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De la règle des mœurs - Partie 1

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1877, par Bouillier F.

Nous n'avons pas la prétention de dire quelque chose qui soit tout à fait nouveau sur un pareil sujet ni d'ajouter un autre système à tous ceux dont la morale, dont le souverain bien, le juste et l'injuste, ont été l'objet. Notre unique but est de mettre, s'il est possible, en une plus grande lumière, l'unique et solide fondement sur lequel repose, suivant nous, la règle prochaine et immuable des mœurs, en évitant le double écueil d'un spiritualisme nuageux ou d'un empirisme grossier. Il s'agit seulement de retoucher ou de retrancher quelques traits défectueux, dans des systèmes avec lesquels nous sommes d'ailleurs d'accord sur le fond même des choses.

Ces systèmes que nous tenons pour seuls vrais, entre tous les autres, sont ceux qui admettent quelque chose de fixe et d'invariable dans les principes de la morale, quelles que soient les erreurs qu'on puisse leur reprocher dans la manière dont ils entendent et déterminent leurs conditions, leur origine et leurs fondements. Nous considérons au contraire comme faux les systèmes qui affranchissent l'homme de toute règle naturelle et qui font dériver les lois morales de l'éducation, des mœurs, des coutumes, des inventions humaines, de la volonté des législateurs, sans nulle autre fin que l'utilité individuelle ou sociale. Ces systèmes qui excluent toute considération du bien et de l'honnête en soi, sont ceux que comprend Cicéron sous la qualification sévère, mais non imméritée, de fins dans lesquelles l'honnêteté n'entre pour rien, fines expertes honestatis.

Sans doute, il y a beaucoup de vrai dans tout ce qu'ont dit les sceptiques et les philosophes empiriques des variations et des contradictions des jugements entre les individus et des peuples sur le juste et l'injuste. Assurément ni Montaigne, ni Pascal, ni Locke, ne se trompent tout à fait, quand ils nous montrent une certaine justice qui change suivant les temps, suivant les degrés de latitude et les chaînes de montagnes. Mais aussi, d'autres n'ont pas moins bien montré, à travers tous ces changements, des traces persistantes dans la conscience humaine de quelque chose qui n'a pas cessé d'être bien et mal, depuis qu'il y a des hommes, et de faire partie d'un symbole de morale commun à toute l'humanité de tous les temps et de tous les lieux. Nul, en dernier lieu, n'a mieux fait cette démonstration que M. Janet qui l'a si bien renouvelée et fortifiée dans son ouvrage sur la Morale. Nous croyons inutile d'y revenir; nous l'acceptons comme bien faite et nous passons outre, pour rechercher quelle est cette règle des mœurs qui n'a jamais cessé de s'imposer à l'homme, sur quoi elle se fonde et d'où elle tire son immutabilité.

Parmi les systèmes idéalistes ou spiritualistes, qui ont le mérite de proclamer l'existence d'une semblable règle, les uns ont le tort d'abandonner aussitôt l'homme et la conscience pour aller chercher, beaucoup trop haut et beaucoup trop loin, à notre avis, la raison et la règle de ses devoirs les autres, au contraire, se contentent de poser la règle comme absolue, sans en chercher la raison, comme se suffisant à elle-même, sans lui donner aucun point d'appui ni dans l'homme ni en Dieu.

Les premiers, sans nulle préparation, nous transportent d'abord hors de nous-mêmes, au sein du souverain bien, de l'ordre universel, de la fin dernière de toutes choses, de l'essence même de Dieu ou de sa volonté. Mais quand on est monté jusque-là, à leur suite, et d'une façon plus ou moins hasardeuse, il n'est pas facile d'en redescendre, par une déduction sûre, pour revenir modestement aux devoirs de l'homme envers lui-même ou envers les autres. Que si cependant on semble réussir en une pareille démarche, ce n'est jamais, si l'on y prend garde, qu'à la condition de rentrer bien vite là, d'où à tort on était sorti, c'est-à-dire dans la nature humaine et dans la conscience. Mais il reste de cette méthode des obscurités et des nuages que ne dissipent nullement certaines métaphores, telles que révélation surnaturelle, illumination d'en haut, impression de la divinité, qui nous valent, de la part des écoles empiriques et positivistes, ces reproches de mysticisme, dont elles sont si prodigues, qui sont si fort à la mode et qui suffisent à condamner sommairement, sans plus ample information, toute doctrine qui s'élève au-dessus de l'empirisme. L'autre erreur consiste à ne rattacher à rien, ni à Dieu ni à l'homme, cette règle suprême, et à la laisser, pour ainsi dire, suspendue dans le vide. Tel est le reproche qu'on peut faire à Kant dont l'impératif catégorique n'est qu'une forme pure, un concept vide de l'entendement. Nous trouvons une doctrine semblable dans le Traité des facultés de l'âme de M. Garnier qui fonde aussi la morale sur une conception idéale de la vertu, originale, à priori, comme la conception mathématique idéale du triangle ou de la ligne. A quel titre, selon ces philosophes, s'impose absolument à notre volonté ce commandement absolu du devoir ou de la vertu? D'où vient-il? quel en est le légitime fondement? Ils laissent ces questions sans réponse, si bien que ce commandement absolu, mais arbitraire, sans titre et sans raison, ressemble, comme l'a dit M. Janet, à celui d'un maître à un esclave et rappelle les caprices de la dame romaine de Juvénal:

Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluptas.

