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Nature de l'émotion - Partie 1

L'année philosophique

En 1892, par Dauriac L.


I

Le chapitre sur les Émotions est l'un des plus curieux des Principles of Psychology, de M. W. James. Au moment de sa première apparition dans le Mind, plusieurs se sont récriés. M. James « mettait la charrue avant les bœufs » se disait-on. En quoi, si l'on ne se trompait point, on éludait quand même, et grâce à une vieille métaphore, la nécessité de réfuter. Personne n'est d'avis que la charrue doive précéder son attelage. Mais qu'est-ce qui est la charrue? Qu'est-ce qui est l'attelage ? Et si, par hasard, on les avait pris jusqu'à ce jour l'un pour l'autre, ne faudrait-il pas féliciter M. James d'avoir remis les choses en l'ordre?

On mène un enfant chez le dentiste. Au moment d'entrer son cœur défaille. Il tremble. C'est qu'il a peur, n'est-il pas vrai? Sans doute, les deux faits s'accompagnent, la peur, le tremblement. On les dirait simultanés. Pourtant s'ils l'étaient, on intervertirait indifféremment leur ordre d'apparition. Et l'on ne peut intervertir. M. James lui-même n'y consentirait pas. Seulement, au lieu de dire à notre enfant: « Tu trembles, parce que tu as peur », il lui dirait: « Tu as peur, parce que tu trembles. » Je pressens qu'on ne saisira pas la différence et qu'on traduira la seconde formule comme si elle signifiait « Je sais que tu as peur parce que je te vois trembler. Et l'on traduirait fort mal. C'est le tremblement qui fait naître l'idée de la peur. La peur abstraction faite de ses effets physiques n'est qu'une « idée émotionnelle », emotional idea. Il n'y a donc rien de psychique dans l'émotion si ce n'est cette idée même. Par suite, on devrait distinguer l'émotion proprement dite, fait exclusivement corporel, de sa constatation par l'esprit, fait de l'ordre des connaissances.

Dans les Sensations d'Italie de Paul Bourget, nous lisons:

« C'est enfin à l'Académie une Eve et un torse du Christ flagellé... Je sais qu'il est à Sienne des centaines d'autres œuvres aussi importantes, sinon davantage, mais celles-là me remue entre toutes de ce petit frisson particulier, qui ne se discute pas plus que l'amour. Ailleurs, nous jugeons, nous critiquons, nous analysons; ici, nous sentons. »

Et le mot sentir ne saurait faire équivoque. Au besoin le titre du livre suffirait à en déterminer le sens. L'admiration résulte de « sensations d'art » Le terme est de B. d'Aurevilly. Bourget s'est emparé du mot. Pourquoi? Parce qu'il a cru discerner, entre le « sentiment » des vieux psychologues et la « sensation » proprement dite, une différence d'intensité tout au profit de cette dernière. Au demeurant, il ne lui paraît peut-être pas qu'un plaisir esthétique puisse être reconnu tel s'il ne retentit à travers l'organisme. Il lui semble que les émotions esthétiques sont avant tout des ébranlements. Est-ce « avant tout », c'est-à-dire « essentiellement » ou bien « exclusivement » qu'il faut dire? De décider en cela, ce n'est point son affaire. Mais c'est l'affaire de M. James, et M. James dit « exclusivement ». J'espère qu'on aura saisi tout ce qu'il y a d'hérétique dans la théorie de M. James, et qu'il range les émotions dans la classe des phénomènes « afférents ». Il prend donc position juste aux antipodes de la théorie classique. Et en la renversant, il la ruine. — Ne soyons cependant pas trop pressés de relever ce qui vient d'être abattu.

Les plaisirs esthétiques, en effet, suscitent des jugements. Mais essayez de chercher de quels autres jugements ceux-ci dérivent, et vous chercherez sans succès. Aussi bien, tout jugement de ce genre n'est-il pas une constatation ? Et s'il l'est, comment confondre le fait même de constater avec le phénomène qui en est l'occasion? Bourget ne discute pas le « frisson ». Mais ce frisson, il l'éprouve, avoue l'éprouver et, séance tenante, il l'approuve. L'émotion prend l'âme tout entière. Et si elle la prend, c'est assez dire, semble-t-il, qu'elle lui vient d'ailleurs. Sans aller bien loin, on aura vite dit que l'émotion est une espèce du genre sensation. Et cela, que M. James le dise ou le taise, il n'importe guère. Chaque fois qu'on se sent « remué » encore qu'on ne croie l'être que par métaphore, on a tout de même l'obscure conscience ou de subir ou de produire un mouvement. Et il a beau n'y avoir point de choc extérieur, le choc subsiste inutilement discutable. Et si c'est au dedans de nous que se produit la secousse initiale, c'est néanmoins au dedans de notre être physique. L'âme est spectatrice, rien de plus.

