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La psychiatrie et la science des idées - Partie 1

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1895, par Krauz C.

Une des parties les plus importantes de ces sciences, dont les contours commencent à se dessiner dans l'immense domaine de la sociologie, est celle qu'il serait facile de baptiser en allemand du nom de Ideenkunde et à laquelle on est peut-être forcé, pour éviter un nom qui pourrait provoquer des confusions à cause du sens donquichottesque qu'on lui attribue depuis Napoléon, l'idéologie de donner en français l'appellation composée: la science ou l'étude des idées. Son importance résulte de ce fait que chaque phénomène social est accompagné d'une idée ou, tout au moins, des éléments psychologiques de formation de l'idée ; chaque mouvement social (j'entends ici par mouvement une suite de phénomènes) d'un système d'idées avec ses connexes inconscients ; et elle est destinée à croître à mesure que l'on reconnaîtra l'intervention dans la vie sociale des idées comme forces réelles, et qu'on renoncera à les envisager comme simples et secondaires épiphénomènes.

Comme les éléments de la sociologie reposaient, indépendants les uns des autres, dans plusieurs disciplines d'origine antérieure, dont les principales sont l'économie politique, la statistique, l'anthropologie, la philosophie biologique et la psychologie, et portés par divers courants de rénovation sociale se rencontrèrent pour donner naissance à une synthèse nouvelle, de même la science des idées sortira, comme une science à part, des nombreux domaines où elle se trouve maintenant disséminée. Les théories juridiques, surtout celles du droit politique, la théologie et la morale, l'histoire de la philosophie, la critique littéraire et dramatique, l'esthétique, ont fait, chacune de son côté et sans se soucier des autres, de la science des idées; de sorte que dès son apparition un énorme bagage de traditions souvent contradictoires pèse sur elle, bagage dont elle a, pour progresser, avant tout, besoin de se défaire en grande partie, dont elle doit relier solidement et adroitement le restant suivant les affinités naturelles pour en faire les bases de sa propre méthode. Contribuer à l'établissement de sa méthode, qu'elle n'a presque pas encore, c'est pour le moment le moyen le plus efficace d'assurer le progrès de la science des idées; et il résulte de ce que je viens de dire, qu'il est nécessaire dans ce but d'éliminer tout d'abord les méthodes léguées à cette science par ses devancières et qui ne peuvent plus répondre à ses besoins.

Je me propose donc de faire la critique d'une méthode que voudrait imposer à l'étude des idées une science qui, d'ailleurs, n'entra dans ce domaine que tout récemment ; il est vrai qu'en récompense elle le prit d'assaut au son de fanfares retentissantes accompagnées des éblouissantes fusées d'ingénieux paradoxes; j'ai nommé la psychiatrie.

Elle fut conduite au feu par César Lombroso. Ce savant eut le rare bonheur de trouver le terrain bien préparé à l'action de ses théories, qui devinrent ainsi le centre de groupement d'une école nombreuse et nettement caractérisée. Même avant que sa théorie de transmission de la pensée et de sa transformation dans les autres formes de l'énergie amenât sous l'autorité de son nom les médianistes, qui y trouvèrent une arme scientifique, il était déjà célèbre dans la science officielle pour avoir marqué les criminels et les génies de l'innée malédiction de la dégénérescence. Cette invention fut saisie avec empressement et développée par un grand nombre de médecins et anthropologues, presque exclusivement italiens et français. Ils élargissent les murs des hôpitaux et des cliniques, en y faisant entrer les déviations de la norme habituelle dans les divers domaines; et tout récemment un des plus hardis et des plus originaux entre d'eux, non français, celui-ci, mais depuis longtemps établi en France, tira de la doctrine de Lombroso des conséquences très avancées, en s'attaquant à la bonne réputation des traditionnelles maîtresses des peuples : littérature, art et indirectement philosophie.

