent différemment; de même pour dent et dans, fin, feint et faim, etc.

Ces observations nous amènent à une induction méritant d'être signalée; celle-ci : il se pourrait qu'il ait existé un langage purement graphique, écrit et non parlé. Le symbolisme sonore n'est pas indispensable pour l'évocation des idées : les sourds muets apprennent fort bien à lire sans avoir la moindre idée du son. On rencontre aussi fréquemment des personnes sachant lire une langue étrangère et incapables de la prononcer ou de l'entendre. Le caractère figuratif des hiéroglyphes devait rendre plus facile encore cette forme de langage. Nous verrons, en outre, plus loin, que l'hébreu, bien que formé de symboles non iconographiques, parait être aussi un langage qui fut écrit et non parlé.

La transformation des images littérales en purs symboles sans aucun rapport nécessaire avec les idées exprimées, amena la dénaturation de ces formes, leur simplification dans un but d'exécution plus rapide; ainsi se formèrent le hiératique et le démotique ; ainsi également se sont formés les caractères chinois et mayas (du Yucatan anté-colombien). Puis se dégagea la pensée que la forme n'avait en soi rien de nécessaire, que des figures géométriques quelconques pouvaient remplir la même fonction que des images, si on leur attribuait, par convention, la même signification qu'à celles-ci. Ainsi se formèrent les écritures diverses.

Toutes ces transformations, toutes ces inventions, ne furent certainement pas l'oeuvre de l'imagination collective et populaire. Plus que jamais nous sommes obligés d'admettre l'action d'une aristocratie intellectuelle, d'un ou de plusieurs collèges de prêtres. Les prêtres de la haute antiquité n'étaient pas les grossiers thaumaturges que certains veulent croire. L'archéologie religieuse nous apprend, au contraire, qu'ils avaient tout un système cosmologique, théologique et métaphysique. Ce système, ils en firent la base du symbolisme grammatique, et nous sommes amenés à constater, une fois de plus, l'étroite parenté de la philologie et de la sociologie.

L'archéologie religieuse tend également à démontrer de plus en plus l'existence, à une période préhistorique, d'un véritable catholicisme, beaucoup plus catholique, c'est-à-dire universel, que l'église chrétienne qui porte aujourd'hui ce nom.

Cette religion était la Physiolatrie ou adoration de la Nature, l'Héliolatrie ou adoration du Soleil, moteur de la Nature. Les métaphysiciens, eux, adoraient la puissance invisible dont le Soleil était la plus éclatante personnification.

La Nature qu'on adorait, on la connaissait fort peu, mais l'ingéniosité suppléait à la science. Les Anciens d'ailleurs avaient ou croyaient avoir un guide merveilleux et sûr pour former leurs connaissances. C'était la méthode analogique, qui est ainsi exposée dans la Table d'Emeraude d'Hermès Trimégiste, le Mercure Égyptien : « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, et ce qui est en bas est comme ce qui est en haut pour l'accomplissement de la chose unique ». Il est possible que l'auteur de cette formule ait entendu : « Ce qui est en haut, c'est-à-dire l'Idée, est l'image de ce qui est en bas, la Réalité. Ce qui est en bas, dans la Réalité, est reflété dans ce qui est en haut, le monde de l'Idée, de la Super-Nature, » et ainsi la formule est philosophiquement admissible.

Mais, on comprenait exotériquement cette théorie. Par : « ce qui est en haut », on entendait le ciel physique, par ce qui est en bas », on entendait la terre; puis on étendait la loi à tous les règnes de la Nature. On professait que ces divers règnes étaient organisés sur un plan unique, que chaque membre de l'un de ces règnes avait son correspondant dans un membre de chacun des autres. L'empire de cette croyance mystique s'est prolongé presque jusqu'à nos jours, elle a été la base de la médecine jusqu'au commencement de ce siècle, et le codex contient encore l'indication de plantes devant agir sur certains organes humains parce que la forme de leur fleur ou de leurs feuilles est analogue à celle de ces organes.

Le langage, manifestation de l'esprit humain, fut composé, d'après ce système, en ce sens que les choses considérées comme analogiques reçurent des noms dérivés d'un même radical. Intendant ce qui est en bas à ce qui est en haut, on considéra le soleil comme le père universel, qui engendre toutes choses par les semences projetées dans ses rayons, la mère ce fut tantôt la lune, tantôt l'eau et tantôt la terre. Les animaux pères: le taureau, le bœuf, le cheval, le bélier, le bouc, reçurent des noms signifiant soleil, les animaux mères, d'autres noms signifiant lune. Mais le soleil n'était pas seulement père, il était aussi fils, puisqu'il naissait chaque matin; il en résulta que, les animaux fils : le veau et l'agneau notamment, reçurent également des noms solaires.

Par suite de l'application de ce système, il ne dut pas rester grand chose de la primitive langue construite avec des onomatopées.

Le progrès de la connaissance de la Nature, toujours accommodée par la méthode analogique, modifia la terminologie et influa sur la figuration symbolique. C'est vraisemblablement à la découverte de la géométrie, science fort avancée chez les Égyptiens, et probablement chez les peuples qui les précédèrent, car l'Egypte, — qu'on retrouve aussi développée aux époques les plus reculées qu'au temps d'Alexandre ou des Romains — présente les caractères d'une colonie dans laquelle on a apporté une civilisation toute faite... c'est probablement à la géométrie que l'on doit l'invention du delta, le caractère triangulaire. Le nom delta indique un symbole solaire; on connaît d'autre part le caractère sacré qu'a le triangle dans les religions et dans les organisations occultiques.


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