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De la formation et de l'évolution du langage au point de vue sociologique - Partie 1

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1899, par Limousin C.M.

Je viens soumettre aux sociologues une série d'observations, de déductions et d'inductions qui, à mon avis, constituent une véritable découverte. Cette découverte est relative à la philologie, mais je ne voudrais pas que l'on put croire qu'il s'agit d'une question étrangère à l'ordre de préoccupations qui nous est commun : la sociologie. Sans doute cette question est d'ordre philologique, mais elle touche également et d'une manière très intime à la sociologie.

Voici les conclusions auxquelles m'ont amené mes recherches :

1° Le langage parlé ou sonore n'est pas antérieur au langage figuré ou écrit : les deux sont contemporains;

2° Le langage sonore primitif a actuellement disparu, et celui que les peuples modernes emploient sous des formes diverses, est issu du langage figuré;

3° Contrairement à l'opinion générale, les signes appelés lettres ne sont pas des symboles inventés pour représenter les sons et articulations du langage parlé; ce sont en réalité les sons et articulations qui représentent les lettres;

4° Les lettres sont cependant des symboles, mais des symboles idéographtiques, analogues aux anciens hiéroglyphes dont ils procèdent d'ailleurs;

5° Les idées symbolisées par les lettres sont d'ordre théologique ou, plus exactement « extra naturaliste », et doivent être considérées comme des débris fossiles de l'antique culte héliolatrique et physiolatrique, qui fut, sous des formes mythiques diverses, celui de tous les peuples pré-chrétiens ou pré-moïsiaques, peuples qui inventèrent le langage sous ses deux formes scripturale et sonore;

6° Enfin, — et c'est ici qu'apparaît le caractère sociologique de la philologie —, les langues sont, pour les recherches historico-sociologiques, des champs d'exploration analogues au sol des cavernes pour les paléontologues disciples de Boucher de Perthes.

Je ne prétends pas apporter une science nouvelle, puisque la philologie existe depuis près d'un siècle, mais je crois avoir découvert un élément nouveau qui doit en modifier profondément la physionomie et le fonds. Je ne prétends pas davantage posséder complètement cet élément nouveau; nul auteur de découverte ne saurait dire : « On n'ira pas plus loin », et d'autre part, je connais la faiblesse des moyens d'investigation dont je dispose. Je n'ai qu'une ambition : ouvrir une voie nouvelle où d'autres iront plus loin que moi. Les explorations qu'on y fera seront, j'en ai la ferme conviction, éminemment utiles à la sociologie.

Dès les premiers vagissements de la philologie, c'est-à-dire depuis la fin du siècle dernier, époque où sir William Jones fit à la Société des Sciences de Calcutta une communication sur la parenté du sanscrit avec les langues européennes, on eut le sentiment des services que pourrait rendre l'archéologie du langage, non à la sociologie, qui n'existait pas encore, mais à l'histoire. Le savant genevois Pictet, dans son livre : Origines Indo-Européennes, publié en 1859, exposa une méthode des plus ingénieuses pour connaître, par le langage, l'état de civilisation des diverses branches de la race aryenne au moment de leur séparation. Cette méthode consistait à relever, dans les diverses langues, les radicaux communs employés pour désigner une même chose ou exprimer une même idée, et les radicaux différents ; puis à conclure que les choses et les idées exprimées par les radicaux communs étaient connus au moment de la séparation des peuples les possédant, et que les autres étaient inconnues. On est d'avis aujourd'hui que ce système, qui fut pendant trente ans admis par tous les philologues, ne soutient pas la discussion. Il est certain qu'il a des défauts graves, tel par exemple celui de nous faire penser que les ancêtres communs des Gaulois, des Bretons, des Germains, des Italiens, des Ibères ne connaissaient, au moment de leur séparation, ni les hommes ni les femmes, ni les animaux en général, ni le ciel, ni le soleil, ni la lune, ni les arbres, ni les montagnes, ni les pierres, ni le chien ; mais qu'en revanche ils connaissaient les astres, le chat, le chameau. Après une acceptation trop facile de ce système séduisant, on a eu peut-être le tort d'un abandon trop rapide. Il y a du vrai dans le système de Pictet. Quoi qu'il en soit, ce système a un caractère incontestablement sociologique.

De la première observation de sir William Jones, on tira d'autres conséquences. Il y eut d'abord celle de l’évêque anglican Adlung, qui vit, dans la vallée de Kachmyr, le légendaire Eden d'Adam et Ève, et qui fit ensuite de cette même vallée le point de départ des descendants de Noé, après le Déluge, pour se répandre sur le monde. A cette époque, l'archéologie n'était pas née, la Bible, si elle était contestée par Voltaire et les encyclopédistes, était considérée, par la majeure partie des hommes instruits, comme un véritable livre d'histoire.