M, Max Nordau, l'auteur des Paradoxes et des Mensonges conventionnels, affirme d'une manière catégorique dans la dédicace adressée à Lombroso de son dernier ouvrage : Dégénérescence, que « les dégénérés ne forment pas seulement des prostituées, des criminels, des anarchistes et des fous déclarés; ils deviennent aussi écrivains et artistes. » — En fondant cette découverte, il se propose de remplir une lacune dans « le solide édifice » du système de son cher et honoré maître ; de plus, il présentera une des premières tentatives d'une critique littéraire et artistique véritablement scientifique, complètement objective. Il est vrai que, chemin faisant, il n'hésitera pas à traiter de mystiques dégénérés atteints d'une chaotique association des idées.... tous les spirites, en commençant par les théoriciens, comme Zoellner, et en terminant par le rénovateur de l'envoûtement, M. de Guaita, donc la légion tout entière où Lombroso vient de s'engager; appréciation qui, provenant d'un adepte conséquent de Lombroso, ne manque pas de provoquer quelques doutes sur la solidité du système édifié. Mais malgré cette malice du sort, le livre de M. Nordau produit une forte impression première, se distingue de prime abord par une grande unité de tendance et exhale l'hospitalière odeur de la sainte objectivité, ce qui ne fait qu'augmenter la nécessité d'analyser ses procédés d'analyse, qu'il considère comme seuls légitimes dans la critique littéraire et artistique et, indirectement, dans le domaine entier que nous avons appelé : la science des idées. — On m'excusera de commencer par un exposé des théories de l'auteur, dont j'ai besoin pour la clarté de ma critique.

Nous vivons, dit M. Nordau, dans une époque que le langage quotidien définit par la locution fin de siècle, empruntée au peuple chez qui cet état apparut le plus tôt. Cette expression appliquée dans une foule de circonstances-variées, signifie en général l'infraction aux idées établies de la morale et de la bienséance, l'abandon pratique de la culture traditionnelle qui, théoriquement, est encore censée obliger. Il s'écroule quelque chose dans l'ordre séculaire, comme si la continuité était, interrompue entre le passé et l'avenir, comme si les murs de toute tradition étaient fêlés par la force d'une secousse. Ce n'est plus le wagnérien « crépuscule des dieux »; c'est le crépuscule du peuple. Les nuages amoncelés sur le ciel sont enflammés d'une lueur terrible mais magnifique, comme après l'éruption du Cracatoa; des ombres profondes planent sur la terre, qui dissolvent toute forme définie, qui détruisent toute assurance et évoquent toutes les conjectures. Les hommes n'ont aucun goût ni conviction fixe ; ils s'efforcent d'imiter des modèles les plus divers, et souvent contradictoires. Le costume, l'habitation, toutes les habitudes d'un homme civilisé de nos temps présentent une mosaïque bizarre de tous les siècles et pays ; les livres préférés sentent, à la fois, la sacristie, le boudoir et le fumier; la peinture est dominée par l’impressionnisme criard ou par la nébulosité d'un Puvis de Chavannes ; Wagner est le roi en musique. Personne n'est personnel, quoique tout le monde veuille être original.

Ces phénomènes, que les esprits superficiels attribuent simplement au caprice, à la passion du nouveau, à l'imitation, sont en réalité autant de symptômes d'une maladie des masses, dont le diagnostic est : la dégénérescence et l'hystérie qui, aux cas où elle apparaît plus faible, peut être appelée neurasthénie. La dégénérescence est, selon la définition de Morel — qui est le créateur de ce terme — une déviation maladive du type donné de l'espèce, déviation qui rend l'individu atteint moins apte à remplir les fonctions imposées par les conditions de l'existence; elle se traduit généralement par le retour aux formes abandonnées depuis longtemps par le développement de l'espèce. En conséquence, il existe des signes corporels, nommés stigmates, qui désignent infailliblement un dégénéré; et il serait très aisé de reconnaître la dégénérescence chez la plupart des chefs des tendances intellectuelles contemporaines en soumettant leur constitution à l'examen anatomique, — ce qui est, de leur vivant, évidemment impossible. Heureusement, la science a observé et constaté, outre les stigmates corporels, les stigmates psychiques de la dégénérescence, qui se rencontrent habituellement dans les hôpitaux en compagnie des signes corporels ; ce sont les suivants : avant tout, un égoïsme démesuré, puis l'impulsivité et l'émotivité ; sur cette base s'élève le principal stigmate psychique: l'absence du sentiment de morale et de droit, la « moral insanity » de Maudsley, dont la forme la moins aiguë est la tolérance et la « compréhension » des crimes et des bestialités. Un dégénéré se distingue ensuite par la paresse, qui va parfois jusqu'à l'absence totale de volonté, liée avec les rêves stériles, avec des doutes infinis et des méditations profondes sur chaque bagatelle ; il a souvent des idées fixes. Enfin, le mysticisme présente un des stigmates principaux.