Ce n'est là qu'un tracé sommaire de la théorie. La doctrine de M. James va sans doute plus loin. Cependant, jusqu'au point où nous venons de l'arrêter, qui s'empêcherait de reconnaître combien elle est conforme à la nature des choses? Nous avons beau nous en aller répétant que l'émotion est « un mouvement de l'âme », non seulement cette idée de mouvement fait lever des images spatiales et de nature corporelle, mais encore, si l'on détourne l'attention de ces images et qu'on cherche en quoi l'émotion consiste, on ne trouve pas. « On », ici, est synonyme de « sens commun ». — L'hérésie de M. James pourrait donc bien n'en être pas une.

Et la nécessité s'imposerait d'abjurer l'ancienne doctrine... à moins que l'on ne fût en mesure de définir l'émotion et non pas seulement « l'idée émotionnelle » sans être contraint de regarder du côté du corps. Le moment paraît donc favorable à l'examen de la théorie classique de l'émotion. Par malheur cette théorie est absente. Il n'est pas de traité élémentaire de philosophie qui ne la suppose, je veux dire qui reprenne pour accordée l'existence des « mouvements de l'âme ». Nul ne s'est avisé de démontrer leur réalité ni même d'éclaircir la notion à laquelle cette réalité est censée correspondre. Il y a certes là une lacune à remplir. Et l'on peut penser sans exagération que les intérêts du criticisme (car le criticisme est tout ensemble phénoméniste et immatérialiste) ne sont pas étrangers au succès de l'entreprise. D'autres, ou nous-mêmes, mais plus tard la pousseront plus avant. Pour l'instant, ne songeons à rien plus qu'à frayer la route et à situer les premiers poteaux indicateurs.


II

Au jugement de tous les psychologues, il y a lieu d'attribuer à l'âme, quoi que l'on pense de sa nature spirituelle ou matérielle, la faculté d'être émue et non pas seulement d'éprouver des sensations. Pour que l'on soit fondé, avec Bossuet et depuis bien des siècles avant Bossuet, à distinguer la joie et la tristesse, du plaisir et de la peine physiques, il faut nécessairement que l'émotion ait l'âme pour siège et qu'elle n'ébranle le corps qu'en vertu de la liaison du physique et du moral.

Pourquoi la sensation? Parce que l'âme est avertie de ce qui se passe dans le corps. Pourquoi l'ébranlement physique auquel on donne le nom d'émotion et qui n'en est que la suite nécessaire ? Parce que dans le corps retentit tout ce qui survient dans l'âme. Ceci est de la psychologie courante. C'est de la meilleure psychologie.
La sensation n'est pas un mouvement de l'âme. L'émotion en est un. La sensation est la conscience d'un changement qui a pour siège le corps. Ou bien l'émotion se confond avec la sensation, ou c'est l'âme qui la fait naître et la fait naître en elle.

Une difficulté s'élève. On sait laquelle; mais ne craignons pas d'y ramener l'attention du lecteur. A prendre le terme émotion dans le sens étymologique, l'idée de mouvement paraît bien y être impliquée. Est-ce même assez dire? Car il ne suffit pas de dire qu'elle est contenue dans la notion générale d'émotion. Il faut ajouter qu'on ne l'en peut exclure sans abolir la notion. Toute émotion est un mouvement. De plus, si l'on prend garde à la préposition É adjointe au substantif, ce mouvement a pour caractère de désorienter le mobile, et de lui imprimer une direction que de lui-même il n'eût pas suivi. Toute émotion est distraction.

Est-il permis de parler d'émotion et par suite de mouvement là où par hypothèse il n'y a point d'étendue? Un matérialiste peut bien nier la spiritualité substantielle de l'âme; il ne saurait nier l'apparence spirituelle de ses états et à quel point l'étendue leur semble réfractaire. Or le mouvement implique l'étendue. Il n'y aurait donc point de mouvement psychique et l'on ne pourrait dire « les mouvements de l'âme », sans parler par métaphore.
Mais s'il n'est de mouvements de l'âme qu'en un sens figuré, autant vaut retrancher l'émotion de la catégorie des phénomènes de l'âme. La réalité de l'émotion demeure le siège en est déplacé. Le droit de dire: « Je suis ému », subsiste. Celui de dire: « J'ai l'âme émue » et de s'imaginer en le disant qu'on ne parle point par figure, se trouve abrogé.

Et voici la conséquence. L'âme perd le don de jouir et de souffrir. Les plaisirs intellectuels et les peines morales disparaissent, ou plutôt, mais c'est tout aussi grave, ces plaisirs et ces peines, au lieu de naître dans l'âme, ne font qu'y parvenir, de telle sorte que si l'émotion veut rester distincte de la sensation proprement dite, la différence qui les sépare ne permet plus de les opposer.


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