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L'imagination chez l'enfant - Partie 2

Revue encyclopédique

En 1898, par Steeg T.

Tout ce que l'on sait de l'imagination à ses débuts chez les grands artistes n'a rien de caractéristique et pourrait être affirmé à priori. Quelques faits cependant sont curieux. On a souvent rappelé, après Stendhal, que Mozart, à l'âge de quatorze ans, nota de mémoire, l'ayant entendu une seule fois à la chapelle Sixtine, le Miserere d'Allegri, dont les papes interdisaient jalousement de donner copie. D'autres exemples moins connus témoignent d'une précocité et d'une richesse d'imagination auditive incroyables. « Reyer raconte le cas d'un enfant de neuf mois qui répétait exactement les notes jouées sur le piano. L'enfant de Stumpf montait régulièrement la gamme en chantant, à l'âge de quatorze mois. Le fils du compositeur Dvorack (de Prague), à l'âge d'un an, chantait avec sa nourrice la marche de Fatinitza; à un an et demi, il chantait des mélodies de son père que celui-ci accompagnait au piano. » Chez les peintres, les images des couleurs et des lignes sont les plus nombreuses et les plus facilement rappelées. L'enfance de Claude Lorrain, Horace Vernet, Gustave Doré, Henri Regnault serait, à cet égard, intéressante à étudier.

Peintres et musiciens possèdent cette spécialisation et cette intensité de souvenirs dès leurs premières années; mais ces qualités ne sont pas, à cette époque de la vie, leur privilège exclusif; on peut bien dire qu'elles appartiennent à tous les enfants. A un degré moindre sans doute et sous des formes diverses, tous ont un ordre d'images de prédilection. De là les rapprochements dans lesquels on se complaît entre l'imagination enfantine et le talent créateur, de là les folles espérances de certains parents et leurs humiliantes déceptions. Il n'est pas facile d'arracher au présent le secret de l'avenir et de discerner dans l'intelligence naissante que l'on examine les germes du génie futur. On peut, en tout cas, observer l'enfant et, sans se préoccuper de ce qu'il sera, rechercher ce qu'il est. Or, nous dit-on, il est artiste; il l'est à sa façon; il l'est plus ou moins, mais il l'est. Comment s'en convaincre, si ce n'est en recherchant en lui les premières apparitions du sentiment esthétique, les premiers efforts pour le traduire ou le communiquer? C'est ce qu'avait fait, il y a dix ans, M. Bernard Perez dans son livre sur l'Art et la poésie chez l'enfant; après lui et grâce à lui, M. James Sully reprend cette étude avec des observations plus précises et plus directes.

Avant de créer la beauté, l'artiste doit la sentir très vivement. En est-il ainsi pour l'enfant? Son attitude en face des objets de la nature et des représentations de l'art prouve-t-elle, non pas qu'il ait les mêmes sentiments que nous en présence des mêmes spectacles, mais simplement qu'il éprouve cette émotion d'une nature particulière que l'on appelle l'émotion esthétique? Si elle existe, elle est si étroitement mêlée à d'autres, qu'il est bien malaisé de la discerner. Les choses brillantes fixent tout d'abord l'attention de l'enfant par leur éclat; les couleurs les plus vives sont celles qui lui plaisent le plus. N'est-ce point parce que ce sont les premières qu'il connaît, les premières qui déterminent en lui l'exercice facile et par suite agréable d'un organe qui manque encore de subtilité? Ont-ils des préférences pour certaines couleurs indépendamment de leur éclat plus ou moins vif? Les observateurs l'affirment, et le fait paraît incontestable. Mais jusqu'à quel point ces préférences sont-elles d'ordre esthétique et ne sont-elles pas les effets de l'influence inconsciente de l'habitude, de l'exemple et de l'autorité? Les mots « beau » et « joli » sont familiers aux enfants : quels états expriment-ils? L'espoir de la promenade pour laquelle on les a habillés, les caresses dont on accompagne ces expressions quand on les leur adresse : tout cela éveille en eux des sentiments agréables et confus. Ils aiment réunies les couleurs qui leur plaisent séparées ; l'effet vraiment artistique qui peut résulter de la combinaison leur échappe, car ils ne voient pas l'ensemble, mais regardent successivement les détails. Le sens de la proportion, de l'accord et de la symétrie leur fait également défaut; la raison en est dans l'incapacité où ils se trouvent d'embrasser du regard un très grand nombre de choses à la fois : tout ensemble harmonieux de parties variées et pittoresques est pour eux sans charmes, car ils rompent cet accord en n'apercevant qu'un détail qui les intéresse particulièrement et leur fait oublier tout le reste. Les paysages les laissent indifférents. « Te souviens-tu de la vallée d'Argelès ? » demande M. Perez à un enfant qui vient d'explorer ce site délicieux. « Oh! oui, c'était joli. Depuis Argelès jusqu'à Barèges, on compte les lignes kilométriques, et il y en a trente. » Un autre admire une montagne ; il justifie son enthousiasme en constatant qu'elle est beaucoup plus grande que sa maison... peut-être quatre fois plus grande. Un troisième, petit garçon de quatre ans, déjà galant, fait à sa bonne cette flatteuse déclaration : « Tu es bien jolie, tu as un gros nez tout rouge. » L'émotion esthétique suppose une certaine vue d'ensemble, quelque intelligence de l'accord des parties et du tout, bref une puissance de synthèse que ne permet pas encore un trop jeune cerveau.

