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La psychiatrie et la science des idées - Partie 2

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1895, par Krauz C.

Seule la forte volonté d'un homme sain peut produire des effets; chez un affaibli, un dégénéré, elle fonctionne irrégulièrement et ne dirige l'association des idées que peu, ou même point. La simultanéité des énergies, dont la force diminue jusqu'à se dissoudre dans l'inconscient, provoque le manque de précision et de clarté des jugements, jette l'ombre sur tout le domaine de la conscience, ce qui rend impossible de distinguer les choses, ce qui efface la limite entre le connu et l'inconnu. Cette manière de penser a pour effet une façon de s'exprimer obscure et comme diluée, qui semble profonde aux profanes et aux affamés du nouveau, qui leur plaît parce qu'elle leur permet des suppositions, des interprétations arbitraires. Souvent dans un esprit inattentif la pensée suit des ressemblances purement extérieures, comme chez les malades atteints de l'écholalie; mais ses associations d'idées inattendues donnent des jugements spirituels et originaux, qui peuvent produire une impression, quoiqu'ils ne résistent pas à l'examen réfléchi.

Notre cerveau n'obtient pas les impressions de l'extérieur seul ; elles viennent aussi de l'intérieur de l'organisme et apparaissent avec une force particulière, quand un organe fonctionne anormalement. Si, par exemple, les organes sexuels se trouvent dans un état anormal, il se mêle au procès ordinaire de l'association une suite d'images sexuelles, de sorte que chaque objet même le plus indifférent, comme par exemple une table ou un journal, est accompagné d'une teinte lubrique.

C'est la source du mysticisme religieux, si souvent teinté de luxure. De plus, supposons qu'une partie du cerveau travaille d'une façon irrégulière : il s'y accumule alors une grande quantité de matières non consommées, qui, à une forte excitation, produisent comme une explosion : c'est la cause de l'extase sur certains points. Chez un homme sain, seuls les organes sexuels fonctionnent de cette façon intermittente et explosive; l'extase doit donc causer au malade une volupté, mêlée de douleur, et semblable aux plaisirs sexuels, ce qui ne fait qu'accentuer le caractère luxurieux de ses idées extatiques.

Quant à la deuxième maladie fondamentale des dégénérés, l'égotisme (Ichsucht), qui est l'augmentation maladive de l'égoïsme naturel (Selbstsucht), sa formation s'explique par l'« histoire naturelle » de la conscience du moi. Il faut admettre que la conscience accompagne toutes les réactions du protoplasme sur les excitations extérieures, qu'elle est donc un caractère cardinal de la matière vivante. Ainsi chaque cellule de notre organisme possède sa propre conscience, et les excitations de toutes les cellules aboutissant au cerveau produisent la conscience de l'ensemble, celle du moi ; mais cela ne peut arriver qu'avec une grande différenciation et une dépendance réciproque des cellules, comme cela a lieu chez l'homme. La conscience du moi contient donc seuls les procès intérieurs de l'organisme, causés par des excitations extérieures. Ces phénomènes intérieurs sont de genres différents : quand un muscle s'apprête à exécuter un mouvement, c'est que l'image de ce mouvement l'a précédé dans la conscience, et elle y arrive pour la deuxième fois après l'exécution du mouvement, sous forme d'une impression musculaire ; tandis que les excitations extérieures des nerfs donnent des impressions imprévues et simples. Outre cela, la cellule possède la doublé conscience des excitations extérieures et des phénomènes de sa propre vie intérieure, résultant de la nutrition, de l'échange des matières, etc. Ces processus intérieurs ayant lieu sans interruption et n'occasionnant point l'intervention du cerveau, la conscience du moi s'accoutume à les reléguer au second plan, dans l'ombre ; il n'en résulte qu'un sentiment indéterminé de l'ensemble, de la coordination, de l'existence enfin de toutes les parties de l'organisme, que l'on nomme cénesthésie. Les excitations extérieures, au contraire, nécessitent l'adaptation de l'organisme entier, donc l'intervention du cerveau, et les impressions musculaires, qui sont les moyens de cette adaptation, forment la partie claire de l'autoconscience. S'apercevant que les mouvements suivent leurs images, elle admet le principe de la causalité et trouve en elle-même la cause des impressions musculaires ; n'y trouvant pas la source des impressions nerveuses, elle la suppose hors de soi, et arrive ainsi à l'idée du monde extérieur et, partant, aux idées opposées du moi et du non-moi. On voit que cette opposition n'est qu'une illusion de la conscience : au fond et en réalité, l'individu ne diffère en rien du monde extérieur, et, comme s'exprime fort heureusement l'auteur, « toutes les lignes des forces de la nature se prolongent dans le sein de l'individu ». De toutes les molécules de l'univers, qui toutes sont étroitement liées entre elles, seules celles qui sont situées à une petite distance l'une de l'autre parviennent à se rendre compte de cette liaison.

