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L'évolution de la notion d'espèce - Partie 1

Revue encyclopédique

En 1898, par Costantin J.

Tout progrès dans le langage se traduit par une évolution dans les conceptions humaines. Une langue plus claire, une nomenclature nouvelle ou plus exacte contribuent à supprimer les notions vagues qui engendrent bien souvent les erreurs. L'histoire du développement de l'idée d'espèce semble prouver le bien fondé de cette manière de voir, car si cette idée est née avec les premiers bégaiements de l'humanité, elle n'a pu évoluer définitivement que lorsque Linné eut créé pour elle une langue scientifique nouvelle.

Lorsque, dans la préhistoire, les peuplades primitives donnèrent des noms à tous les végétaux qui les entouraient, elles acquirent ainsi, d'une manière inconsciente, la notion d'espèce pour un certain nombre d'êtres. Si, en présence d'une forêt, un terme correspondant à notre mot « arbre » a pu être imaginé par l'habitant des cavernes, il n'a pas dû tarder à s'apercevoir que tous les arbres n'étaient pas semblables entre eux. Le jour où il donna au Pin et au Chêne des noms pour les caractériser, il eut la conception vague de deux espèces végétales. Cette idée se précisa beaucoup quand l'agriculture fut inventée, car elle apprit qu'une graine de Blé donne du blé. Les hommes les plus intelligents durent en conclure que tous les pins et chênes observés de par le monde étaient frères ou parents.

Malheureusement, à côté de ces faits si clairs, plusieurs autres observations, extrêmement remarquables pour l'époque reculée où elles ont été faites, vinrent troubler la netteté des conceptions primitives de quelques-uns de nos ancêtres. Des naturalistes éminents, dont les noms nous demeureront à jamais inconnus, crurent entrevoir la possibilité de la transformation des êtres les uns dans les autres ; les remarques qu'ils firent les frappèrent d'autant plus qu'elles étaient en contradiction avec les constatations les plus courantes ; de là à penser que les métamorphoses qu'ils croyaient observer trahissaient une force sacrée et mystérieuse, la transition était toute naturelle. Ils fondèrent ainsi une religion zoologique et botanique dont les dogmes primordiaux la reposaient sur la transformation du Poulpe en Argonaute, de l'Hippocampe en Cheval, de l'Anatife en Oiseau, de la Vallisnérie en Sagittaire.

Aucune de ces prétendues métamorphoses n'est réelle, elles reposent toutes sur de vagues ressemblances ou sur des rapprochements absurdes ; mais ces idées correspondent à une connaissance inattendue des êtres aquatiques de la part de ceux qui ont fondé ces dogmes anciens. Nous disons « inattendue », car l'origine de ces conceptions remonte à une antiquité extrêmement reculée, bien avant la guerre de Troie.

Ce sont les études suggestives de M. Houssay, sur les espèces animales et végétales représentées sur les vases sacrés trouvés à Mycènes, à Troie, en Crète, etc., qui ont appris ce qui se cachait sous les mythes du polythéisme grec et sous le culte de Vénus ou de la Mer. Nous ne pouvons développer ici les raisons remarquables et les preuves nombreuses qui justifient cette manière de voir; on les trouvera exposées avec détails dans divers ouvrages.

Si les successeurs des observateurs sagaces qui ont fondé cette cosmogonie avaient été animés de la même passion de la nature que leurs maîtres, les erreurs primitives qui en faisaient la base eussent été rectifiées ; mais la science, une fois transformée en culte, devint chose sacrée, et elle fut bientôt cachée au vulgaire sous les mystères et les symboles. Des siècles durent s'écouler avant que personne n'osât songer à observer de nouveau la nature et tirer la conception de l'espèce du nuage qui l'entourait.

Quand les grandes cités antiques dont la vie était intimement liée à la religion s'affaiblirent ou quand elles furent détruites par la Macédoine, les libres recherches sur les sciences de la vie purent de nouveau s'effectuer, et le précepteur d'Alexandre, Aristote, eut particulièrement pleine et entière liberté à cet égard, car il put étudier tout ce que son élève lui envoyait des nombreux pays dont il faisait la conquête.

C'est ce grand naturaliste grec qui a eu le premier la conscience exacte de la valeur de ce qu'on appelait alors le « genre ». Lorsque Aristote fait l'histoire des Oursins et des Pourpres des mers de la Grèce, lorsqu'il distingue « la grande et la petite Araignée », lorsqu'il énumère les Oiseaux de proie connus de son temps, il entend, sans nul doute, parler, comme nous dirions aujourd'hui, des espèces, et il les désigne par genres. Doit-on conclure de ce qui précède que les anciens ont nommé « genre » ce que les modernes appellent « espèce »? On serait tenté de le penser d'après ce qui précède; cependant, il faut reconnaître qu'Aristote n'attribuait pas au terme qu'il employait le même sens précis et rigoureux que nous, car il étend quelquefois l'expression de genre à des familles, à des ordres : par exemple, à toutes les Écrevisses, à tous les Crabes, à tous les Serpents.