Si l'enfant n'apprécie guère la beauté lorsqu'elle lui est offerte dans les êtres ou dans la nature, il en comprend et il en goûte plus difficilement encore la reproduction artistique. Une suffit pas seulement ici, en effet, d'envelopper dans l'unité d'un regard la multiplicité des détails que l'on a sous les yeux, il faut encore concevoir le rapport de la représentation à l'objet représenté, comprendre comment elle s'en rapproche et comment elle s'en distingue. Il y a là un véritable travail que l'enfant n'opère qu'à la longue ; aussi commet-il de curieuses confusions. « Un jour F***, garçon de quatre ans, raconte M. J. Sully, fit visite à une dame, Mme C***, qui venait de recevoir un tableau représentant une scène d'hiver avec des personnages se rendant à l'église, les uns à pied, les autres en traîneau. On expliqua le sujet à F***. Le lendemain, il retourna chez cette dame, aperçut le tableau, et, regardant le tableau et Mme C*** alternativement, il dit : « Madame, pourquoi donc est-ce que ces gens ne sont pas encore arrivés ? » Chez l'enfant, comme chez le sauvage, comme d'ailleurs chez nous tous, l'image tend à se revêtir d'un semblant de réalité. Mais cette tendance, nous pouvons réagir contre elle, la limiter à une « demi-illusion esthétique », en jouir sans en être dupe; l'enfant n'est pas capable d'une telle comparaison, d'un tel contrôle ; la vivacité même de son imagination l'empêche de se rendre compte de la fonction représentative de l'image : aussi le caractère essentiel des œuvres d'art lui échappe-t-il presque complètement. Comment, dès lors, aurait-il non seulement le pouvoir, mais l'idée d'en produire?

On a voulu voir une manifestation de l'activité artistique de l'enfant dans sa passion de la parure : cette disposition est très variable; elle peut trouver sa cause dans d'autres motifs qui n'ont rien d'esthétique : l'habitude, l'obéissance aux parents, la vanité, le besoin d'admiration. Le petit garçon n'est jamais plus joyeux que lorsqu'il s'affuble du chapeau de son père; il se trouve « très beau » ; surtout, il est fier d'être tout d'un coup devenu si grand. Les mouvements gracieux et charmants du jeune enfant sont-ils le produit d'un art plus ou moins conscient? Pourquoi n'en pas dire autant des jolies gambades d'un petit chat? Qui est poétique n'est pas nécessairement poète. Dans ses jeux, l'enfant imite; et dans ses jeux, il invente. N'avons-nous pas là tous les caractères de l'activité artistique et toutes les directions de son développement? Les analogies de l'art et du jeu ont été souvent indiquées. Mais s'il est devenu banal de dire que tout art est un jeu, il ne l'est pas moins d'affirmer que tout jeu n'est pas un art. Sous la suggestion des images qui se présentent à son esprit, l'enfant déploie son activité pour le plaisir de la dépenser. Les images déterminent ses actes d'une manière immédiate et pour ainsi dire fatale. Dans le jeu enfantin, des mouvements successifs se juxtaposent beaucoup plutôt qu'ils ne se combinent et ne s'organisent, comme cela se produit dans la création de l'artiste qui reproduit, à sa façon, celle de la nature. L’œuvre d'art n'existe pas, en effet, sans quelque sentiment qui suscite, à son appel, les images et les mouvements destinés à le traduire. Les jeux de l'enfant témoignent surtout de la vivacité et de l'aimable incohérence de son esprit; présentent-ils quelque unité, c'est une unité de réussite due à l'heureuse fidélité des souvenirs et non une unité conçue et volontairement réalisée, telle que l'exige l’œuvre d'art. Si l'enfant est artiste, il l'est par hasard. N'est-ce pas dire qu'il ne l'est pas?

