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L'évolution de la notion d'espèce - Partie 2

Revue encyclopédique

En 1898, par Costantin J.

Les conclusions de Jordan sont donc bien acquises et l'espèce de Linné doit être subdivisée en une multitude de petites espèces stables. Les caractères sur lesquels se fondent ces dernières sont très curieux, étant donné leur infime importance et l'extrême stabilité qu'ils ont manifestée pendant trente années de culture. Telle espèce, par exemple, sera définie par des poils présentant une des formes représentées sur les figures ci-jointes (fig. 3);Aspect des poils qui existent à la surface de diverses espèces jordaniennes. d'autres se distingueront entre elles par des variations de la corolle analogues à celles qui sont représentées sur les figures 4 et 5. Le sont, selon Jordan, ces formes qui constituent l'espèce véritable, c'est-à-dire l'unité irréductible.

Variation de la fleur dans les espèces jordaniennes du groupe Draba verna.Voyons quelles conséquences très importantes Jordan va déduire de son étude. On a prétendu d'abord que l'espèce est variable, et la principale preuve que l'on fournissait de cette variabilité était la multiplicité indéfinie des races des plantes cultivées. En réalité, dit Jordan, on s'est complètement trompé : les plantes cultivées se comportent exactement comme les plantes sauvages, l'espèce linnéenne n'est pas plus fondée là qu'ailleurs; ce que l'on considère comme des races, ce sont bel et bien des espèces. Ceci enlève donc à ceux qui prétendent à la variabilité de l'espèce un de leurs arguments les plus puissants.

Une seconde conclusion de haute portée tirée par Jordan de son travail est que ses petites espèces sont « sociales » et non « stationnelles ». Expliquons un peu ces termes d'aspect assez rébarbatif. Certains auteurs ont prétendu faire jouer au milieu qui entoure les êtres un rôle prépondérant dans la création des espèces; c'était là notamment l'opinion de Lamarck. Cette manière de voir est, selon Jordan, en contradiction complète avec ses observations. Puisque les petites espèces très voisines croissent toujours ensemble « en société » en un même lieu, ce n'est donc pas à l'action du milieu qu'il faut attribuer leur origine, c'est-à-dire à des conditions diverses de sol, d'humidité, de climat, d'altitude, etc.

Le premier argument enlève au darwinisme sa principale preuve de la transformation des êtres ; le second bat en brèche les doctrines des nouveaux disciples de Lamarck. Arrivé au terme de ses études, Jordan ne dissimule pas sa satisfaction d'avoir enlevé à ces théories leurs appuis les plus sérieux. Il n'y a donc plus à craindre ces esprits qui « de si loin qu'on leur montre une petite brèche faite au principe de l'immutabilité des espèces » accourent « pour s'y précipiter avec leurs belles doctrines déployées et tous les mauvais axiomes de logique et de morale qui en sont le cortège obligé ». Les poils d'un seul type caractérisent une espèce; ce caractère est essentiellement héréditaire (ancien Dmha verna).

M. de Quatrefages, qui est resté jusqu'à son dernier jour un des plus ardents défenseurs de la fixité de l'espèce, a toujours protesté contre les savants qui portaient les débats sur un tel terrain. Il avait coutume de dire « que les théories transformistes n'ont avec la philosophie ou les croyances religieuses d'autres rapports que ceux qu'on veut bien leur prêter ».

Il faut discuter, selon lui, les difficiles problèmes de la variation des êtres uniquement par la méthode scientifique. Il fait d'ailleurs remarquer « qu'on peut être chrétien et catholique et néanmoins adopter une théorie transformiste », et il cite à l'appui de cette opinion l'exemple d'Omalius d'Halloy et du R. P. Bellinck, jésuite et professeur dans une des grandes écoles de son ordre.

Laissons donc au problème qui nous occupe son caractère purement scientifique et discutons-le seulement à l'aide des faits observables.

Les hypothèses, avons-nous dit, sont indispensables au savant; à la condition, bien entendu, de les abandonner si elles sont en contradiction avec les faits. Jordan n'entendait point du tout agir ainsi avec les idées philosophiques qui lui avaient servi de point de départ et il n'hésitait pas à écrire que si « certains faits paraissent contredire les conceptions nécessaires et évidentes de la raison, ils devront toujours être rejetés, et l'on pourra très bien conclure que, sur ces points, l'expérience est incomplète et fausse ». Il suffit de rappeler de telles maximes antiscientifiques pour les juger.

N'ayant pas, à cet égard, les mêmes axiomes que Jordan, nous allons examiner d'un peu près les trois conclusions qu'il a cru devoir tirer de ses études et voir si elles s'accordent avec les faits.

I. — Nous ferons d'abord remarquer que plus ses études devenaient profondes, plus le nombre des espèces allait en croissant d'une manière inquiétante et redoutable. Il est infiniment vraisemblable que le nombre 200 auquel s'était arrêté Jordan pour les espèces de l'ancien Draba verna n'est pas définitif, et ce qui semble bien le prouver, c'est que M. Rosen, en étudiant cette plante aux environs de Strasbourg et de Francfort, a trouvé des formes ignorées de son prédécesseur. Ce qui confirme surtout cette opinion, c'est le résultat auquel est arrivé Naegeli, savant allemand du plus grand mérite, qui, pendant trente années, a cultivé les Hieracium du groupe des Pilosellidées et qui a reconnu 2 800 formes stables !

