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La personnalité : la chose, l'idée, la personne - Partie 4

L'année philosophique

En 1899, par Renouvier C.

C'est le réalisme qui, dans la philosophie moderne, en dépit de l'intention qu'avaient les cartésiens de bannir les entités, telles que les formes substantielles (dénomination principale sous laquelle la scolastique les leur avait transmises) a été l'obstacle à la reconnaissance du principe de relativité. Il a maintenu la doctrine de l'absolu dans l'école aprioriste.


VIII

La conscience n'est pas suffisamment apparue aux philosophes comme l'unique fondement et la condition première des idées, parce que cette loi des lois n'est pourtant qu'une loi, c'est-à-dire intelligible seulement comme telle, une relation, et qu'on a persisté à vouloir connaître autre chose que des relations. Chez Malebranche, c'est une manière platonicienne de poser des idées en soi, quoique en Dieu, que de les poser hors de la nature humaine et de la conscience humaine, au sein d'une nature intelligible universelle (la deuxième hypostase divine), où nous les voyons. La conscience n'a pas sa matière donnée en elle, elle n'a pas non plus à elle les actes par lesquels elle la met en œuvre, car en tant que réels ils sont les actes du Créateur. Quant à la personnalité divine, ce n'est nullement sa métaphysique qui pouvait la fournir à Malebranche c'est sa foi chrétienne en l'Homme-Dieu.

L'admirable doctrine des monades et de l'harmonie préétablie était en elle-même conciliable avec la création et la personnalité du Créateur, ainsi que Leibnitz la disait être, et la mieux conçue pour représenter un idéalisme posant l'identité de l'être et de la conscience mais Leibniz entendit que chacune des monades instituées à l'origine en rapport les unes avec les autres eut reçu de Dieu le principe interne et la loi infaillible du développement prédéterminé de tous ses phénomènes, subjectifs et objectifs, actifs et passifs, pour tout le cours du temps. Dans cette condition, la monade humaine a, pour ainsi parler, la jouissance (ou la peine) mais n'a la propriété d'aucun de ses sentiments, de ses idées ni de ses actes. La monade divine, organisatrice, en son éternité de cette fonction universelle des êtres conscients, où rien n'entre qui ne soit de lui, équivaut, si l'on s'en rend bien compte, au fait donné d'une multitude infinie de consciences de tous les degrés, existantes à chaque instant par l'acte d'une puissance unique qui les fait être et se modifier incessamment et se coordonner, sans changer elle-même, faisant le temps et n'étant pas dans le temps. Mais ce concept métaphysique ne pouvant se former et se soutenir sans contradiction dans notre pensée n'a pu être le plan du monde en une pensée souveraine que nous regarderions comme l'exemplaire de la nôtre.

Le Leibnitianisme est de toutes les doctrines philosophiques modernes la plus éloignée du réalisme. Son concept unique de l'être est entièrement d'ordre mental: l'être est défini par la conscience, la conscience par ses fonctions, inséparables de la connaissance qu'elle a d'elle même, et elle est ainsi donnée par des rapports. Les degrés de l'être sont des degrés de conscience et de vie. Les relations nécessaires des êtres composent une harmonie de déterminations spontanées dont l'universelle connexion est préétablie comme l'ordre même de la création d'une multitude infinie de monades liées les unes aux antres. La fiction de la cause transitive est bannie de ce système, ainsi que l'imagination du développement des propriétés de la substance du monde, ou évolutionnisme. Mais la doctrine de l'infini et le déterminisme absolu, universel, annulent ces incomparables mérites, en supprimant toute individualité réelle et la liberté dans la personne.

Par là s'explique l'assimilation qui se fait si souvent de ce monde de Leibnitz, sur lequel règne pourtant le dieu du christianisme, et où les âmes sont immortelles, avec le monde de Spinoza, qui a pour dieu la pensée universelle sans conscience, unie à l'étendue universelle sans division, et pour nature la production à l'infini des modes divisés de cet être un et indivisible. L'accord des deux doctrines se fait sur le déterminisme absolu, mais celle de Leibnitz s'offre à notre esprit comme la définition du système universel des relations en Dieu et dans le monde celle de Spinoza, est peut-être la plus haute expression du réalisme qui ait jamais été formulée.

En effet, si nous regardons aux principes les plus généraux du spinozisme, nous avons à envisager, pour la raison d'être de l'univers, les deux plus hautes abstractions possibles de l'entendement, réunies sous le nom de Dieu, ou Substance, et, au lieu de la cause du monde, son développement logique, assimilé à celui des propriétés d'une figure géométrique; et si nous passons à l'extrémité opposée, qui est quelque chose comme la fin assignée à ce développement, nous trouvons, au sommet de la vie, au point où commence la vie supérieure de l’âme, la multitude des humains voués aux idées inadéquates, à l'illusion des phénomènes divisés du temps, de l'espace et de l'individualité, et aux passions de la servitude; et, en regard de ceux-là, le petit nombre des intelligences adéquates à la vérité, auxquelles appartient l'espèce d'immortalité relative à l'idée de leur âme et à l'idée de leur corps, telles que ces idées sont données au sein de la substance éternelle. Le philosophe les engage à se confondre par l'intuition et par le sentiment avec cet état unique de l'existence indéfectible.


