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La psychiatrie et la science des idées - Partie 6

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1895, par Krauz C.

Le phénomène du mouvement qui dépasse son point d'équilibre, autrement dit du mouvement vibratoire, est fondamental et général dans toute la nature. On pourrait dire que l'âme sociale vibre au cours de ces métempsycoses. Elle vibre, comme une corde ébranlée. La corde présente en même temps plusieurs mouvements vibratoires, si on la considère schématiquement, ou, si l'on en examine les particules, chacune exécute des mouvements fort complexes, obéissant à plusieurs impulsions composées, qui sont dues aux nœuds formés. Les nœuds et les vibrations partielles qui en résultent correspondent aux transformations dialectiques et aux retours rétrospectifs qui ont lieu dans le sein même d'une grande époque historique ; le prolongement de la corde ferait apparaître de nouveaux nœuds et de nouvelles vibrations partielles, tout comme la continuation de l'évolution introduit dans la succession dialectique de nouveaux besoins et de nouvelles séries de systèmes plus ou moins partiels. Enfin, l'ensemble des vibrations partielles et totales produit non seulement le son brut, mais en même temps son timbre agréable ; de même les sons harmoniques, pour ainsi dire, engendrés par les réminiscences du passé lointain, donnent au mouvement sa caractéristique esthétique, sans laquelle sa physionomie n'est pas complète.

Pousserais-je cette comparaison, qui, entendons-nous, n'est qu'une simple comparaison, jusqu'à espérer qu'on arrivera peut-être un jour à déterminer avec précision la formule des vibrations sociales ? Pareille allégorie serait parfaitement légitime ; mais j'aime mieux m'abstenir, car M. Nordau me guette, la camisole de force tout préparée. N'a-t-il pas traité de mystique atteint de la chaotique association d'idées et dénué d'attention ce mathématicien, qui imagina de représenter le progrès par une intégration et la guerre de 1870 par une équation analytique? Il est vrai que je me trouverais à l'asile dans une bonne société : car Du Bois-Reymond ne saurait certainement l'éviter, lui qui enjoint à toutes les sciences de s'acheminer vers une seule formule mathématique définitive, dont on pourrait déduire les moments isolés de la vie en général, aussi bien le passage du Rubicon par Jules César que l'épuisement du charbon dans les mines du globe. Et le grand Helmholtz a eu vraiment de la chance de mourir avant que l'attention de M. Nordau se tournât sur lui : n'a-t-il pas été jusqu'à donner à cette science nouvelle un nom spécial, celui de métamathématique?

Mais laissons ces procédés de polémique, vraiment trop faciles. Reste une question: la corde vibrante arrivera-t-elle jamais au repos, qui représenterait la synthèse complète et définitive, la satisfaction harmonique de tous, absolument tous, les besoins humains ? Pour ma part, je n'y crois pas; l'épigénèse des besoins suffît, à elle seule, pour m'en empêcher. Mais on est néanmoins en droit de remarquer dans l'ensemble des vibrations sociales la tendance constante vers cette synthèse, et on peut l'admettre, comme on admettrait en mathématique l'asymptote de la courbe qui représenterait ces vibrations.

Eh bien, M. Nordau, malgré son positivisme à outrance, a fait ce bond immense dans le domaine de l'inconnu, qui est d'ailleurs propre à tous les positivistes croyants : pour lui, l'asymptote est atteinte ; pour lui, la spirale a monté en se rétrécissant, et nous assistons au moment où elle est devenue une ligne droite, qui se prolongera maintenant jusqu'au Zénith. La voilà, la forme sociale définitive ; nous y sommes, nous y restons, et nous n'avons qu'à développer, tout en les sauvegardant, ses principes mêmes pour arriver sans obstacles ad astra !

Et ceci, non plus que son objectivité, n'est pas son illusion personnelle. Voyez plutôt tous les systèmes sociaux, qui se sont succédé jusqu'à la Révolution bourgeoise inclusivement : chacun paraissait à ses représentants satisfaire définitivement et d'une façon absolue tous les besoins de l'humanité et assurer pour toujours son bonheur. Il y a plus: c'est justement le système bourgeois qui l'avançait à cor et à cri avec infiniment d'assurance et, évidemment, de bonne foi. Ses représentants ont compris à merveille toute la valeur polémique de l'argument : « ceci fut déjà et n'a pas satisfait l'humanité qui l'a délaissé », toute la force de l'épithète: « réactionnaire », et arrivèrent à en abuser. Car, oubliant qu'à leurs vœux révolutionnaires résonnait sympathiquement non seulement le monde gréco-romain, postérieur à la communauté primitive, mais aussi la longue période de l'individualisme illimité de la bête humaine, de l'alalos, pas encore réuni en société, qui l'a précédé, que, luttant contre l'excès médiéval des restrictions de personnalité, ils empruntèrent, en la personne de Jean-Jacques Rousseau, une partie de leurs idéals jusqu'à cette époque primitive de l'absence totale de bornes posées à l'individu, — ils appliquèrent ces dénominations infamantes aux fervents de l'idéal nouveau, qui, selon les paroles de Morgan, sera la connaissance, dans une forme plus élevée, de la fraternité du communisme primitif.

La psychiatrie leur fournit pour cette besogne les armes, sinon les plus redoutables, au moins les plus éblouissantes, qu'elle paya, d'ailleurs, ne craignons pas de le dire, de tout son caractère scientifique.