Cette dernière constatation non seulement enlève aux résultats de Jordan la signification qu'il voulait leur donner, mais leur donne, au contraire, un sens tout opposé. Parmi les types innombrables étudiés par Naegeli, les uns sont reliés entre eux par une telle multitude d'intermédiaires que l'on peut dire qu'il existe toutes les transitions entre elles, ce qui n'empêche cependant pas les petites espèces extrêmes de la série d'être stables. Dans d'autres cas, il y a séparation nette, isolement plus ou moins complet des sous-espèces. De sorte que l'on peut très bien expliquer les résultats de l'immense travail de Naegeli par le schéma suivant (fig. 6).

Comment s'opère, selon Naegeli, la divergence des formes d'une même espèce.Au début, existe une forme unique qui, par une tendance innée chez elle, commence à varier; pendant une longue série de générations on observe des formes de plus en plus nombreuses, mais on peut passer sans discontinuité d'une extrémité à l'autre de la série; c'est ce qui se produit dans les périodes représentées sur le schéma de I à II et à III. Mais à partir de ce moment un certain nombre de formes intermédiaires disparaissent; on observe à une époque figurée par IV et V des groupes de formes isolés les uns les autres, puis, à côté de ces groupes de formes, des types simples complètement isolés. Ces derniers deviennent prédominants, puis il n'y a plus qu'eux. La variation en VIII commence alors à se manifester sur l'une de ces petites espèces, qui va devenir la souche de beaucoup d'autres.

Le schéma que nous avons adopté ne représente qu'incomplètement les choses parce qu'il n'intéresse qu'un plan. En réalité, au niveau correspondant à une des époques V, par exemple, on peut avoir des affinités très multiples qui peuvent être consignées dans le schéma figure 7. Divergence des formes d'hieracium correspondant à une période donnée de l'évolution.On voit, par exemple, que depuis le Hieracium Hoppeanum jusqu'au Hieracium glaciale on trouve toutes les formes intermédiaires, ce que nous représentons par un trait plein. Sur la ligne de parenté qui relie l'Hoppeanum à l'aurantiacum, il y a un petit tronçon continu autour du Substolomiferum; mais avant et après il y a discontinuité, etc.

En somme, on voit que les recherches de Naegeli, qui conduisent à la pulvérisation complète de l'espèce, ne peuvent s'interpréter que par l'hypothèse de la variabilité. C'est ce qu'ont bien senti les partisans de la fixité de l'espèce, qui ont prétendu que les résultats de Jordan étaient bons au début, en 1854, mais qu'en 1864, ils étaient moins sérieux, et qu'en 1874 ils ne valaient plus rien. Ce mode de raisonnement ne peut pas avoir une grande portée.

Ce qui est bien certain, c'est que Jordan, en étudiant l'espèce, a senti se creuser sous lui un abîme ; il a eu beau affirmer qu'il en touchait le fond, le sol stable manquait en réalité sous ses pieds. Naegeli a tiré de ses études la seule conséquence qu'on pouvait en déduire, c'est que l'espèce est variable.

II. — Une seconde conclusion que Jordan a cru devoir formuler dans ses premières recherches mérite également de fixer notre attention. Elle se rapporte à l'importante question de l'origine des races cultivées. Selon lui, toutes les prétendues races cultivées végétales sont des espèces au sens qu'il attribue à ce mot. Or, l'étude approfondie de Naegeli nous conduisant à une autre conception pour les plantes sauvages, nous sommes amenés à nous demander si l'opinion de Jordan doit être maintenue pour les espèces cultivées. Nous ferons remarquer, à ce propos, combien les opinions de ce savant sont singulières. Il remarque d'abord qu'il y a une différence très grande entre les plantes cultivées et les animaux domestiques; il admet parfaitement que l'homme ait pu créer des races animales, mais non des races végétales, « parce que la simplicité beaucoup plus grande de l'organisation des végétaux comporte nécessairement moins de flexibilité (?) ». D'ailleurs, il ajoute que les races animales ne se maintiendraient pas sans l'intervention de l'homme; ceci est vrai, parce que les races sont constamment mélangées, mais ce n'est plus exact quand elles sont isolées géographiquement.

Il prétend enfin que « l'observation a toujours montré que chez les animaux sauvages des différences extérieures de forme d'une certaine importance correspondaient à des différences ostéologiques, tandis qu'il est reconnu, au contraire, que chez les races domestiques cette correspondance n'existe pas ». On sait que les magistrales recherches de Darwin sur les diverses races de pigeons issues du Colomba livia sont venues donner un complet démenti à cette manière de voir.

Peut-être trouvera-t-on que nous nous attardons un peu à des opinions sans valeur; mais ayant été amenés à constater une éclatante confirmation de quelques-uns des résultats de Jordan, nous pourrions être tentés de penser que tout est à conserver dans ses conclusions.

En proscrivant la variation de l'étude des formes cultivées, Jordan se trouve en contradiction, et il l'avoue lui-même, avec l'opinion générale des horticulteurs. Il connaît parfaitement cette croyance très universellement répandue, « cette persuasion où l'on est que toutes les variétés nouvelles proviennent des mutations d'anciens types ». Les expériences de Vilmorin, qui est parvenu à transformer la carotte sauvage en une carotte cultivée, sont cependant nettement décisives. Celle de Monnier qui, en en trois années, a pu transformer une espèce de blé d'hiver en une race de blé d'été, sont aussi particulièrement probantes. Il nous paraît inutile de multiplier les exemples qui établissent combien les idées préconçues de Jordan l'ont égaré sur cette question fondamentale de la variation des espèces domestiques ou cultivées si bien élucidée depuis par Darwin.


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