Pour s'en convaincre, il suffit de considérer ses premiers dessins ; nous avons là quelque chose de facilement observable, et, semble-t-il, une manifestation volontaire et consciente de son activité artistique. Remarquons d'abord que le désir de reproduire la réalité aperçue n'apparaît que bien tard chez les enfants, et encore leur est-il presque toujours suggéré par les parents ou par les maîtres. Abandonnés à eux-mêmes, ils ne songeraient sans doute que beaucoup plus tard à dessiner. On serait presque tenté de les en féliciter lorsque l'on regarde leurs informes essais. La bizarrerie d'exécution dont ils font preuve tient surtout à la nature de leur imagination, à la maladresse de leur esprit plutôt qu'à celle de leur main. Un crayon dans les doigts, un bambin improvise, il se livre à des gribouillages confus; volontiers il déclarera que tel ou tel fouillis est «papa» ou « maman », ou une « maison »; peut être les reconnaît-il dans quelque détail que nous n'apercevons pas. Demandez-lui de reproduire un homme ou un animal, il n'y réussira pas : la collection de dessins que M. James Sully publie dans son ouvrage est, à cet égard, des plus instructives. Certes, elle manque de charme esthétique. Ces caricatures grimaçantes n'en offrent pas moins un vif intérêt psychologique; elles nous montrent que si l'enfant ne sait pas dessiner c'est surtout parce qu’il ne sait pas voir. La complexité de la nature l'embarrasse : il ne peut ni considérer un tout, ni se rendre compte de la place et de l'importance relative de ses parties. Aussi se réfugie-t-il dans ses souvenirs ; il dessine « de chic » des figures de convention, images qu'il a vues dans les livres, silhouettes très simplifiées dont on l'a distrait les jours de pluie. Ce qui frappe dans ces dessins, c'est leur caractère arbitraire et symbolique : une grosse tête, quatre longs traits minces, voilà la première représentation de la forme humaine ; le sentiment de la position et de la proportion des divers traits de la figure est absent : l’œil est énorme, la bouche démesurée, et l'oreille, lorsqu'elle n'est pas omise, ridiculement grande. Bientôt le dessin paraît se perfectionner : un corps tout petit supporte la tête ; les bras se courbent, les doigts s'y ajoutent : le symbole devient plus compliqué et non la ressemblance plus fidèle. C'est, en effet, l'idée même de la ressemblance qui manque ici à l'esprit enfantin ; il ne voit pas ce qui est réellement devant lui, mais voit ou prétend voir ce que lui ont appris l'étude et une logique assez complaisante, du reste : il énumère, à l'aide d'un crayon, ce qu'il sait d'une chose, ne s'efforce pas de la représenter. Soixante-dix enfants sur cent dessinent pour la première fois un homme de profil avec deux yeux; la bouche fermée laisse voir les dents; l'esquisse d'un cheval vu par derrière au moment où il entre à l'écurie est un objet de scandale : l'animal n'a pas de tête!... L'imagination si riche et si colorée de l'enfant est ici bien terne, ou plutôt absente ; elle s'efface, dès qu'on veut la dominer, et cède la place à une logique rudimentaire et abstraite.

Certains auteurs ont remarqué que le cerveau de l'enfant possède, en quelque mesure, la faculté de suggestion illusoire particulière au cerveau d'un hypnotisé. Le fait est exact. Ici nous avons une personnalité qui se désorganise ; là, une personnalité qui n'est pas encore organisée. On comprend dès lors pourquoi l'imagination de l'enfant semble disparaître au moment où les autres facultés de son esprit se développent; leur progrès même est au prix de cet apparent sacrifice. Une poussière d'images indépendantes qui s'appellent les unes les autres en vertu d'affinités — secrètes encore pour nous, — et se groupent en combinaisons capricieuses et charmantes : tel est l'état mental des premières années. De là les réparties inattendues, les métaphores poétiques, les mensonges innocents. L'attention naissante devra triompher de cette tyrannie et de cette dispersion : les images seront unies entre elles, unies aux objets, unies à l'histoire du moi; elles subiront le glorieux esclavage du vrai; leurs combinaisons seront moins nombreuses, moins séduisantes, sans doute, et moins éphémères, car elles seront soumises aux lois plus sévères de l'expérience et de la raison. L'enfant et l'artiste semblent s'en affranchir, l'un parce qu'il les ignore, l'autre parce qu'il les dépasse et produit une réalité nouvelle en vertu d'une logique supérieure. L'analogie entre eux reste donc toute superficielle : l'enfant est le jouet de son imagination; l'artiste, au contraire, enjoué; l'un rêve, et l'autre crée.


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