Comme la conscience du moi est la plus haute forme de la conscience locale, de même la plus haute forme de la conscience individuelle serait l'absorption du monde extérieur par l'individu, une sorte de panthéisme non mystique ; les organismes bien portants sont, en effet, altruistes. — Que maintenant les nerfs conduisent mal les excitations extérieures, que les centres sensoriels du cerveau se trouvent hébétés, que les centres plus hauts transforment lentement les impressions en idées et jugements, qu'ils en tirent difficilement les volitions, — et que, en général, la substance grise fonctionne anormalement, ce qui a généralement lieu chez un dégénéré, — et l'importance du monde extérieur dans la vie de l'individu décroît aussitôt. Quand, à ces lésions, s'ajoutent encore des troubles des fonctions intérieures de l'organisme, qui poussent la cénesthésie sur le devant de la conscience, le malade tombe dans l'indifférence à l'égard du monde environnant, sa pensée est occupée exclusivement par le moi, il devient égotiste. En voici les symptômes : égoïste, l'homme se forme une idée exagérée de sa personne et de l'importance de sa fonction, qui le conduit jusqu'au mépris de toute autre et à l'indifférence à l'égard de la société; des conditions favorables évoquent sur ce terrain des penchants immoraux et antisociaux. Recevant des excitations affaiblies, un égotiste est consumé par la soif des impressions violentes et toujours nouvelles, tourmenté par la manie de négation ; ce qui répugne aux hommes sains, lui paraît délicieux et beau: dans les hôpitaux il se régale des excréments. Ayant une connaissance inexacte et insuffisante des conditions extérieures, il ne peut pas s'y bien adapter (M. Nordau est partisan de l'adaptation par la conscience et la volonté, qui devrait compléter la théorie darwiniste, et consacre à cette question quelques remarques précieuses dans son IIe volume, p.34) et par conséquent subit beaucoup de souffrances et devient mécontent de la vie; cela le pousse à détruire, penchant qui n'est pas entravé par l'idée des souffrances de ses semblables, les impressions lui arrivant en général affaiblies et décolorées.

Du reste, le pessimisme lui-même présente, aux yeux de M. Nordau, un stigmate à part de la dégénérescence : un organisme sain — dit-il — ne tolère que le développement des instincts qui peuvent être satisfaits dans les conditions données, il a donc toujours plus de joies que de souffrances ; dans un organisme malade, le manque de volonté et l'insuffisante connaissance des conditions permettent l'apparition de désirs, qui sont ou bien impossibles à satisfaire, ou bien dont la satisfaction produit ensuite dans l'organisme des effets funestes : c'est pourquoi la quantité de ses souffrances surpasse celle de ses plaisirs. M. Nordau attache encore une grande importance aux déviations des instincts sexuels, qu'il retrouve presque chez tous les artistes dégénérés ; il constate que le rôle joué par la femme dans la vie d'un homme sain est loin d'être aussi grand que pour un malade.