Elle se plaça résolument au point de vue de la deuxième catégorie d'esprits, — ceux qui sont toujours contents de la norme existante; et, posant d'une main adroite une limite fixe à un point de transition, elle a transformé la différence quantitative entre la santé et la maladie mentale en différence qualitative. Les hommes plus misonéistes, de même que plus philonéistes, que la masse satisfaite y elle les appela tous : « une déviation maladive du type original », et qualifia ainsi comme dignes de ses soins la droite comme la gauche sociale, en ne délivrant qu'au centre le certificat de santé. Pour justifier devant sa conscience scientifique cet avancement arbitraire de la quantité au grade de la qualité, elle s'empressa de saisir l'idée de l'atavisme, qu'elle définit (chez M. Nordau, p.500, vol.II), comme « l'arrêt de l'organisme au degré de développement inférieur à celui atteint par l'espèce entière ».

Ajoutez à une pareille conception la croyance au caractère définitif du système présent et l'incompréhension totale de l'élément réformateur qui est contenu dans l'idéalisation du passé lointain, et vous comprendrez pourquoi il a été si facile aux psychiatres de souffleter de la même injure : « regrès ! » — aussi bien la nymphomanie et la prostitution, que la lutte de la femme pour l'indépendance, et la protestation contre la forme actuelle de la famille ; aussi bien un assassin impulsif, qu'un conspirateur, et ceci au pays des carbonari ! — d'enfermer dans une même cellule le Dr Hockmann d'Ibsen, qui lutte contre l'opinion publique, — le des Esseintes d'Huysmans, un excentrique qui hait la société des hommes, — et le Zarathustra de Nietzsche, un ennemi de toute sociabilité.

Cette dernière idée heureuse appartient à M. Nordau (p.476, vol.II), qui, en général, est violemment marqué de ce penser en ligne droite (à propos : ne pourrait-on pas en faire un stigmate de dégénérescence, pareil au penser mystique ?) et armé de tout l'arsenal psychiatrique, frappe à droite et à gauche. Quelqu'un oppose-t-il ses propres besoins à ceux de la majorité, ce que, remarquons-le, chaque initiateur des réformes, chaque précurseur d'une révolution doit faire, puisque il doit sentir lui-même les besoins opprimés, au nom desquels il entre dans le rang, — vite, le diagnostic est posé : il est atteint d'insensibilité, il n'a pas de compassion pour ses semblables. Un autre dissout les clairs jugements de la majorité et y introduit les idées, qui sont seulement en train de se former de nouveaux éléments, donc efface forcément jusqu'à un certain degré la limite entre le connu et l'inconnu : on voit que telle est l’œuvre de chaque précurseur d'une révolution intellectuelle; mais ce n'est pas la peine d'y faire attention : c'est un pauvre mystique, qui pense à l'aide des ombres. Enfin, appuie-t-on son mécontentement sur de pénibles tableaux de la vie actuelle : on a des impulsions maladives et le goût dévié. — Quand M. Nordau critique les idées d'Ibsen sur la femme et le mariage, il le raille : « Le grand réformateur ne se doute pas que l'humanité a déjà essayé et rejeté comme mauvais le mariage à titre d'essai, et la préférence des demoiselles pourvues d'une riche expérience d'amour et de maternité (ici est invoquée l'autorité de Westermarck). Mais il ne serait pas dégénéré, s'il ne voyait pas l'avenir dans le passé éloigné » (p.216, vol.II). Autre part (p.481) il déclare ; « La croyance, que nous nous trouvons à la veille d'une révélation, d'une délivrance, d'un règne inattendu de l'ère nouvelle — est souvent observée chez les malades mentaux : c'est un délire mystique ».

Les fragments cités permettent déjà de définir là situation de classe de M. Nordau, quoiqu'elle ne se manifeste nulle part directement, car l'objet et le pseudo-objectivisme médical l'en empêchent. Il est un conservateur libéral et correspond à ce moment de l'évolution de la bourgeoisie, où en face des courants dissolvants elle trahit fortement la tendance à s'unir et à se consolider pour la défense, mais de l'autre côté souligne d'une façon d'autant plus absolue le principe individuel, sans lequel tout son système s'écroulerait, en l'exprimant dans le self-help et dans le devoir général d'un intensif travail personnel. Il apparaît le même, quand on considère son adoration pour la science positive et son dédain pour la spéculation philosophique, son attitude envers la religion, ses appréciations sur la famille, Ibsen, Brandes, etc., enfin les remèdes qu'il propose et que nous examinerons bientôt. J'avoue avoir été profondément étonné de pas trouver au nombre des fous M. Paul Lafargue avec son « droit à la paresse », et en général, aucun des théoriciens socialistes; je me l'explique par cette seule supposition que M. Nordau ne les a pas lus, autrement il n'aurait pas manqué de leur coller en passant une fiche d'hôpital, et je l'y engage instamment; à moins d'être converti, ce que je ne crains pas pour lui, car il ne faut pas demander aux gens — dit Lange — de voir leur propre rétine, il trouvera dans le dialectisme d'un Marx un terrain magnifique pour ses exercices psychiatriques et il aura l'avantage de mériter des lauriers beaucoup plus insignes que ceux du premier critique littéraire « objectif ».

Le culte défensif de la majorité est poussé chez M. Nordau jusqu'à l'affirmation, que « c'est un signe de l'égotisme antisocial que d'irriter la majorité sans nécessité et pour satisfaire une impulsion de petite importance » (p.121, v.II). Ceci est dit à propos, je crois, de la culotte excentrique d'Oscar Wilde ; mais, en général, on pourrait se demander quelle est la limite de la petite et de la grande importance ? Tel scrupule d'honnêteté trop sévère n'est-il pas aussi une tentation blâmable d'éviter la majorité ?


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