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Nature de l'émotion - Partie 4

L'année philosophique

En 1892, par Dauriac L.


V

La théorie de M. W. James est donc, sinon fausse de tout point, assurément défectueuse. Nous devrions nous reprendre et conclure franchement à sa fausseté si nous voulions réduire l'essentiel de la théorie au caractère « afférent » des faits d'émotion. — Il nous semble qu'ici l'auteur commet à peu près la même faute que celui qui, n'entendant d'une voix que son écho — et un écho qui le renforce — prendrait, si l'on peut dire, le phénomène réfléchi pour un phénomène direct. L'émotion vient de l'âme. Mais parfois elle se répercute jusque dans les moindres parties du corps. Et c'est alors qu'elle surprend la conscience et s'impose à l'observation. Le tout est de savoir quel est cela qui fixe le regard intérieur du psychologue, si c'est l'émotion elle-même ou son écho. Là où l'écho redit une suite de paroles en décuplant l'intensité des sons émis, du moment où il se peut que ceux-ci, en raison de leur intensité relativement faible, aient glissé rapidement à travers la conscience, il est inévitable que la conscience perde leur trace. Il est inévitable aussi qu'ayant oublié ces sons, elle croie les entendre alors qu'elle les réentend. L'erreur de M. James – si tant est qu'elle soit, mais elle est à notre très franc avis — s'expliquerait d'une façon sensiblement analogue. M.James aurait pris pour un choc initial ce qui ne nous paraît être — qu'on nous passe l'expression – qu'un choc en retour. Et l'excès d'intensité de ce choc en retour sur le choc initial, annulant assez souvent celui-ci, le rendrait, par suite, inobservable. Voilà ce que l'on pressentait bien avant notre auteur. Voilà ce qu'il a mis en plein jour. Donc s'il faut rejeter la thèse, il ne faut pas se priver de la démolir par après pour en utiliser les morceaux. Car les morceaux eu sont bons et d'une existence durable.

Il est en effet assez conforme à ce que nous croyons savoir des choses qui se passent en nous d'attribuer une importance capitale aux effets physiologiques des passions. Et l'on doit soutenir qu'ici, les effets étant plus faciles à saisir que les causes, la physiologie des passions est infiniment plus voisine de son point de perfection scientifique que ne l'est la psychologie de ces mêmes passions. L'Amour de Stendhal, voilà certes un livre unique, parce qu'il est de tous les livres du même genre le seul où il n'est décrit que des états d'âme. Essayez d'en dégager une thèse précise. Essayez de comprendre la célèbre classification, de telle sorte que toutes les formes de l'amour humain y trouvent comme leur place marquée d'avance. Vous n'y parviendrez que si vous êtes presbyte, que si vous ne savez voir que de très loin. Les nuances s'effaceront alors. Vous n'y aurez rien gagné puisque les cœurs humains sont inclassables, une façon de sentir devant être caractérisée moins par ce qui la rapproche de ses analogues, que par ses coefficients individuels. Mais de tels coefficients manquent de signes précis et il faut s'ingénier pour que le lecteur en vienne à pressentir ce qu'ils pourraient bien être. Le cœur humain est tout en nuances. Musset a dit cela en des vers célèbres et M. James a eu raison de renvoyer « la psychologie » des passions à ses observateurs naturels, les romanciers et les poètes. On sait l'admiration de Ferdinand Brunetière pour l'auteur d'Adam Bede et qu'à vouloir le forcer à l'admiration de Zola on ne parvient le plus souvent qu'à exciter sa colère. C'est que précisément M. Brunetière, s'il croit à l'évolution des genres — par où il est très moderne — n'a peut-être pas cessé de croire aux genres — par où il est resté ancien. Un genre peut évoluer mais il ne saurait évoluer au mépris de ses lois. Et selon le critique dont je parle, le « roman expérimental », s'efforçant de réagir contre les lois mêmes du genre, ne saurait être qu'une tentative avortée. J'ignore ce qu'il faut penser de la « banqueroute du naturalisme ». Je crois deviner les motifs de la prédiction. Si en effet le roman a une raison d'être, cette raison tient à ce que le roman a une fonction propre, incommutable, et qui est d'essayer la psychologie des passions, entreprise interdite à la science. Que l'on se reporte à ce que nous écrivions dans l'Année philosophique de 1891 sur les Principes de Psychologie de M. W. James et sur ses prétentions en partie — mais seulement en partie — légitimes de traiter la psychologie comme une science naturelle; qu'ainsi que nous avons essayé de le faire, on entreprenne de construire le schéma d'une telle science, on sera forcé de réduire les émotions à ce qui en elles nous est scientifiquement accessible, c'est-à-dire, à ce qu'il y a en elles d'exclusivement physiologique.

On n'en aurait pas fini si l'on voulait faire le compte des parties résistantes et solides de la théorie de M. James, ou plutôt des vérités incontestables qui servent à étayer cette théorie. Tout ce qui touche aux émotions esthétiques est finement observé. Sans doute l'auteur n'y voit que des événements corporels et même localisables. Il est difficile en effet d'y « voir » autre chose que ce qui peut en être « observé » proprement dit. Et nous sommes convenus que la partie observable de l'émotion n'en est, si l'on peut ainsi s'exprimer, que le retentissement physiologique. Toutefois, ceci entendu, n'est-il pas exact de soutenir que les émotions esthétiques n'existent qu'à la condition de nous ébranler corporellement, et qu'on les différencie selon les parties du corps où leurs effets se font le mieux et le plus fortement sentir? Je ne sais si l'auteur de la Critique de l'Ecole des femmes a pris garde à ce que l'on pourrait entendre qu'il a voulu dire en parlant des choses qui vous « prennent aux entrailles ». Il pourrait bien y avoir là, selon nous plus qu'une métaphore. Et il serait possible de comparer au point de vue des effets physiologiques, les beautés de l'andante de la Symphonie Pastorale avec celles du premier allegro de la Symphonie en ut mineur. Mais n'insistons pas. Aussi bien c'est à la théorie générale que nous avons voulu nous attacher et non aux fragments de vérité dignes de survivre à sa démolition. Et nous persistons à croire cette démolition nécessaire. Elle ne l'est pas au nom du sens commun qu'elle ne heurte qu'en apparence. Elle l'est au nom du phénoménisme immatérialiste et par conséquent de la philosophie pour laquelle nous n'avons jamais cessé de combattre et qui postule le caractère essentiellement psychologique de l'émotion. Il nous a paru que ce caractère n'avait pas encore été suffisamment dégagé, que si l'on s'entendait pour ne mettre pas en doute la réalité des mouvements de l'âme, on s'entendait trop bien et pour ne pas définir cette expression et pour laisser subsister l'apparente contradiction qu'elle enveloppe. Et nous avons voulu aider à la dissiper.


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