Ses points de vue ainsi déterminés, M. Nordau entreprend avec le lecteur une promenade à travers la grande cité de la littérature de ce siècle et cloue impitoyablement à chaque porte l'inscription : telle ou telle division de l'asile des aliénés. Déjà dans le romantisme il trouve tous les signes de la dégénérescence : le mysticisme, les visions amoureuses, l'incapacité d'adaptation, la raison dominée par la passion, l'étrange sympathie envers le crime aux formes artistiques, personnifié dans la renaissance italienne. Et il considère comme descendants directs du romantisme les préraphaélites anglais et les parnassiens français, et par leur intermédiaire la littérature contemporaine tout entière.

Ainsi, les préraphaélites ; comme peintres, par leur théorie de l'absolue prédomination de l'idée sur la forme, prouvèrent qu'ils ne saisissaient pas assez clairement la différence entre l'art de la peinture et celui de l'écriture, car c'est le dernier seul qui peut ne point se soucier de la forme; ils trahirent ainsi leur nébuleuse façon de penser, comme ils trahirent leur mysticisme par le goût du moyen-âge et leur manque d'attention (laquelle consiste à séparer les impressions importantes des secondaires) par l'absence de perspective; comme poètes, ils vécurent dans le monde surnaturel et amoureux, comme Rosseti, ou bien se plaisaient à l'immoralité et aux extravagances, comme Swinburne.

Les symbolistes sont atteints de l'association d'idées chaotiques et de l'écholalie; échauffés par les sentiments religieux et amoureux en même temps, ils haïssent l'impassible science moderne; ils ont des idées d'une originalité bizarre et d'un égotisme minutieux. Leur fraction, les instrumentistes (René Ghil) commettent la faute des préraphaélites pour la parole et la musique : ils en méconnaissent les limites. Leur chef, Verlaine, est un vagabond, un alcoolique, un psychopathe sexuel qui fut frappé de condamnations judiciaires, un criminel — né au physique. Les symbolistes, ainsi que les préraphaélites présentent les exemples typiques des groupes artistiques artificiellement formés.

Tolstoï se distingue, comme écrivain, par une imagination féconde et une recherche des détails minutieuse, mais il est incapable de les réunir en ordre, ce qui prouve le manque d'attention ; comme philosophe, il préconise d'abord la mortification de la chair, ce qui est tout simplement la réaction contre la domination exercée par la femme sur son imagination, et la peur qu'elle ne soit exercée sur sa volonté ; il est un adversaire mystique de la science, souffre de la manie de négation et d'investigation, du pessimisme; s'il aime ses semblables, c'est par émotivité, sans plans positifs arrêtés par la volonté.

Quant à Richard Wagner, son « art de l'avenir » doit être un mélange de tous les arts, donc un retour atavistique au passé lointain des quelques fêtes de Bacchus; sa « mélodie infinie » est analogue au manque de perspective dans la peinture et atteste l'impuissance à séparer les impressions les plus importantes du chaos de l'association ; le « leitmotiv » est encore une erreur du penser mystique analogue à celle des préraphaélites et des instrumentistes : il confond la poésie et la musique. La femme est pour Wagner un sphinx tout-puissant et énigmatique : il est donc passiviste ou masochiste, dans le sens donné à ces mots par Krafït-Ebing. Il a une idée fixe : la conception religieuse par la rédemption; atteint de mégalomanie, d'un anarchisme impulsif, la vie contemporaine lui était d'ailleurs peu compréhensible, ce qui le faisait puiser ses thèmes dans les légendes anciennes.

La liste des formes parodiées du mysticisme se compose : du spiritisme, de l'occultisme, de la sorcellerie; suivent : Joséphin Péladan, d'ailleurs un psychopathe sexuel atteint du dédoublement de la personnalité ; Maeterlinck, un écholalique et mystique enfantin ; Walt Witman (le poète révolutionnaire américain), un rêveur altruiste, anti-social à cause de l'inconsistance de ses rêves. L'antisémitisme allemand (probablement aussi le français, le russe, etc.) c'est la manie de persécutions; le végétérianisme, les vêtements de Joeger, le traitement de Kneipp, l'antivivisectionnisme, le chauvinisme allemand, présentent autant de symptômes de l'hystérie épidémique. Et Wagner les partageait presque tous !


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