Nous croyons qu'il est possible, au grand avantage de la science de nos devoirs, d'éviter l'un et l'autre écueil. Sans se suspendre à l'absolu, sans escalader le ciel, sans interpréter à notre guise les mystères de l'ordre universel et de la fin dernière des choses, en demeurant au sein de l'homme lui-même, nous pouvons trouver une règle prochaine, immédiate, qui néanmoins nous oblige, qui soit immuable, et dont nous voyions clairement la raison. Non-seulement en effet cette règle n'est pas loin de nous, mais elle est en nous; non-seulement elle est en nous, mais elle n'est pas autre, dans son essence même, que notre propre nature. C'est notre nature, en effet, qui est à la fois sa forme et son contenu. Est-ce donc à dire qu'elle soit dans la dépendance de tout ce qui change en nous, de nos passions, de nos caprices, de nos intérêts, comme le prétendent les philosophes empiriques dont tout d'abord nous nous sommes hautement séparés? Cette conséquence s'imposerait à nous sans doute, si en effet tout dans l'homme était variable et changeant. Mais n'y a-t-il donc rien en lui qui demeure le même, au milieu de ce qui change? Sa nature, son essence même, sont-elles donc variables comme les lois ou comme les modes? Sur cette essence immuable nous croyons pouvoir fonder une règle immuable. Cependant, pour prévenir les fausses et les mauvaises interprétations, il importe de bien définir ce qu'il faut entendre par cette nature de l'homme qui doit être, selon nous, son unique règle et sa loi suprême.

Après Aristote, après les Stoïciens, après l'École, Jouffroy, à son tour, a démontré avec une force irrésistible le rapport qui existe entre la nature d'un être et sa fin, l'identité de sa fin et de son bien.

On ne peut mieux que lui justifier la vieille maxime: la fin se réciproque avec le bien. Comment, en effet, s'arrêter à la pensée d'un être qui, agissant conformément à sa nature, agirait contrairement à son bien? Agir conformément à sa nature, comme disaient les Stoïciens, voilà le grand précepte qui, bien compris, doit enfermer la morale tout entière, tous les devoirs et toutes les vertus. On a quelquefois agité la question de savoir à quel degré d'âge, à quel degré de civilisation, un individu commence à devenir un être moral, responsable de ses actions. Nous croyons que ce grand devoir d'agir conformément à notre nature, précisément parce que nous le portons avec nous, et au-dedans de nous-mêmes, s'impose à tous, sans exception, même aux sauvages les plus voisins de la brute, même aux enfants, dès une époque que nous ne prétendons pas déterminer, mais certainement avant l'âge de raison marqué par les théologiens. Nous dirions volontiers avec Descartes, que l'idée de justice est contemporaine de l'idée de nous-mêmes. Avec la faculté de se guider, quelque faible qu'elle soit encore, faculté qui comprend à la fois deux choses, un certain degré de liberté et de lumière, commence l'obligation d'agir conformément à ce que nous sommes, obligation qui ira en s'éclairant et en croissant, au fur et à mesure de la révélation progressive de l'homme à lui-même, par la conscience de plus en plus complète de sa nature et de la dignité qui lui est propre.

On a pu reprocher à Jouffroy de n'avoir pas fait assez exactement la détermination de cette nature qui est la forme même du bien. Par là, il s'est attiré des objections et des critiques que nous espérons éviter. En effet il a eu le tort de comprendre en bloc, pour ainsi dire, dans notre nature tous les éléments qui sont en nous, comme s'ils y étaient tous au même rang, comme s'ils étaient tous de même valeur. Tout ce qui est dans l'homme est bien de l'homme sans doute, mais n'est pas ce qui fait véritablement partie intégrante de sa nature propre, c'est-à-dire de ce qui le caractérise entre tous les êtres de l'univers.

Voici, en effet, la méthode tracée par l'auteur du Cours de droit naturel. Il suffit, dit-il, pour savoir quelle est la nature de l'homme, de faire un exact dénombrement de ses tendances primitives et des facultés par où elles reçoivent satisfaction. S'il y en a dix, il faut en faire entrer dix, ni plus ni moins, dans notre nature. Mais qu'une seule soit omise, il résultera une notion fausse et incomplète de notre nature et, par une inévitable conséquence, une notion fausse de notre bien et de nos devoirs.

En plaçant de la sorte indistinctement dans la satisfaction de toutes nos tendances l'accomplissement de la fin de l'homme et son bien, sans marquer assez nettement la différence entre les unes qui doivent prédominer et les autres qui doivent être combattues et maintenues à un rang inférieur, Jouffroy a encouru, de la part d'un certain nombre de critiques, le grave reproche d'avoir amnistié tous nos penchants et d'aboutir à une sorte de fouriérisme, après avoir si bien combattu la morale de l'intérêt et de la passion. Il est vrai que, pour échapper, à ce qu'il semble, à cette conséquence, Jouffroy a modifié cette première forme de son système moral, en assignant à l'homme la formation de la personnalité pour fin définitive, au lieu de la satisfaction de toutes nos tendances. Mais on ne voit pas bien comment cette modification s'accorde avec ses prémisses et d'ailleurs elle prête elle-même à d'autres critiques.


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