IX

Dans l'école empiriste, l'idéalisme s'est dégagé du matérialisme à mesure que l'analyse psychologique a forcé les philosophes de reconnaître que la sensation ne saurait dépasser l'idée représentative par laquelle elle est constituée, pour atteindre quelque chose d'autre qui ne soit pas une idée encore. Cette découverte que toute la philosophie de l'antiquité n'avait pu accomplir, mais que les pyrrhoniens avait préparée, Descartes le premier la lit, en expliqua clairement le principe logique et en montra la portée, quoique sans vouloir en tirer la conséquence en ce qui concerne la nature de l'étendue. Locke ne la comprit que très imparfaitement. Mais Berkeley démontra que toutes les « qualités de la matière » primaires ou secondaires qu'elles se nomment, étaient dans un même cas, en tant qu'affections de l'esprit qui a, lui, pour définition « percevoir et vouloir ». L'esse, dans l'objet matériel en tant que tel, devait, selon lui, se réduire au percipi. Mais si la première de ces formules était démontrable, il n'en était pas de même de la seconde, et Berkeley confondit la possibilité logique de la négation des corps avec la preuve de leur non-existence.

Il ne serait pas contradictoire, que, malgré le puissant instinct qui nous porte à croire à l'existence d'objets hors de nous qui continueraient d'être alors que notre conscience propre serait anéantie, tout ce que nous percevons ne fut réellement rien de plus que le côté objectif de nos perceptions, en corrélation avec le côté subjectif, et que les deux cotés réunis ne fussent que des modifications corrélatives de notre moi. Ce point de vue paradoxal est utile pour nous persuader d'une vérité, étroitement liée au principe de relativité: à savoir, que la conscience est la condition de la représentation de toutes choses et ne peut s'assurer d'aucune indépendamment de ses propres modifications. Si cette réduction du monde au moi individuel était posée dogmatiquement comme le vrai, ce serait ce qu'on a nommé le semetipsisme, système répugnant, quoique exempt de contradiction. A sa possibilité logique une autre possibilité s'oppose; c'est celle de l'existence hors de nous, non seulement d'esprits semblables aux nôtres (ceci, Berkeley l'admettait d'après certaines fortes inductions), mais de consciences inférieures dont le règne de la vie nous montre les espèces et les degrés multipliés, et, sous les apparences sensibles de ce que nous appelons matière, d'une multitude immense d'êtres dont la constitution interne, où nos perceptions n'atteignent pas, serait analogue à celle des précédents, mais sans organisation et sans évolution vitale.

En considérant sous cet aspect un monde extérieur réel et son fondement matériel, on laisse à la perception interne des esprits l'étendue et tout ce qui ne saurait être sujet pour soi. C'est un idéalisme monadologique, c'est-à-dire une conception ontologique d'un genre tel, qu'elle évite également le réalisme des abstractions et le réalisme de la pure matière, et, ne comportant pour son explication d'autres éléments que les phénomènes et leurs lois rapportées à l'intelligence, reste fidèle au principe de relativité. Berkeley ne l'adopta point, quoiqu'elle fut à l'abri de ses arguments contre l'existence de la matière. Son immatérialisme passa dès lors pour une négation de la réalité du monde extérieur. Ce n'était point tout à fait cela cependant, comme nous allons le voir, mais plutôt une nouvelle espèce de réalisme: nouvelle, quoique analogue à celle de Malebranche, ainsi qu'on l'a toujours reconnu, différente seulement dans la manière de définir les objets représentatifs, ou idées, dont Dieu se sert pour nous donner nos perceptions.

L'hypothèse est, que les corps n'existant pas réellement, ou par eux-mêmes, – ou, d'après Malebranche, existant sans doute, mais sans être directement perceptibles aux esprits, Dieu soit l'auteur vrai de nos perceptions, et nous les fasse avoir selon les rencontres, conformément à des lois qu'il a établies. Berkeley, lui, donne aux purs objets sensibles, à ceux dont il entend que la qualité d'être percevables constitue exclusivement la nature, le nom d'idées; il leur réserve même expressément ce nom, afin de bannir de sa théorie les idées générales. Ce ne sont donc que des sortes de signes, toujours particuliers, dont Dieu leur auteur dispose pour le service de nos besoins naturels et de nos communications. Ces signes, avec toutes les variétés de sensations qui en composent la multitude, sont proprement et réellement les objets créés pour être présentés à nos esprits et les informer; ce sont des idées réalisées, par conséquent. L'idéalisme de Berkeley est un réalisme d'idées à aussi bon titre que ceux de Platon et de Malebranche. Il n'y a que la définition de la nature de l'idée qui diffère, toute sensible d'un côté, intelligible de l'autre, ce qui, sans doute, importe beaucoup, mais non pas pour la question du réalisme. Or, c'est ce réalisme qui en enlevant à l'être individuel, ou à ses fonctions, pour les transporter à Dieu, les modes d'impression et de communication par lesquels il est lié aux autres êtres, ôte le fondement d'une vraie conception de la personne et de ses rapports constitutifs subordonnés à la conscience, toujours individuelle par essence.


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