En parcourant les écrits de Pline l'Ancien, on s'aperçoit de même aisément que le mot « genre » s'applique pour lui aussi bien à ce que nous considérons aujourd'hui comme variété, race ou espèce, qu'au genre actuel ou même à une division plus étendue, famille ou classe.

Il était indispensable, pour arriver à une notion plus précise de l'espèce, de faire un inventaire de tout ce qui vit à la surface du globe; il fallait, en outre, que ce recensement fût beaucoup plus approfondi que celui très superficiel dressé par les anciens. Cette tâche n'a été conçue avec netteté qu'au XVIIIe siècle, et c'est à Linné que revient le grand honneur d'avoir osé l'entreprendre. Il a reconnu la nécessité de créer une langue nouvelle pour aborder cet immense travail : il ne s'est pas borné, en effet, à donner deux noms latins à chaque être (nom de genre et nom d'espèce), il a su les caractériser par une phrase brève et concise, les définissant par ce qu'ils ont d'essentiel.

Cette réforme d'apparence si humble a eu une immense portée; c'est en grande partie grâce à elle que les sciences naturelles ont pu prendre, en ce siècle, un si magnifique essor, qui n'est cependant que le début d'une évolution dont l'avenir verra, pensons-nous, le véritable épanouissement.

Comme à l'époque de la création du langage, l'invention d'une nomenclature nouvelle a contribué puissamment au développement des idées. Ainsi que nous allons le voir, des questions d'une extrême importance se sont immédiatement posées après la publication des travaux du savant suédois.

Déjà du vivant de Linné Buffon se demandait, avec une inquiétude peut-être ironique, si le mot « famille », adopté dans la nouvelle terminologie, n'allait pas nous abuser et nous faire croire à des parentés qui n'existaient pas. « Si l'on admet une fois qu'il y ait des familles dans les plantes et dans les animaux, disait-il, que l'âne soit de la famille du cheval, et qu'il n'en diffère que parce qu'il a dégénéré, on pourra dire également que le singe est de la famille de l'homme, qu'il est un homme dégénéré...; et même que tous les animaux ne sont venus que d'un seul animal, qui, dans la succession des temps, a produit, en se perfectionnant et en dégénérant, toutes les races des autres animaux. Les naturalistes qui établissent si légèrement des familles dans les animaux et dans les végétaux ne paraissent pas avoir senti toute l'étendue de ces conséquences. »

Ce problème posé par Buffon a agité profondément les esprits pendant tout le XIXe siècle. Que cachent les mots « classe, famille, genre, espèce »? Correspondent-ils à quelque chose de réel? Quand on parle de « parenté », s'agit-il d'un lien purement idéal ou d'une descendance effective ? Les questions ainsi débattues ne sont pas, on le voit, sans présenter de grandes analogies avec celles qui ont si longtemps troublé les penseurs au moyen âge. Cette résurrection des querelles entre « les nominalistes et les réalistes » n'est pas faite pour surprendre ceux qui savent avec quelle lenteur évolue la pensée humaine. Les discussions entre naturalistes à notre époque ont heureusement pour objet, non pas des idées pures comme au temps de la scolastique, mais des êtres tangibles, sur lesquels on peut expérimenter.

Lamarck a été un des premiers à se révolter contre la tyrannie des mots créés par Linné; pour lui, les groupements imaginés par le naturaliste suédois sont tous artificiels, et la notion d'espèce n'est pas plus réelle que celle de genre et de famille ; en fait, il n'existe que des individus. Cette conception peut nous paraître étrange au premier abord, et nous nous étonnons que l'on puisse affirmer que les mots de Chêne et de Pin ne correspondent pas à quelque chose de bien défini.

Cependant, quand on regarde les choses de près, ce que Lamarck, en somme, avait fait toute sa vie, on s'aperçoit qu'elles ne sont pas aussi simples qu'on serait tenté d'abord de le supposer. Le mot Blé, qui nous paraît correspondre à une notion si précise, s'applique pratiquement à une réalité assez complexe, et les agriculteurs savent parfaitement que tous les Blés ne se ressemblent pas, qu'il y a, en un mot, des races très différentes de cette Céréale.

On peut objecter à la remarque précédente que l'importance des races n'est que secondaire, que leur considération ne modifie pas la conception de l'espèce, qui est l'unité inébranlable.

Parmi les défenseurs les plus résolus de la fixité de l'espèce, tous les naturalistes ne pensent pas ainsi. L'un d'eux, Jordan, s'est élevé avec la plus grande énergie contre la notion d'espèce conçue d'après Linné. Selon lui, l'espèce linnéenne n'est pas une ; elle doit être subdivisée en éléments qui sont les unités véritables; ces unités, que l'on a appelées les espèces jordaniennes, correspondent à peu près à ce que Linné a désigné sous le nom de « races ». Cette conclusion, qui a été formulée vers le milieu de notre siècle, a orienté les études sur l'espèce dans une voie toute nouvelle.