M. Nordau se fait fort de prouver que la majorité des initiateurs de diverses tendances nouvelles est atteinte de ces signes de dégénérescence, qui ne les empêchent nullement d'avoir du talent et même d'être des génies (d'un genre spécial, il est vrai). Quant à la foule, qui les suit et les imite, elle souffre de l'hystérie, ou au moins de la neurasthénie. Cette maladie peut être reconnue à une impressionnabilité démesurée accompagnée d'insensibilités partielles, à un égoïsme qui se manifeste principalement par un désir violent d'attirer par un moyen quelconque l'attention de l'entourage, enfin à la grande facilité que montrent les hystériques et les neurasthéniques à subir la suggestion, ce qui en fait les meilleurs imitateurs. Les hystériques exercent souvent entre eux une attraction réciproque, comme l'a prouvé l'étude spéciale d'un phénomène clinique appelé par Régis « folie à deux » ; on retrouve ce phénomène dans la formation des écoles artistiques contemporaines. Autrefois, les membres d'une école se développaient indépendamment les uns des autres et seulement plus tard l'histoire les classait dans une seule catégorie ; aujourd'hui, un initiateur dégénéré prononce un mot d'ordre qui attire une poignée d'hystériques ; ils se donnent en toute conscience une dénomination spéciale, établissent une hiérarchie intérieure et se séparent d'une façon tranchée du monde intellectuel tout entier. Évidemment, les sincères seuls sont dans ce cas malades, et « il faut — dit l'auteur — distinguer les fondateurs des religions et ses apôtres de la canaille (Janhagel), pour laquelle il ne s'agit que de la pêche miraculeuse et de la multiplication des pains ».

Après avoir remarqué que les anomalies psychiques n'apparaissent jamais isolées, mais toujours sur un terrain général favorable à toutes sortes d'anomalies, M. Nordau rappelle, cependant, que telle forme de déviation peut se trouver dominante chez telle espèce de malades, et divise sur cette base tous les artistes et penseurs dégénérés en deux catégories principales : les mystiques et les égotistes. Voici les curieuses explications psycho-physiologiques qu'il donne de ces deux maladies mentales.

Le mysticisme, c'est un état d'âme où l'on croit reconnaître ou avoir le pressentiment de rapports inconnus et inexplicables entre les phénomènes, où l'on voit dans les faits réels des allusions aux mystères et où on les considère comme des symboles, à l'aide desquels une force obscure cherche à dévoiler ou tout au moins à donner à entendre toute sorte de choses miraculeuses » (éd. allemande, t.1, p.86). Un pareil état provient, on va le voir, du manque d'attention. Les cellules de la substance grise du cerveau sont douées de la faculté de se souvenir des impressions reçues de l'extérieur par l'intermédiaire des nerfs; et comme l'excitation reçue par une des cellules se communique aux cellules voisines en diminuant de force, tout comme les ondes après la chute d'une pierre dans l'eau, l'idée n'apparaît jamais seule, mais attire toujours d'autres idées. Nos sens nous amenant sans cesse et simultanément une foule d'impressions, les courants des idées parcourent la conscience dans diverses directions, s'entrecroisent et provoquent une association illimitée des idées ; et grâce à la faculté que possèdent les fils nerveux unissant les cellules de se souvenir en quelque sorte et de laisser plus facilement passer l'impression qui les a déjà une fois parcourus, ces courants choisissent la direction de la moindre résistance et suivent toujours les mêmes chemins, selon les quatre lois de l'association de Wundt : la simultanéité dans le temps, le voisinage dans l'espace, l'analogie et le contraste. Le jugement consiste en l'apparition simultanée au premier plan de la conscience de deux idées, celle du sujet et celle du prédicat; on voit donc que l'association des idées illimitées empêche un jugement clair et défini. Il n'est possible que grâce au concours de l'attention, qui est, selon la définition de Ribot, l'adaptation voulue de la conscience à une idée dominante. Adaptation voulue, ajoute M. Nordau, mais pas du tout accidentelle : car une cellule recevant une excitation plus forte, l'impulsion de la volonté dilate les artères qui lui amènent le sang, et y provoque une activité plus intense, tandis que, les vaisseaux sanguins des autres cellules se trouvant rétrécis, leur activité diminue nécessairement. De cette manière, la volonté limite l'association des idées conformément aux besoins, et concentre tout le travail intellectuel sur une idée, jusqu'à ce qu'elle aboutisse à la clarté complète et se trouve ainsi épuisée ; elle bannit en même temps de la conscience toutes les images qu'elle ne peut complètement éclaircir dans un moment donné.


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