Quand la thèse biblique de la dispersion de la descendance de Sem, Chatn et Japhet, fils de Noé, après la tentative de construction de la tour de Babel, fut abandonnée, il naquit un nouveau système, procédant du premier, mais serrant de plus près la réalité philologique : ce fut la thèse aryenne que M. Pictet et M. Max Muller enseignèrent, l'un dans le livre dont j'ai déjà parlé, l'autre dans son History of Ancient sanskrit Littérature et dans ses Lectures sur la Science du langage. Cette thèse fut d'ailleurs la conséquence d'observations plus ou moins exactes rapportées par Bopp, le père de la philologie, dans sa Comparative Grammar, observations d'après lesquelles le langage devenaît de plus en plus archaïque au fur et à mesure que l'on avançait vers l'Orient : d'où cette déduction que, sinon le sanscrit, du moins une langue asiatique mère du sanscrit était également la mère, la grand'mère, la bisaïeule, etc., des langues européennes. La conséquence que l'on tira de là, fut qu'à une époque très lointaine, un flot d'émigrants était venu d'un point de l'Asie centrale jusqu'à l'extrême occident européen. Grâce au système dont j'ai indiqué les lignes gênérales, M. Pictet crut pouvoir reconstituer avec quelques détails, l'histoire de cette émigration ; mais ce fut à M. Max Muller qu'échut l'honneur de dénommer ce flot migrateur et d'indiquer son point d'origine. Il l'appela Aryen, du nom d'un peuple blanc, dont descendraient les brahmanes de l'Inde suivant les légendes de ce pays, et qui serait venu du nord-ouest. Quant au point d'origine c'était le Pamir, le Toit du Monde.

La théorie aryenne a été vérité scientifique pendant une trentaine d'années; elle est aujourd'hui abandonnée par les préhistoriens; mais elle reste en circulation parmi les hommes qui suivent la science à vingt ans de distance, et il est encore temps pour la critiquer. Un premier point à relever est la faute de raisonnement que l'on commit en déduisant la parenté ethnique de la parenté linguistique. Parce que le sanscrit, langue des Brahmanes, descendants plus ou moins authentiques des Aryas. ressemble aux langues européennes: grec, latin, celtique, germain et slave, on n'est pas autorisé à conclure que les peuples qui parlent ces langues diverses descendent de communs ancêtres. C'est cependant ce qu'a fait l'illustre M. Max Muller, qui dans ses Lectures on the Science of language, ne parle pas seulement d'une langue aryenne, mais aussi d'une « race aryenne », qui assure qu'il fut un temps « où les premiers ancêtres des Hindous, des Perses, des Grecs, des Romains, des Slaves, des Celtes et des Germains vivaient ensemble dans la même enceinte, bien plus : sous le même toit », que conséquemment ils eurent un père commun. Avant M. Max Muller, Amédée Thierry, dans son Histoire des Gaulois, avait raconté l'arrivée successive en deçà du Rhin des diverses branches de la même race dont fut faite plus tard le peuple de ce pays. J'ai déjà parlé de M. Pictet.

Ainsi que le fait observer M. Isaac Taylor, auteur d'un livre traduit en français par M. H. de Varigny, et intitulé: L'Origine des Aryens et l'Homme préhistorique, la conséquence logique de cette théorie serait que les nègres des Etats-Unis ou des Barbades, qui parlent l'anglais, doivent être considérés comme plus parents des habitants blancs du Yorkshire que les Français, les Italiens, les Espagnols, les Basques et les Kabyles, avec lesquels les vrais Anglais ont certainement plus de rapport de race qu'avec des noirs.

Il ne résulte pas de ces observations que la langue ne prouve rien, nous verrons plus tard qu'elle prouve quelque chose; mais simplement que la parenté des langues n'est pas un argument suffisant pour conclure à la parenté des hommes.

Une seconde faute de raisonnement, greffée sur la première, consiste à n'admettre qu'une émigration d'Orient en Occident ; il y avait cependant des motifs de faire une hypothèse contraire. La déduction d'une émigration étant basée sur la parenté du sanscrit et des langues de l'Asie centrale, notamment le Zend, avec les langues européennes, il était naturel de se demander dans quel sens le courant pouvait avoir eu lieu selon la vraisemblance. Nous constatons que tous les peuples de l'Europe, sauf, dit-on, les Basques, parlent des langues de commune origine ; nous constatons que dans l'Inde existe une langue parente des précédentes, mais parlée par un peuple dont l’extranéité antique est visible, en minorité au milieu d'autres peuples ayant des caractères physiques différents et parlant des langues également différentes; nous constatons, en outre, l'existence d'une sorte de cordon linguistique rattachant l'Inde à la masse européenne à travers l'Asie; n'est-il pas permis de supposer que le foyer originel est en Europe et non dans l'Inde ou une autre contrée de l'Asie centrale?

Ces fautes de raisonnement sont évidentes, l'explication s'en trouve dans le préjugé biblique, compliqué peut-être d'une ressouvenance — atavique ou classique, — d'un mythe héliolatrique. La commune origine des hommes est, en effet, un enseignement du livre religieux judéo-chrétien. Quant à l'émigration d'Orient en Occident, elle ressemble à la marche apparente du soleil dans le ciel du matin au soir. L'éducation religieuse a pétri l'intelligence de beaucoup de nos contemporains, même parmi les savants, et de tous nos pères, dont nous avons hérité inconsciemment nombre d'idées à l'état de préjugés. A cela est venue se joindre l'éducation classique, qui est, à beaucoup d'égards, encore païenne.

D'autre part, quand une science nouvelle naît, on ne pratique pas à son égard la méthode cartésienne, on ne la cultive pas, abstraction faite des opinions empiriques a prioriques antérieures ; on la traite en servante : on lui demande de confirmer les opinions que l'on a déjà sur telle ou telle question. C'est ce qui est arrivé à la philologie naissante. On lui a demandé des arguments, soit en faveur de la thèse biblique si l'on était religieux, soit contraires si l'on était irréligieux. C'est vraisemblablement pour cette dernière raison que l'on a prétendu ranger dans des familles différentes les langues aryennes ou indo-européennes, sémitiques et hamitiques, bien qu'une étude même superficielle montre la parenté de l'Hébreu et de l'Arabe, sémitiques dit-on, voire de l'ancien Égyptien, hamitique, avec les langues européennes ou aryennes.


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