Jordan était un riche amateur de plantes de Lyon. Sa fortune le dispensa de rechercher une situation officielle qui oblige souvent les débutants à des travaux hâtifs et qui favorise peu réclusion des opinions personnelles. Le savant qui trouve au début de sa carrière de pareilles conditions d'existence peut laisser lentement mûrir ses idées; s'il est un esprit supérieur, comme Darwin, il peut faire des études de la plus haute importance ; s'il est seulement un observateur sagace et patient, comme Jordan, il peut beaucoup contribuer aux progrès de la science.

L'observateur chez Jordan était doublé d'un catholique ardent, fortement imprégné des idées de saint Thomas. La lecture de gros in-folio théologiques ne semble pas à priori devoir constituer une préparation bien sérieuse à des recherches scientifiques; elle a cependant contribué à donner à Jordan des idées, éléments que beaucoup de savants négligent, et qui contribuent à orienter les recherches dans une direction bien déterminée; ces idées lui ont tenu lieu des hypothèses qui doivent toujours guider le savant à la recherche de l'inconnu. On a dit qu'il ne fallait pas demander aux hypothèses d'être brillantes, ni même d'être vraies, mais seulement d'être fécondes; voyons si celles du botaniste lyonnais l'ont été.

Son point de départ, purement philosophique, est l'immutabilité de l'espèce. « Le fond essentiel, dit-il, qui se cache sous tous les représentants d'une même espèce, leur substance, pré-existe au développement et produit ce développement, elle est conçue par la pensée comme absolument une et indivisible, par conséquent comme immuable et inaltérable. »

Cuvier avait défini l'espèce « la collection des êtres issus les uns des autres ou de parents communs et de ceux qui leur ressemblent autant qu'ils se ressemblent entre eux ». Cette définition, selon Jordan, est non seulement inexacte mais funeste, car elle donne prise à ceux qui veulent saper la notion spécifique. « On est arrivé, dit-il, à se représenter les espèces comme des assemblages d'individus exactement comme les genres sont des assemblages d'espèces, et les familles des assemblages de genres, tandis que l'idée d'espèce correspond à celle d'être. » On ne doit pas plus dire que l'espèce peut se transformer en une autre que l'on ne saurait prétendre que l'or peut se transmuter en un autre métal.

Il n'y a donc qu'un critérium de l'espèce, c'est la constance héréditaire de ses caractères. Il faut par conséquent, découvrir ces éléments constants par une culture patiente, longtemps poursuivie pendant de nombreuses générations. C'est là le travail auquel s'est mis de bonne heure Jordan, soutenu d'ailleurs par la fermeté de ses convictions religieuses, et, pendant plus de trente années, il l'a poursuivi avec ardeur. Le résultat auquel il est arrivé a été très inattendu et il n'a rencontré parmi ses contemporains que la plus parfaite incrédulité.

La plante Draba verna a été étudiée par Jordan afin d'itentifier les différentes espèces.Il a notamment porté ses efforts sur l'étude du Draba verna (fig. 1 et 2), une espèce de Linné que l'on rencontre partout au printemps. Il s'est procuré des échantillons de cette plante venant des localités les plus diverses. Il en a semé les graines dans un vaste jardin, qui fut ainsi transformé en un champ de culture assez singulier, en ce sens qu'il ne contenait que de mauvaises herbes. Au bout de dix années de culture, il avait acquis la conviction que le type linnéen renfermait au moins une dizaine d'espèces bien distinctes; après vingt années d'études, en 1864, ce nombre s'était élevé à cinquante; enfin, au bout de trente ans, il prétendit que l'espèce de Linné devait être subdivisée en deux cents espèces.

Quand les botanistes eurent connaissance de ce résultat presque invraisemblable, ils protestèrent énergiquement; l'étude de la botanique, selon eux, allait devenir inextricable, les caractères sur lesquels on fondait les espèces nouvelles étaient infimes et ridicules. Le mot « jordanien » devint synonyme de « créateur acharné d'espèces » dans ce que ces termes ont de plus désobligeant.

Cependant les observations de Jordan avaient été très sérieusement faites, et depuis elles ont été contrôlées par des observateurs dont l'autorité ne saurait être discutée. Parmi les savants qui ont confirmé ces résultats, on peut citer Boreau, Timbal-Lagrave, Sarrato et surtout deux membres de l'Institut, MM. Thuret et Bornet; enfin l'un des botanistes les plus éminents de l'Allemagne, de Bary, a consacré à cette étude confirmative les dernières forces de sa vie (son travail a été complété et publié après sa mort par un de ses élèves, M. Bosen).


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